Robert Steuckers:
De quelques questions géopolitiques inhabituelles
Entretien accordé à J. P. Zúquete, dans le cadre d’un mémoire universitaire
Acceptez-vous l’étiquette de “nouvelle droite”?
Personne
dans la “nouvelle droite” ou en marge de celle-ci n’a jamais accepté
l’étiquette, inventée par les journalistes dénonciateurs du Nouvel Observateur
de Paris en 1979. Seul peut-être Jean-Claude Valla, aujourd’hui décédé,
a-t-il profité de ce label pour ancrer son équipe dans le paysage
journalistique français, à une époque où elle investissait le Figaro Magazine.
Dans le cadre de ce nouvel hebdomadaire à succès, dirigé par Louis
Pauwels, cette étiquette pouvait séduire. Aujourd’hui, il convient de
dire tranquillement qu’elle n’est plus de mise, qu’elle est une sorte de
vocable-reliquat, de joujou idéologique pour faire mousser les
dinosaures d’une gauche hystérique et groupusculaire, généralement
utilisée par les services pour perpétrer des “coups tordus”. L’évolution
ultérieure de quasi tous les animateurs du “Groupe de Recherche et
d’Etudes pour la Civilisation Européenne” (ou GRECE) et, même, du “Club
de l’Horloge” (qui en était distinct à partir de la fin des années 70), a
amené leurs réflexions bien au-delà de l’ensemble circonscrit des
droites françaises, sans pour autant nier certaines bases théoriques qui
sont soit conservatrices au sens le plus général du terme, soit
nationalistes-révolutionnaires, au sens proudhonien du terme ou au sens
du non-conformisme des années 30. Alain de Benoist, qui aime qu’on
écrive de lui qu’il est une “figure de proue” de ce mouvement dont il
récuse pourtant l’étiquette, ne peut plus, aujourd’hui, être considéré
comme appartenant au champ des droites françaises, vu qu’il s’est très
nettement démarqué de l’actuelle idéologie dominante, le
néo-libéralisme, flanqué de son cortège d’idéologèmes boiteux et de
nuisances idéologiques que l’on appelle le “politiquement correct”.
Les animateurs de la “nouvelle droite” (selon l’étiquette forgée par le Nouvel Observateur)
n’ont donc pas adopté les schèmes du néo-libéralisme, toutes variantes
confondues, et n’ont jamais embrayé sur la vague néo-atlantiste que l’on
observe en France depuis l’arrivée de Mitterrand au pouvoir en 1981,
vague qui s’est renforcée et a submergé les ultimes redoutes du
gaullisme de tierce voie. En critiquant le néo-libéralisme, comme
nouvelle idéologie nuisible et posée par ses thuriféraires comme
universaliste, et en refusant la logique atlantiste, ces animateurs dits
“néo-droitistes” ont forcément emprunté des formes critiques auparavant
ancrées à gauche de l’échiquier idéologique français et abandonné
l’anti-gaullisme des vieilles droites françaises pour opter en faveur
d’une sorte de néo-gaullisme, hostile aux politiques suggérées par
l’hegemon américain depuis Carter et Reagan. La critique du
néo-libéralisme (toutefois assez insuffisante au sein de l’actuelle
“post-nouvelle-droite” quant au nombre de textes fondateurs) et le rejet
de l’atlantisme des post-gaullistes et des socialistes font que les
avatars actuels de la “nouvelle droite” —fustigée par les journalistes
du Nouvel Observateur en
1979— sont l’expression d’une fusion originale d’éléments auparavant (et
apparemment) hétérogènes. Par rapport à ce qu’elle a pu être
éventuellement dans sa préhistoire (années 60 et première moitié des
années 70) ou à ce qu’elle était quand une partie de ses animateurs
investissait avec Jean-Claude Valla le Figaro Magazine
de Louis Pauwels, le mouvement pluriel (à têtes multiples) que l’on
appelle toujours par convention et par paresse intellectuelle la
“nouvelle droite” constitue aujourd’hui une synthèse nouvelle, qui opère
des convergences, mais toujours partiellement, avec des mouvements
issus de milieux complètement différents, ancrés ailleurs avant 1979 ou
nés de circonstances nouvelles, propre aux années 90 du 20ème siècle ou
aux quinze premières années du 21ème.
