Entretien avec Marc Eemans, le dernier des surréalistes de l’école d’André Breton
Voir également le dossier "Marc Eemans" sur:
http://www.archiveseroe.eu/eemans-a48245143
Aujourd'hui
âgé de 83 ans [en 1990], Marc. Eemans affirme être le dernier des
surréalistes. Après lui, la page sera tournée. Le surréalisme sera
définitivement entré dans l'histoire. Qui est-il, ce dernier des
surréalistes, ce peintre de la génération des Magritte, Delvaux et Dali,
aujourd'hui ostracisé ? Quel a été son impact littéraire ? Quelle
influence Julius Evola a-t-il exercé sur lui ? Ce “vilain petit canard”
du mouvement surréaliste jette un regard très critique sur ses compères
morts. Ceux-ci lui avaient cherché misère pour son passé
“collaborationniste”. Récemment, Ivan Heylen, du journal Panorama
(22/28.8.1989), l'a interviewé longuement, agrémentant son article d'un
superbe cliché tout en mettant l'accent sur l'hétérosexualité
tumultueuse de Marc. Eemans et de ses émules surréalistes. Nous prenons
le relais mais sans oublier de l'interroger sur les artistes qu'il a
connus, sur les grands courants artistiques qu'il a côtoyés, sur les
dessous de sa “collaboration”...
[Marc. Eemans vers 1990. © Henri-Floris Jespers]
•
Q. : La période qui s'étend du jour de votre naissance à l'émergence de
votre première toile a été très importante. Comment la décririez-vous ?
ME
: Je suis né en 1907 à Termonde (Dendermonde). Mon père aimait les arts
et plusieurs de ses amis étaient peintres. À l'âge de 8 ans, j'ai
appris à connaître un parent éloigné, sculpteur et activiste (1) : Emiel
De Bisschop. Cet homme n'a jamais rien réussi dans la vie mais il n'en a
pas moins revêtu une grande signification pour moi. C'est grâce à Emiel
De Bisschop que j'entrai pour la première fois en contact avec des
écrivains et des artistes.
• D'où vous est venue l'envie de dessiner et de peindre ?
J'ai
toujours suivi de très près l'activité des artistes. Immédiatement
après la Première Guerre mondiale, j'ai connu le peintre et baron Frans
Courtens. Puis je rendai un jour visite au peintre Eugène Laermans.
Ensuite encore une quantité d'autres, dont un véritable ami de mon père,
un illustre inconnu, Eugène van Mierloo. À sa mort, j'ai appris qu'il
avait pris part à la première expédition au Pôle Sud comme
reporter-dessinateur. Pendant la Première Guerre mondiale, j'ai visité
une exposition de peintres qui jouissent aujourd'hui d'une notoriété
certaine : Felix Deboeck, Victor Servranckx, Jozef Peeters. Aucun
d'entre eux n'était alors abstrait. Ce ne fut que quelques années plus
tard que nous connûmes le grand boom de la peinture abstraite dans l'art
moderne. Lorsque Servranckx organisa une exposition personnelle,
j'entrai en contact avec lui et, depuis lors, il m'a considéré comme son
premier disciple. J'avais environ 15 ans lorsque je me mis à peindre
des toiles abstraites. À 16 ans, je collaborais à une feuille
d'avant-garde intitulée Sept Arts. Parmi les autres
collaborateurs, il y avait le poète Pierre Bourgeois, le poète, peintre
et dessinateur Pierre-Louis Flouquet, l'architecte Victor Bourgeois et
mon futur beau-frère Paul Werrie (2). Mais l'abstrait ne m'attira pas
longtemps. Pour moi, c'était trop facile. Comme je l'ai dit un jour,
c'est une aberration matérialiste d'un monde en pleine décadence...
C'est alors qu'un ancien acteur entra dans ma vie : Geert van Bruaene.
Je
l'avais déjà rencontré auparavant et il avait laissé des traces
profondes dans mon imagination : il y tenait le rôle du zwansbaron, du
“Baron-Vadrouille”. Mais quand je le revis à l'âge de 15 ans, il était
devenu le directeur d'une petite galerie d'art, le Cabinet Maldoror,
où tous les avant-gardistes se réunissaient et où furent exposés les
premiers expressionnistes allemands. C'est par l'intermédiaire de van
Bruaene que je connus Paul van Ostaijen (3). Geert van Bruaene méditait Les Chants de Maldoror
du soi-disant Comte de Lautréamont, l'un des principaux précurseurs du
surréalisme. C'est ainsi que je devins surréaliste sans le savoir.