Reste
aussi à signaler que les rangs de la génération fondatrice se sont
éclaircis, par la force des choses, et que les réflexes politiques et
les sentiments de ces anciens ne sont plus nécessairement partagés par
des générations nouvelles (moins nombreuses toutefois) qui,
sociologiquement parlant, ont eu d’autres jeux, d’autres distractions,
vécu au sein d’un système scolaire différent (et surtout déliquescent),
se sont plongées dans l’univers de l’informatique puis du multimédia,
n’ont plus que de vagues souvenirs des réalités si pesantes, si
déterminantes, d’avant 1989 (guerre d’Algérie, décolonisation, Rideau de
Fer, bloc soviétique, etc.).
J’appartiens
évidemment à une fournée tardive qui s’est forgé dès la prime
adolescence une vision du monde alternative, disons, à partir de l’année
1970, où j’avais quatorze ans. La période de maturation première et
confuse s’est déroulée jusqu’en 1974, année où j’achève mes secondaires
et où je rentre à l’université. Dès 1974, ma vision philosophique et
politique se précise grâce à des amis comme Bernard Garcet, Frédéric
Beerens, Alain Derriks, etc. Ces citoyens belges ne sont évidemment pas
marqués par les événements d’Algérie, comme leurs contemporains
français, et ne raisonnent jamais selon les clivages habituels du monde
politique français, en dépit de la très forte influence de la presse et
des médias français sur la partie francophone de la Belgique (j’étais le
seul qui lisait en néerlandais et en allemand, vu que j’étudiais les
langues). Garcet s’intéressait surtout à l’école italienne (Mosca,
Pareto), Beerens aux sciences de la vie (Konrad Lorenz, Robert Ardrey),
Derriks, journaliste de formation, aux idéologies politiques, à
l’actualité la plus brûlante. C’est dans nos échanges hebdomadaires, ou
au cours de voyages, où nous commentions nos lectures et l’actualité,
que mes options personnelles se sont consolidées entre 1974 et 1980,
années où, justement, la géopolitique revient à l’avant-plan, surtout
parce que depuis le coup de Kissinger, qui parvient en 1972 à s’allier à
la Chine maoïste, on s’aperçoit, d’abord timidement, que les critères
géopolitiques pèsent plus lourd que les positions idéologiques. Derriks
et moi potasserons —suite à un article de la revue évolienne et
“traditionaliste-révolutionnaire” Totalité, animée par Georges Gondinet, Philippe Baillet et Daniel Cologne— le travail du général italien Guido Giannettini (Dientre la Granda Muraglie)
qui fut quasiment le premier à préconiser un renversement d’alliance
pour l’Europe: si les Etats-Unis, sous l’impulsion de Kissinger et de
Nixon, s’alliaient à la Chine pour faire pression sur l’Union Soviétique
et pour se maintenir par la même occasion en Europe occidentale, il
fallait, sans adopter nécessairement le système économique communiste,
s’allier à Moscou pour fédérer les peuples de souche européenne dans la
partie septentrionale de l’Eurasie. Jean Parvulesco et Jean Thiriart
emboîteront le pas. Par ailleurs, Alexander Yanov, un dissident libéral
soviétique exilé en Californie, hostile au néo-slavisme officiel en
plein développement dans l’URSS d’alors, démontrait que la
néoslavophilie du régime et de la dissidence enracinée s’opposait à un
occidentalisme russe présent dans la dissidence (Sakarov) et dans le
PCUS au pouvoir. Notre position face à cette première définition par le
libéral-occidentaliste Yanov de la “Russian New Right” (1): soutenir la
néo-slavophilie dans le régime et dans la dissidence, chez Valentin
Raspoutine, primé en URSS, et chez Soljénitsyne, exilé dans le Vermont.
Position implicitement partagée par de Benoist (qui recense l’ouvrage de
Yanov dans les colonnes du Figaro Magazine)
et par l’observateur du monde slave dans la presse non conformiste
allemande de l’époque, Wolfgang Strauss, ancien déporté du Goulag de
Vorkhuta, qui n’a cessé de plaider pour une alliance de tous les
slavophiles.
Les travaux géopolitiques de Jean Thiriart ont-ils influencé vos thèses sur l’Europe?
Jean
Thiriart n’a pas, à proprement parlé, rédigé de travaux spécifiquement
géopolitiques. Dans les années 60, à l’apogée de son engagement
politique sur la petite scène belge (assurément trop étroite pour lui!),
il a cependant montré qu’il avait du flair en la matière. Dans l’espace
de plus en plus réduit de ceux qui déploraient la défaite européenne
(et non pas seulement allemande) de 1945, Thiriart, qui avait horreur
des nostalgies qu’il considérait comme des anachronismes incapacitants,
voulait réconcilier les volontés, de gauche comme de droite, rejetées
dans les marges de nos mondes politiques au moment où se déployait la
société de consommation, celle “du frigidaire et du Coca-Cola de Tokyo à
San Francisco”. On peut évidemment affirmer que Thiriart opte pour
cette position —celle de réconcilier les volontés apparemment
hétérogènes sur le plan idéologique— afin d’adopter un discours de
“libération continentale”, de dégager l’Europe de l’Ouest et l’Europe de
l’Est de la bipolarité instaurée à Yalta en 1945, parce qu’il est
lucide et rationnel et sent bien que cette césure au beau milieu du
continent entraîne, sur le long terme, la déchéance de notre espace
civilisationnel. De fait, Thiriart vouait aux gémonies les
irrationalismes politiques, ce qu’il appelait les “romantismes
incapacitants”, les délires du “zoo politique” et du “racisme des
sexuellement impuissants” relevant, selon lui, psychanalyste amateur à
ses heures, de la psycho-pathologie et non de la “politique politique”,
selon l’expression de Julien Freund, autre pourfendeur des
“impolitismes”. Thiriart ne mâchait jamais ses mots, il avait la parole
dure, il nous engueulait copieusement et c’est surtout pour cela que je
me souviens de lui avec grande tendresse, notamment en circulant dans le
quartier que nous habitions tous deux et où je le vois encore promener
son chien noir ou embarquer dans son mobile-home, monté sur 4X4 Toyota.
Cependant —et nous ne le devinions que vaguement— Thiriart était
tributaire d’un contexte idéologique d’avant-guerre, aujourd’hui exploré
pour la première fois scientifiquement, et de manière exhaustive.
En
effet, il existait un “européisme” belge avant 1940, qui avait pris son
envol au lendemain de la première guerre mondiale. Docteur en histoire à
l’Université catholique de Louvain, Geneviève Duchenne a
systématiquement cartographié ces “esquisses d’une Europe nouvelle” (2),
où les adversaires de toute réédition de la Grande Guerre évoquaient
les possibilités de transcender les inimitiés létales qui avait fait
déchoir l’Europe face, notamment, aux Etats-Unis montants ou face, déjà,
à une URSS qui se targuait de forger un modèle de société indépassable,
annonçant au forceps “la fin heureuse de l’histoire”. Parmi ces
mouvements européistes, ou paneuropéens (Coudenhove-Kalergi), il y eut
le “Bloc d’Action européenne”, qui a émergé dans les milieux d’une
gauche très non conformiste, sympathique et anarchisante, “Le Rouge et
le Noir”, où officiait Pierre Fontaine qui, après 1945, évoluera vers
une “droite” représentée par l’hebdomadaire Europe magazine
(première mouture); ensuite, ce “Bloc d’Action”, qui a oeuvré de 1931 à
1933, fut suivi d’un “Front européen” (1932-1933), animé par des
diamantaires juifs d’Anvers et par des Flamands francophones, plutôt
catholiques, actifs dans la biscuiterie, se réclamant de l’idéologie
briandiste, fustigée par les nationalistes d’Action française. De 1932 à
1940, se crée l’”Union Jeune Europe” (UJE), dont l’inspiration initiale
sera “helvétisante” —on veut une Europe démocratique selon le modèle
suisse—, comme l’attestent ses premiers bulletins Agir puis Jeune Europe.