Grâce, en fait, à van Bruaene. Je suis passé de l'art abstrait au
Surréalisme lorsque mes images abstraites finirent par s'amalgamer à des
objets figuratifs. À cette époque, j'étais encore communiste...
•
À l'époque, effectivement, il semble que l'intelligentsia et les
artistes appartenaient à la gauche ? Vous avez d'ailleurs peint une
toile superbe représentant Lénine et vous l'avez intitulée Hommage au Père de la Révolution...
Voyez-vous,
c'est un phénomène qui s'était déjà produit à l'époque de la Révolution
française. Les jeunes intellectuels, tant en France qu'en Allemagne,
étaient tous partisans de la Révolution Française. Mais au fur et à
mesure que celle-ci évolua ou involua, que la terreur prit le dessus,
etc., ils ont retiré leurs épingles du jeu. Et puis Napoléon est arrivé.
Alors tout l'enthousiasme s'est évanoui. Ce fut le cas de Gœthe,
Schelling, Hegel, Hölderlin... Et n'oublions également pas le Beethoven
de la Sinfonia Eroica, inspirée par la Révolution française et
primitivement dédiée à Napoléon, avant que celui-ci ne devient empereur.
Le même phénomène a pu s'observer avec la révolution russe. On croyait
que des miracles allaient se produire. Mais il n'y en eut point. Par la
suite, il y eut l'opposition de Trotski qui croyait que la révolution ne
faisait que commencer. Pour lui, il fallait donc aller plus loin !
• N'est-ce pas là la nature révolutionnaire ou non-conformiste qui gît au tréfonds de tout artiste ?
J'ai toujours été un non-conformiste. Même sous le nazisme. Bien avant la dernière guerre, j'ai admiré le Front Noir
d'Otto Strasser. Ce dernier était anti-hitlérien parce qu'il pensait
que Hitler avait trahi la révolution. J'ai toujours été dans
l'opposition. Je suis sûr que si les Allemands avaient emporté la
partie, que, moi aussi, je m'en serais aller moisir dans un camp de
concentration. Au fond, comme disait mon ami Mesens, nous, surréalistes,
ne sommes que des anarchistes sentimentaux.
•
Outre votre peinture, vous êtes aussi un homme remarquable quant à la
grande diversité de ses lectures. Il suffit d'énumérer les auteurs qui
ont exercé leur influence sur votre œuvre...
Je
me suis toujours intéressé à la littérature. À l'athenée (4) à
Bruxelles, j'avais un curieux professeur, un certain Maurits Brants (5),
auteur, notamment, d'une anthologie pour les écoles, intitulée Dicht en Proza. Dans sa classe, il avait accroché au mur des illustrations représentant les héros de la Chanson des Nibelungen.
De plus, mon frère aîné était wagnérien. C'est sous cette double
influence que je découvris les mythes germaniques. Ces images de la
vieille Germanie sont restées gravées dans ma mémoire et ce sont elles
qui m'ont distingué plus tard des autres surréalistes. Ils ne
connaissaient rien de tout cela. André Breton était surréaliste depuis
10 ans quand il entendit parler pour la première fois des romantiques
allemands, grâce à une jeune amie alsacienne. Celle-ci prétendait qu'il y
avait déjà eu des “surréalistes” au début du XIXe
siècle. Novalis, notamment. Moi, j'avais découvert Novalis par une
traduction de Maeterlinck que m'avait refilée un ami quand j'avais 17
ans. Cet ami était le cher René Baert, un poète admirable qui fut
assassiné par la “Résistance” en Allemagne, peu avant la capitulation de
celle-ci, en 1945. Je fis sa connaissance dans un petit cabaret
artistique bruxellois appelé Le Diable au corps. Depuis nous sommes devenus inséparables aussi bien en poésie qu'en politique, disons plutôt en “métapolitique” car la Realpolitik
n'a jamais été notre fait. Notre évolution du communisme au
national-socialisme relève en effet d'un certain romantisme en lequel
l'exaltation des mythes éternels et de la tradition primordiale, celle
de René Guénon et de Julius Evola, a joué un rôle primordial. Disons que cela va du Georges Sorel du Mythe de la Révolution et des Réflexions sur la violence à l'Alfred Rosenberg du Mythe du XXe siècle, en passant par Révolte contre le monde moderne de Julius Evola. Le seul livre que je pourrais appeler métapolitique de René Baert s'intitule L'épreuve du feu
(éd. de la Roue Solaire, Bruxelles, 1944) (6). Pour le reste, il est
l'auteur de recueils de poèmes et d'essais sur la poésie et la peinture.