L’UJE plaide pour un recentrage continental européen, jugé plus
efficace que la fédération universelle qu’entendait incarner la SdN. Le
mouvement cherchera, sous la bannière du briandisme, à parfaire une
réconciliation belgo-allemande, à purger les discours politiques de
toutes les scories de germanophobie, en vigueur depuis le viol de la
neutralité belge en août 1914. Il finira germanophile au nom d’un
pacifisme intereuropéen. Il est difficile de dire, aujourd’hui, quels
sont les ingrédients de ces discours briandistes et paneuropéens, plus
ou moins germanophiles, qui ont influencé le jeune Thiriart entre,
disons, 1937 et 1940. Il est toutefois évident que les strates pensantes
de la société belge d’avant-guerre, à gauche comme à droite de
l’échiquier politique, optent pour une carte européiste, qui pourra
éventuellement déboucher sur une forme ou une autre de collaboration
pendant la seconde guerre mondiale. Après 1945, les factions non
collaboratrices reprendront les aspects les plus “démocratiques” de ce
briando-européisme et l’appliqueront au processus de construction
européenne, comme le démontre l’historienne flamande Els Witte (VUB)
(3), qui constate aussi, par ailleurs, que les historiens qui ont plaidé
pour ces formes “démocratiques” (néo-briandistes, sociales-démocrates
et maritainistes/démocrates-chrétiennes), entendaient se débarrasser de
“tout finalisme belgiciste”, c’est-à-dire de tout finalisme
“petit-nationaliste”, comme le dira Thiriart, en fustigeant les éléments
nationalistes et “belgicistes” de droite, présents dans son propre
mouvement “Jeune Europe” au début des années 60.
Je
ne pense pas que l’on puisse encore penser l’originalité marginale du
mouvement “Jeune Europe” de Thiriart sans prendre en compte le contexte
fort vaste de l’européisme belge de l’entre-deux-guerres, cartographié
par Geneviève Duchenne. En résumé, pour Thiriart, avatar tardif et
résilient de cet européisme d’avant 1940, il faut faire l’Europe en
réconciliant les Européens, en créant les conditions pour qu’ils ne se
fassent plus la guerre, et mettre un terme à toutes les formes non
impériales de petit nationalisme diviseur. Vers 1968-69, Thiriart
constate, avec grande amertume, que ce projet européiste, qu’il a
cultivé, en lisant Pareto, Freund, Machiavel, Hobbes, etc., ne peut pas
se concrétiser au départ d’une petite structure militante, en marge du
monde politique officiel, parce que de telles structures n’attirent que
des marginaux, des délirants ou des frustrés (“Je ne veux plus voir tous
ces tocards...”, me dira-t-il à bord de son voilier, un jour très froid
de printemps, au large de Nieuport). Il abandonne la politique et ne
reviendra sur scène qu’à la fin de l’année 1981, où, comme Giannettini
et Parvulesco, il opte pour un projet “euro-soviétique”, affirmant par
la même occasion que l’Europe ne peut se libérer du joug américain —de
plus en plus pesant au fur et à mesure que l’URSS déclinait— qu’en
regroupant ses forces contestatrices du statu quo autour d’une structure
comparable au PCUS et à un avatar réactualisé du “Komintern”. Thiriart,
bien qu’assez libéral sur le plan économico-social, opte pour une
logique néo-totalitaire, pour un communisme rénové et mâtiné de
nietzschéisme. Quand s’effondre l’Union Soviétique et que la Russie
tombe dans la déchéance eltsinienne, il fait connaissance avec Alexandre
Douguine, lui rend visite à Moscou et espère que les forces
patriotiques et néo-communistes russes vont renverser Eltsine,
transformer la nouvelle Russie en un “Piémont” capable d’unir l’Europe
et l’Eurasie sous l’égide d’une idéologie néo-communiste nietzschéanisée
(Thiriart lisait le seul exégète soviétique de Nietzsche, un certain
Odouev). Deux mois après être revenu de sa tournée moscovite, dont il
était très heureux, Thiriart meurt d’un malaise cardiaque dans son
chalet ardennais, en novembre 1992.
J’ai été tributaire de l’européisme de Thiriart parce que j’avais découvert un exemplaire de son ouvrage 400 millions d’Européens
chez un bouquiniste, plusieurs années avant de le rencontrer
personnellement dans son magasin d’optique, avenue Louise à Bruxelles.