Un penseur et un poète à redécouvrir. Et puis, pour revenir à mes
lectures initiales, celles de ma jeunesse, je ne peux oublier le grand
Louis Couperus (7), le symboliste à qui nous devons les merveilleux
Psyche, Fidessa et Extase.
• Couperus a-t-il exercé une forte influence sur vous ?
Surtout
pour ce qui concerne la langue. Ma langue est d'ailleurs toujours
marquée par Couperus. En tant que Bruxellois, le néerlandais officiel
m'a toujours semblé quelque peu artificiel. Mais cette langue est celle à
laquelle je voue tout mon amour... Un autre auteur dont je devins l'ami
fut le poète expressionniste flamand Paul van Ostaijen. Je fis sa
connaissance par l'entremise de Geert van Bruaene. Je devais alors avoir
18 ans. Lors d'une conférence que van Ostaijen fit en français à
Bruxelles, l'orateur, mon nouvel ami qui devait mourir quelques années
plus tard à peine âgé de 32 ans, fixa définitivement mon attention sur
le rapport qu'il pouvait y avoir entre la poésie et la mystique, tout
comme il me parla également d'un mysticisme sans Dieu, thèse ou plutôt
thème en lequel il rejoignait et Nietzsche et André Breton, le “pape du Surréalisme” qui venait alors de publier son Manifeste du Surréalisme.
• Dans votre œuvre, mystique, mythes et surréalisme ne peuvent être séparés ?
Non,
je suis en quelque sorte un surréaliste mythique et, en cela, je suis
peut-être le surréaliste le plus proche d'André Breton. J'ai toujours
été opposé au surréalisme petit-bourgeois d'un Magritte, ce monsieur
tranquille qui promenait son petit chien, coiffé de son chapeau melon...
• Pourtant, au début, vous étiez amis. Comment la rupture est-elle survenue ?
En 1930. Un de nos amis surréalistes, Camille Goemans, fils du Secrétaire perpétuel de la Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal en Letterkunde
(Académie Royale Flamande de Langue et de Littérature), possédait une
galerie d'art à Paris. Il fit faillite. Mais à ce moment, il avait un
contrat avec Magritte, Dali et moi. Après cet échec, Dali a trouvé sa
voie grâce à Gala, qui, entre nous soit dit, devait être une vraie
mégère. Magritte, lui, revint à Bruxelles et devint un miséreux. Tout le
monde disait : “Ce salaud de Goemans ! C'est à cause de lui que
Magritte est dans la misère”. C'est un jugement que je n'admis pas.
C'est le côté “sordide” du Surréalisme belge. Goemans, devenu pauvre
comme Job par sa faillite, fut rejeté par ses amis surréalistes, mais il
rentra en grâce auprès d'eux lorsqu'il fut redevenu riche quelque 10
ans plus tard grâce à sa femme, une Juive de Russie, qui fit du “marché
noir” avec l'occupant durant les années 1940-44. Après la faillite
parisienne, Goemans et moi avons fait équipe. C'est alors que parut le
deuxième manifeste surréaliste, où Breton écrivit, entre autres choses,
que le Surréalisme doit être occulté, c'est-à-dire s'abstenir de tous
compromis et de tout particularisme intellectuel. Nous avons pris cette
injonction à la lettre. Nous avions déjà tous deux reçu l'influence des
mythes et de la mystique germaniques. Nous avons fondé, avec l'ami
Baert, une revue, Hermès, consacrée à l'étude comparative du
mysticisme, de la poésie et de la philosophie. Ce fut surtout un grand
succès moral. À un moment, nous avions, au sein de notre rédaction,
l'auteur du livre Rimbaud le voyant, André Rolland de
Renéville. Il y avait aussi un philosophe allemand anti-nazi, qui avait
émigré à Paris et était devenu lecteur de littérature allemande chez
Gallimard : Bernard Groethuysen. Par son intermédiaire, nous nous sommes
assurés la collaboration d'autres auteurs. Il nous envoyait même des
textes de grands philosophes encore peu connus à l'époque : Heidegger,
Jaspers et quelques autres. Nous avons donc été parmi les premiers à
publier en langue française des textes de Heidegger, y compris des
fragments de Sein und Zeit.