Nous avons échangé de nombreuses impressions, par lettres et de vive
voix, entre 1981 et sa mort, en novembre 1992.
Croyez-vous possible un front commun eurasiatique contre le “nouvel ordre mondial” américain?
Ce
front commun existe déjà, dans le chef du Groupe dit de Shanghaï et
dans le BRICS, qui s’étend à l’Amérique latine, avec le Brésil et,
partiellement, l’Argentine, et à l’Afrique avec la République
sud-africaine. Ce groupe vise la “dé-dollarisation”, qui ne prendra pas
effet tout de suite mais érodera lentement la domination de la monnaie
américaine dans le domaine des échanges commerciaux internationaux.
Ensuite, le centre de la masse continentale eurasiatique sera unifié par
le réseau des gazoducs et oléoducs qui amèneront les hydrocarbures vers
l’Ouest, c’est-à-dire la Russie (et éventuellement l’Europe si elle
s’abstient de maintenir les sanctions exigées par les Etats-Unis), et
vers l’Est, c’est-à-dire la Chine et l’Inde. Ce réseau est dans
l’espace-noyau eurasien, celui qui était à l’abri des canons des
“dreadnoughts” britanniques, et qui ne peut être conquis au départ du
“rimland” littoral, seulement bouleversé par des guerres de basse
intensité, menée par des fondamentalistes fous. Par ailleurs, la Chine a
déjà, fin des années 90, exigé que l’interprétation des “droits de
l’homme” par le Président américain Carter et ses successeurs soit
contre-balancée par des éléments éthiques issus d’autres civilisations
que l’occidentale, notamment des éléments bouddhistes, taoïstes et
confucéens, et que ces “droits de l’homme” ne puissent jamais plus
servir de prétexte pour s’immiscer dans les affaires intérieures d’un
pays ou y générer du désordre. Le front uni eurasiatique, s’il veut
exister un jour comme facteur incontournable sur l’échiquier planétaire,
doit donc agir sur trois fronts: celui de la dé-dollarisation, celui de
l’aménagement du réseau des oléoducs et gazoducs sur la masse
continentale eurasiatique, celui du principe sino-confucéen de la
non-immixtion, assorti d’une diversification éthique et philosophique de
l’interprétation des “droits de l’homme”.
Quelles sont les différences pour vous entre Eurosibérie et Eurasie?
Le
terme d’Eurosibérie a été forgé dans les milieux “post-néo-droitistes”
par Guillaume Faye, sans doute la figure historique de la dite “nouvelle
droite” qui était la plus proche, par la pensée, de Jean Thiriart: même
intérêt pour les questions géopolitiques, même aversion pour les
fanatismes religieux, même engouement pour la pensée politique pure
(Hobbes, Machiavel, Pareto, Freund, Schmitt, etc.). Historiquement, le
concept d’Eurosibérie nous vient de Youri Semionov (Juri Semjonow), un
Russe blanc de l’entre-deux-guerres, qui deviendra professeur de
géographie à Stockholm en Suède. Dans son Sibirien – Schatzkammer des Ostens,
dont la dernière version allemande date de 1975, Semionov démontre que
l’Europe a perdu, avec la guerre de 1914 et la révolution bolchevique
qui s’ensuivit, ses principales réserves de minerais et de matières
premières, dont elle bénéficiait entre la Sainte-Alliance de 1815 et la
première guerre mondiale. Semionov pariait, comme Faye et Thiriart, pour
une rentabilisation de la Sibérie par le truchement d’un nouveau
Transsibérien, le BAM, réactualisation des projets de Witte dans la
première décennie du 20ème siècle. Le concept d’Eurosibérie est avant
tout un projet économique et technique, comme le souligne Semionov.
Thiriart a dû glaner des éléments de la démonstration de Semionov via
des travaux analogues d’Anton Zischka, un auteur allemand qu’il
appréciait grandement et qui était beaucoup plus lu en traduction
française ou néerlandaise en Belgique qu’en France.