Parmi nos collaborateurs, nous avions l'un des premiers traducteurs de Heidegger : Henry Corbin
(1903-1978) qui devint par la suite l'un des plus brillants iranologues
d'Europe. Quant à notre secrétaire de rédaction, c'était le futur
célèbre poète et peintre Henri Michaux. Sa présence parmi nous était due
au hasard. Goemans était l'un de ses vieux amis : il avait été son
condisciple au Collège St. Jan Berchmans. Il était dans le besoin. La
protectrice de Groethuysen, veuve d'un des grands patrons de l'Arbed,
le consortium de l'acier, nous fit une proposition : si nous engagions
Michaux comme secrétaire de rédaction, elle paierait son salaire
mensuel, plus les factures de la revue. C'était une solution idéale.
C'est ainsi que je peux dire aujourd'hui que le célébrissime Henri
Michaux a été mon employé...
• Donc, grâce à Groethuysen, vous avez pris connaissance de l'œuvre de Heidegger...
Eh oui ! À cette époque, il commençait à devenir célèbre. En français, c'est Gallimard qui publia d'abord quelques fragments de Sein und Zeit.
Personnellement, je n'ai jamais eu de contacts avec lui. Après la
guerre, je lui ai écrit pour demander quelques petites choses. J'avais
lu un interview de lui où il disait que Sartre n'était pas un philosophe
mais que Georges Bataille, lui, en était un. Je lui demandai quelques
explications à ce sujet et lui rappelai que j'avais été l'un des
premiers éditeurs en langue française de ses œuvres. Pour toute réponse,
il m'envoya une petite carte avec son portrait et ces 2 mots : « Herzlichen Dank ! » (Cordial merci !). Ce fut la seule réponse de Heidegger...
• Vous auriez travaillé pour l'Ahnenerbe. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Avant
la guerre, je m'étais lié d'amitié avec Juliaan Bernaerts, mieux connu
dans le monde littéraire sous le nom de Henri Fagne. Il avait épousé une
Allemande et possédait une librairie internationale dans la Rue Royale à
Bruxelles. Je suppose que cette affaire était une librairie de
propagande camouflée pour les services de Goebbels ou de Rosenberg. Un
jour, Bernaerts me proposa de collaborer à une nouvelle maison
d'édition. Comme j'étais sans travail, j'ai accepté. C'était les
éditions flamandes de l'Ahnenerbe. Nous avons ainsi édité une vingtaine de livres et nous avions des plans grandioses. Nous sortions également un mensuel, Hamer, lequel concevait les Pays-Bas et la Flandre comme une unité.
• Et vous avez écrit dans cette publication ?
Oui.
J'ai toujours été amoureux de la Hollande et, à cette époque-là, il y
avait comme un mur de la honte entre la Flandre et la Hollande. Pour un
Thiois comme moi, il existe d'ailleurs toujours 2 murs séculaires de la
honte : au Nord avec les Pays-Bas ; au Sud avec la France, car la
frontière naturelle des XVII Provinces historiques s'étendait au XVIe siècle jusqu'à la Somme. La première capitale de la Flandre a été la ville d'Arras (Atrecht). Grâce à Hamer,
j'ai pu franchir ce mur. Je devins l'émissaire qui se rendait
régulièrement à Amsterdam avec les articles qui devaient paraître dans Hamer. Le rédacteur-en-chef de Hamer-Pays-Bas cultivait lui aussi des idées grand-néerlandaises. Celles-ci transparaissaient clairement dans une autre revue Groot-Nederland,
dont il était également le directeur. Comme elle a continué à paraître
pendant la guerre, j'y ai écrit des articles. C'est ainsi qu'Urbain van de Voorde
(8) a participé également à la construction de la Grande-Néerlande. Il
est d'ailleurs l'auteur d'un essai d'histoire de l'art néerlandais,
considérant l'art flamand et néerlandais comme un grand tout. Je possède
toujours en manuscrit une traduction de ce livre, paru en langue
néerlandaise en 1944.
Mais,
en fin de compte, j'étais un dissident au sein du national-socialisme !