Le
concept d’Eurasie vient tout droit de la littérature russe: avant 1914,
la Russie se voulait européenne et craignait, par la voix de bon nombre
de ses écrivains, l’“enchinoisement” des âmes, soit l’endormissement
des énergies vitales propres à la civilisation grecque et européenne au
bénéfice d’une massification prêtée, par les idées de l’époque, à la
civilisation chinoise, alors en plein déclin. Avec la révolution
bolchevique, certains intellectuels soviétisés adoptent des positions
eurasistes, en se réclamant des Scythes, peuple cavalier et nomade, des
steppes d’Ukraine au Kazakhstan et au plateau iranien, puis d’une
idéologie russo-touranienne, rêvant d’une fusion nouvelle des peuples
turco-mongols et slaves, capable de balayer un Occident vermoulu.
L’eurasisme actuel s’inspire de cette vision fusionniste et quelque peu
apocalyptique. Il existe aussi un eurasisme impérial, qui prend forme
concrètement dès les conquêtes par les armées d’un Tsar moderne,
Alexandre II, qui s’empare, au grand dam des Britanniques de tous les
sultanats centre-asiatiques jusqu’aux frontières de la Perse et de
l’Afghanistan, menaçant potentiellement les Indes sous souveraineté
anglaise. Ici l’eurasisme est l’expression d’un hégémonisme russe sur
l’Europe (ou sur la partie d’Europe dévolue à la Russie) et sur l’Asie
centrale, coeur du continent, avec projection possible vers le
sous-continent indien.
Dans
un débat amical, qui a eu lieu en Flandre, Pavel Toulaev et Guillaume
Faye ont confronté leurs idées quant à l’Eurosibérie et l’Eurorussie.
Toulaev estimait, à juste titre —et Faye l’a reconnu— que la Sibérie
n’était pas un sujet de l’histoire, ne l’avait jamais été. Le sujet de
l’histoire dans l’espace eurasien et eurosibérien a été la Russie,
d’Ivan le Terrible à Poutine. C’est la raison pour laquelle on parle
davantage d’Eurorussie dans nos régions que d’eurasisme.
Finalement, croyez-vous que le Front National français devient russophile?
Ma
réponse ne sera pas très utile, d’abord parce que je ne suis pas
français même si j’utilise le plus souvent la langue française. Je n’ai
guère d’affinités, comme la plupart de mes compatriotes, avec la pensée
politique française, très éloignée de nos modes d’action et de nos
préoccupations idéologiques et politiques. Sur l’Europe et sur la
Russie, les Français ont toujours eu dans l’histoire des visions
totalement différentes des nôtres. On nous enseignait que le modèle
indépassable pour l’Europe était la vision lotharingienne de Charles dit
le Téméraire (nous devions dire: “Charles ou Karle le Hardi”, le terme
“téméraire” étant jugé injurieux et de fabrication française), la Grande
Alliance forgée par l’Empereur Maximilien I entre l’héritage des
Bourguignons et des Habsbourgs et celui de la Castille-Aragon par le
mariage de son fils Philippe et de la princesse Jeanne, l’Empire
universel de Charles-Quint, toutes formes politiques respectables que
d’affreux personnages, disaient nos instituteurs, comme Louis XI
(“l’Universelle Aragne”) ou le félon François I avaient délibérément
saboté en s’alliant aux Ottomans. Je vous passe les descriptions très
négatives que l’on nous donnait de Louis XIV, des sans-culottes et des
jacobins ou encore de Napoléon III. Ce dernier a notamment participé à
la première guerre, fomentée par les Britanniques, contre la Russie
tsariste, la Guerre de Crimée, une fois de plus avec le concours des
Ottomans, tandis que la Belgique, à l’époque, était plutôt pro-russe, à
l’instar de Bismarck. Le communisme a connu des succès retentissants en
France, en s’alliant avec le vieux fonds criminel jacobin, tandis qu’en
Belgique le communisme a toujours été très marginal, n’a pas connu des
figures avides de sang comme en URSS ou en France.