Vous connaissez la thèse qui voulait que se constitue un Grand Reich
allemand dans lequel la Flandre ne serait qu'un Gau parmi d'autres. Moi,
je me suis dit : « Je veux bien, mais il faut travailler selon des
principes organiques. D'abord il faut que la Flandre et les Pays-Bas
fusionnent et, de cette façon seulement, nous pourrions participer au
Reich, en tant qu'entité grande-néerlandaise indivisible ». Et pour
nous, la Grande-Néerlande s'étendait jusqu'à la Somme ! Il me faut
rappeler ici l'existence pendant l'Occupation, d'une “résistance
thioise” non reconnue comme telle à la “Libération”. J'en fis partie
avec nombre d'amis flamands et hollandais, dont le poète flamand Wies
Moens pouvait être considéré comme le chef de file. Tous devinrent
finalement victimes de la “Répression”.
• Est-ce là l'influence de Joris van Severen ?
Non,
Van Severen était en fait un fransquillon, un esprit totalement marqué
par les modes de Paris. Il avait reçu une éducation en français et, au
front, pendant la Première Guerre mondiale, il était devenu “frontiste”
(9). Lorsqu'il créa le Verdinaso, il jetta un œil au-delà des
frontières de la petite Belgique, en direction de la France. Il
revendiqua l'annexion de la Flandre française. Mais à un moment ou à un
autre, une loi devait être votée qui aurait pu lui valoir des
poursuites. C'est alors qu'il a propagé l'idée d'une nouvelle direction
de son mouvement (la fameuse “nieuwe marsrichting”). Il est redevenu
“petit-belge”. Et il a perdu le soutien du poète Wies Moens (10), qui
créa alors un mouvement dissident qui se cristallisa autour de sa revue Dietbrand dont je devins un fidèle collaborateur.
•
Vous avez collaboré à une quantité de publications, y compris pendant
la Seconde Guerre mondiale. Vous n'avez pas récolté que des
félicitations. Dans quelle mesure la répression vous a-t-elle marqué ?
En
ce qui me concerne, la répression n'est pas encore finie ! J'ai
“collaboré” pour gagner ma croûte. Il fallait bien que je vive de ma
plume. Je ne me suis jamais occupé de politique. Seule la culture
m'intéressait, une culture assise sur les traditions indo-européennes.
De plus, en tant qu'idéaliste grand-néerlandais, je demeurai en marge
des idéaux grand-allemands du national-socialisme. En tant qu'artiste
surréaliste, mon art était considéré comme "dégénéré" par les instances
officielles du IIIe Reich.
Grâce à quelques critiques d'art, nous avons toutefois pu faire croire
aux Allemands qu'il n'y avait pas d'“art dégénéré” en Belgique. Notre
art devait être analysé comme un prolongement du romantisme allemand
(Hölderlin, Novalis,...), du mouvement symboliste (Böcklin, Moreau,
Khnopff,...) et des Pré-Raphaëlites anglais. Pour les instances
allemandes, les expressionnistes flamands étaient des Heimatkünstler
(peintres du terroir). Tous, y compris James Ensor, mais excepté Fritz
Van der Berghe, considéré comme trop “surréaliste” en sa dernière
période, ont d'ailleurs participé à des expositions en Allemagne
nationale-socialiste.
Mais
après la guerre, j'ai tout de même purgé près de 4 ans de prison. En
octobre 1944, je fus arrêté et, au bout de 6 ou 7 mois, remis en liberté
provisoire, avec la promesse que tout cela resterait “sans suite”.
Entretemps, un auditeur militaire (11) cherchait comme un vautour à
avoir son procès-spectacle. Les grands procès de journalistes avaient
déjà eu lieu : ceux du Soir, du Nouveau Journal, de Het Laatste Nieuws,... Coûte que coûte, notre auditeur voulait son procès. Et il découvrit qu'il n'y avait pas encore eu de procès du Pays réel (le journal de Degrelle). Les grands patrons du Pays réel avaient déjà été condamnés voire fusillés (comme Victor Matthijs, le chef de Rex
par interim et rédacteur-en-chef du journal). L'auditeur eut donc son
procès, mais avec, dans le box des accusés, des seconds couteaux, des
lampistes. Moi, j'étais le premier des troisièmes couteaux, des
super-lampistes. Je fus arrêté une seconde fois, puis condamné. Je
restai encore plus ou moins 3 ans en prison. Plus moyen d'en sortir !
Malgré l'intervention en ma faveur de personnages de grand format, dont
mon ami français Jean Paulhan, ancien résistant et futur membre de
l'Académie Française, et le Prix Nobel anglais TS Eliot, qui écrivit
noir sur blanc, en 1948, que mon cas n'aurait dû exiger aucune
poursuite. Tout cela ne servit à rien. La lettre d'Eliot, qui doit se
trouver dans les archives de l'Auditorat militaire, mériterait d'être
publiée, car elle condamne en bloc la répression sauvage des
intellectuels qui n'avaient pas “brisé leur plume”, cela pour autant
qu'ils n'aient pas commis des “crimes de haute trahison”. Eliot fut
d'ailleurs un des grands défenseurs de son ami le poète Ezra Pound, victime de la justice répressive américaine.
Quand
j'expose, parfois, on m'attaque encore de façon tout à fait injuste.
Ainsi, récemment, j'ai participé à une exposition à Lausanne sur la
femme dans le Surréalisme. Le jour de l'ouverture, des surréalistes de
gauche distribuèrent des tracts qui expliquaient au bon peuple que
j'étais un sinistre copain d'Eichmann et de Barbie ! Jamais vu une
abjection pareille...
•
Après la guerre, vous avez participé aux travaux d'un groupe portant le
nom étrange de “Fantasmagie” ? On y rencontrait des figures comme Aubin
Pasque, Pol Le Roy et Serge Hutin...
Oui.
Le Roy et Van Wassenhove avaient été tous deux condamnés à mort (12).
Après la guerre, en dehors de l'abstrait, il n'y avait pas de salut. À
Anvers règnait la Hessenhuis : dans les années 50, c'était le
lieu le plus avant-gardiste d'Europe. Pasque et moi avions donc décidé
de nous associer et de recréer quelque chose d'“anti”. Nous avons lancé Fantasmagie.
À l'origine, nous n'avions pas appelé notre groupe ainsi. C'était le
centre pour je ne sais plus quoi. Mais c'était l'époque où Paul de Vree
possédait une revue, Tafelronde. Il n'était pas encore
ultra-moderniste et n'apprit que plus tard l'existence de feu Paul van
Ostaijen. Jusqu'à ce moment-là, il était resté un brave petit poète.
Bien sûr, il avait un peu collaboré... Je crois qu'il avait travaillé
pour De Vlag (13). Pour promouvoir notre groupe, il promit de nous consacrer un numéro spécial de Tafelronde.
Un jour, il m'écrivit une lettre où se trouvait cette question : «
Qu'en est-il de votre “Fantasmagie” ? ». Il venait de trouver le mot.
Nous l'avons gardé.
• Quel était l'objectif de Fantasmagie ?
Nous
voulions instituer un art pictural fantastique et magique. Plus tard,
nous avons attiré des écrivains et des poètes, dont Michel de
Ghelderode, Jean Ray, Thomas Owen, etc. Mais chose plus importante pour
moi est la création en 1982, à l'occasion de mes 75 ans, par un petit
groupe d'amis, d'une Fondation Marc. Eemans dont l'objet est
l'étude de l'art et de la littérature idéalistes et symbolistes. D'une
activité plus discrète, mais infiniment plus sérieuse et scientifique,
que la Fantasmagie, cette Fondation a créé des
archives concernant l'art et la littérature (accessoirement également la
musique) de tout ce qui touche au symbole et au mythe, non seulement en
Belgique mais en Europe voire ailleurs dans le monde, le tout dans le
sens de la Tradition primordiale.
• Vous avez aussi fondé le Centrum Studi Evoliani, dont vous êtes toujours le Président...
Oui.
Pour ce qui concerne la philosophie, j'ai surtout été influencé par
Nietzsche, Heidegger et Julius Evola. Surtout les 2 derniers. Un
Gantois, Jef Vercauteren, était entré en contact avec Renato Del Ponte,
un ami de Julius Evola. Vercauteren cherchait des gens qui
s'intéressaient aux idées de Julius Evola et étaient disposés à former
un cercle. Il s'adressa au Professeur Piet Tommissen,
qui lui communiqua mon adresse. J'ai lu tous les ouvrages d'Evola. Je
voulais tout savoir à son sujet. Quand je me suis rendu à Rome, j'ai
visité son appartement. J'ai discuté avec ses disciples. Ils s'étaient
disputés avec les gens du groupe de Del Ponte. Celui-ci prétendait
qu'ils avaient été veules et mesquins lors du décès d'Evola. Lui, Del
Ponte, avait eu le courage de transporter l'urne contenant les cendres
funéraires d'Evola au sommet du Mont Rose à 4.000 m. et de l'enfouir
dans les neiges éternelles. Mon cercle, hélas, n'a plus d'activités pour
l'instant et cela faute de personnes réellement intéressées.