Je
ne peux pas me représenter ce que ressentirait un adepte du nouveau FN
de Marine Le Pen face à la Russie actuelle. Je pense que l’électorat
français de base —du FN ou de tout autre parti— ne sait guère ce que
représente la Russie sur le plan géopolitique. Il est donc inutile pour
un parti, quel qu’il soit, de faire de la géopolitique, pro-russe ou
anti-russe, pro-américaine ou anti-américaine, pro-arabe ou anti-arabe,
pro-israélienne ou anti-israélienne, etc. Ce n’est pas sa tâche et, s’il
en fait sa tâche, il finira par commettre des bêtises, comme le
constatait d’ailleurs une figure tragique de la première moitié du 20ème
siècle, l’officier, diplomate et explorateur allemand von Niedermeyer,
face aux interventions insuffisantes et ineptes des partis politiques de
la République de Weimar en matières de politique étrangère. Les
interventions des sociaux-démocrates pour contrer les politiques de
coopération avec la jeune URSS étaient l’objet des colères de von
Niedermeyer. Le personnel politique de base est généralement trop
inculte pour aborder raisonnablement ces questions.
Ceci
dit, le FN, qu’on le veuille ou non, que l’on l’accepte ou que l’on ne
l’accepte pas, remplit deux vides dans la politique française: il a
recueilli énormément de voix communistes, celles d’un populisme de
gauche, russophile parce qu’anciennement soviétophile, et, par voie de
conséquence, des sentiments favorables à la Russie, dont son
arithmétique électorale prospective doit dorénavant tenir compte;
ensuite, deuxième vide, dû aux politiques successives de l’atlantiste
Sarközy et du social-démocrate filandreux Hollande; tous deux ont effacé
de l’horizon politique français les dernières traces du gaullisme
non-aligné et, en vertu de ce non-alignement, hostile à toute
prépondérance de l’hegemon américain. Le FN recueille donc, actuellement
(provisoirement? définitivement?), en son sein, les résidus de
russophilie communiste et les résidus du gaullisme assassiné une bonne
fois pour toutes par Sarközy.
Les
orientations apparemment pro-russes du nouveau FN de Marine Le Pen sont
également un résultat de la fameuse affaire Chauprade. Le professeur
Ayméric Chauprade, qui enseignait il y a quelques brèves années à
l’école de guerre de Paris, développait une vision nationale-française
et para-gaullienne dans des ouvrages de référence absolument
incontournables pour tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique comme
science et comme pratique. Pour Chauprade, la France avait sur la scène
internationale et en vertu de son droit de veto à l’ONU une mission
anti-impériale à parfaire, en se distanciant autant que possible des
projets imposés par Washington. Bref, Chauprade était une sorte de
maurassien moderne, gaullien en sus. Position intéressante sauf qu’elle
était justifiée par une revalorisation scandaleuse de la figure de
François I, ennemi de Charles-Quint, position absolument inacceptable
pour vous, Espagnol, et pour moi, Impérial. Son précis de géopolitique
est toutefois indispensable pour son interprétation originale et
gaullienne des stratégies anglo-saxonnes dérivées de la géopolitique de
Sir Halford John Mackinder et de ses disciples. Encore plus intéressant a
été le livre de Chauprade sur le choc des civilisations, où ne
transparaissait heureusement plus cette apologie indécente du
stato-nationalisme avant la lettre de François I (le
“petit-nationalisme” fustigé par Thiriart!). Inutile de vous dire que
ces deux ouvrages trônent en bonne place dans ma bibliothèque, à côté de
ceux d’autres géopolitologues français: ceux de l’homme de gauche Yves
Lacoste et ceux du directeur des collections “Major” des “Presses
Universitaires de France”, Pascal Gauchon, qui vient de fonder la revue
“Conflits” ainsi que ceux du très regretté Hervé Couteau-Bégarie,
prématurément décédé. Sarközy a commis l’indicible infâmie de casser la
carrière de Chauprade à l’école de guerre, sous prétexte que ce
géopolitologue hors pair ne développait pas des thèses atlantistes,
pareilles sans doute à celles, fumeuses et hystériques, de
l’insupportable sycophante Bernard-Henry Lévy, dont les délires ont
conduit à l’anéantissement de la Libye et à l’horrible guerre civile et
fratricide qui n’est pas encore terminée là-bas.
A
mon très grand étonnement, Chauprade, n’a pas fait front commun avec
Gauchon, par exemple, en prenant la plume pour fustiger l’abandon de
toutes les positions gaulliennes par les affaires étrangères françaises,
en organisant des colloques avec des sceptiques de gauche comme Jacques
Julliard ou Jacques Sapir. Au lieu de tout cela, au lieu de toutes ces
bonnes actions potentielles, il a adhéré au FN, ce qui n’est pas une
bonne idée pour défendre sur le long terme ses positions sans risquer
les entraves politiciennes que peut subir, tout d’un coup et le cas
échéant, tout intellectuel pointu et pertinent qui s’embarque dans une
aventure politique. Car la politique, en toute période triviale de
l’histoire comme la nôtre, est un espace irrationnel, flou, imprécis,
soumis à toutes les variations possibles et imaginables. Celles-ci,
d’ailleurs, ne se sont pas fait attendre: hostile à la géopolitique de
l’hegemon américain dans ses excellents ouvrages de référence,
Chauprade, par compromis politicien, aligne ses positions de militant FN
néophyte sur la nouvelle politique d’Obama face à l’EIIL, alors que ce
sont les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et le Qatar qui sont responsables
de l’émergence de ce djihadisme virulent et du chaos indescriptible
qu’il a provoqué en Syrie, au détriment du régime baathiste et en Irak
au détriment de la majorité chiite et de la minorité kurde (dans une
moindre mesure). Une position vraiment non alignée, gaullienne, aurait
été de dire: “nous refusons de participer au nettoyage du Levant et de
l’Irak, réclamé par Obama —les Américains et leurs alliés
pétro-monarchistes y ont créé le chaos et les Européens doivent
maintenant payer pour réparer les dégâts!— car notre seule politique est
de vouloir le retour au statu quo ante dans la région, car ce statu quo ante
évitait la présence belligène d’éléments fondamentalistes
incontrôlables et créait la paix civile par l’imposition d’un système
militaro-politique moderne et syncrétique, seul apte à gérer les
diversités et divergences effervescentes de cette zone-clef de la
géostratégie internationale; de plus, le prix à payer pour ce travail de
nettoyage est trop élevé pour une Europe encore fragilisée par la crise
de l’automne 2008: cet argent doit servir exclusivement à nos
infrastructures hospitalières, à nos écoles, à nos départements de
recherche et développement, au sauvetage de notre sécurité sociale”.
Chauprade vient d’ailleurs d’être mis sur la sellette dans les colonnes
du mensuel Le Causeur
(octobre 2014), où on l’appelle à justifier ses positions actuelles,
parfois contradictoires par rapport à ses écrits scientifiques
antérieurs.
Seules
les visites de Chauprade à Moscou, où il plaide en faveur de la
politique familiale du Président Poutine, permettent de conclure à une
néo-russophilie non communiste au sein du FN, puisque, désormais, le
géopolitologue, chassé de sa chaire par Sarközy, en fait partie. Ce
soutien à la politique familiale n’est pas exclusivement géopolitique:
la France profonde —avec le mouvement “Manif’ pour tous”, téléguidé
entre autres par “Civitas”— entend défendre la famille contre les
politiques socialistes et sociétalistes (comme on se plait à le
souligner maintenant par le biais de ce néologisme) du gouvernement de
François Hollande au point que même l’électorat catholique de la France
profonde préfère la politique familiale du président russe, en dépit
d’une indécrottable russophobie occidentale, qui marquait aussi la
France non communiste, et que dénonce avec brio l’éditeur Slobodan
Despot, installé sur les rives du Lac Léman.
(Forest-Flotzenberg, octobre 2014).
Notes:
(1) Alexander
Yanov, Alexander YANOV, “The Russian New Right – Right-Wing Ideologies
in the Contemporary USSR”, Institute of International Studies,
University of California, Berkley, 1978.
(2) Geneviève DUCHENNE, Esquisses d’une Europe nouvelle – L’européisme dans la Belgique de l’entre-deux-guerres (1919-1939), P.I.E. Peter Lang, Bruxelles, 2008.
(3) Els WITTE, Voor
vrede, democratie, wereldburgerschap en Europa – Belgische historici en
de naoorlogse politiek-ideologische projecten (1944-1956), Uitgeverij Pelckmans, Antwerpen, 2009.
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