En
effet, il faut avouer que la pensée et les théories de J. Evola ne sont
pas à la portée du premier militant de droite, disons d'extrême-droite,
venu. Pour y accéder, il faut avoir une base philosophique sérieuse.
Certes, il y a eu des farfelus férus d'occultisme qui ont cru qu'Evola
parlait de sciences occultes, parce qu'il est considéré comme un
philosophe traditionaliste de droite. Il suffit de lire son livre Masques et visages du spiritualisme contemporain
pour se rendre compte à quel point Evola est hostile, tout comme son
maître René Guénon, à tout ce qui peut être considéré comme théosophie,
anthroposophie, spiritisme et que sais-je encore.
L'ouvrage de base est son livre intitulé Révolte contre le monde moderne
qui dénonce toutes les tares de la société matérialiste qui est la
nôtre et dont le culte de la démocratie (de gauche bien entendu) est
l'expression la plus caractérisée. Je ne vous résumerai pas la matière
de ce livre dense de quelque 500 pages dans sa traduction française.
C'est une véritable philosophie de l'histoire, vue du point de vue de la
Tradition, c'est-à-dire selon la doctrine des 4 âges et sous l'angle
des théories indo-européennes. En tant que “Gibelin”, Evola prônait le retour au mythe de l'Empire, dont le IIIe
Reich de Hitler n'était en somme qu'une caricature plébéienne, aussi
fut-il particulièrement sévère dans son jugement tant sur le fascisme
italien que sur le national-socialisme allemand, car ils étaient, pour
lui, des émanations typiques du “quatrième âge” ou Kali-Youga, l'âge
obscur, l'âge du Loup, au même titre que le christianisme ou le
communisme. Evola rêvait de la restauration d'un monde “héroïco-ouranien
occidental”, d'un monde élitaire anti-démocratique dont le “règne de la
masse”, de la “société de consommation” aurait été éliminé. Bref, toute
une grandiose histoire philosophique du monde dont le grand héros était
l'Empereur Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), un véritable héros mythique...
•
Vous avez commencé votre carrière en même temps que Magritte. Au début,
vos œuvres étaient même mieux cotées que les siennes...
Oui
et pourtant j'étais encore un jeune galopin. Magritte s'est converti au
Surréalisme après avoir peint quelque temps en styles futuriste, puis
cubiste, etc. À cette époque, il avait 27 ans. Je n'en avais que 18.
Cela fait 9 ans de différence. J'avais plus de patte. C'était la raison
qui le poussait à me houspiller hors du groupe. Parfois, lorsque nous
étions encore amis, il me demandait : « Dis-moi, comment pourrais-je
faire ceci... ? ». Et je répondais : « Eh bien Magritte, mon vieux, fais
comme cela ou comme cela... ». Ultérieurement, j'ai pu dire avec humour
que j'avais été le maître de Magritte ! Pendant l'Occupation, j'ai pu
le faire dispenser du Service Obligatoire, mais il ne m'en a pas su gré. Bien au contraire !
• Comment se fait-il qu'actuellement vous ne bénéficiez pas de la même réputation internationale que Magritte ?
Voyez-vous,
lui et moi sommes devenus surréalistes en même temps. J'ai été célèbre
lorsque j'avais 20 ans. Vous constaterez la véracité des mes
affirmations en consultant la revue Variétés, revue para-surréaliste des années 1927-28, où vous trouverez des publicités pour la galerie d'art L'Époque,
dont Mesens était le directeur. Vous pouviez y lire : nous avons
toujours en réserve des œuvres de... Suivait une liste de tous les
grands noms de l'époque, dont le mien. Et puis il y a eu le formidable
krach de Wall Street en 1929 : l'art moderne ne valait plus
rien du jour au lendemain. Je suis tombé dans l'oubli. Aujourd'hui, mon
art est apprécié par les uns, boudé par d'autres. C'est une question de
goût personnel. N'oubliez pas non plus que je suis un “épuré”, un
“incivique”, un “mauvais Belge”, même si j'ai été “réhabilité” depuis...
J'ai même été décoré, il y a quelques années, de “l'Ordre de la
Couronne”... et de la Svastika, ajoutent mes ennemis ! Bref, pas de
place pour un “surréaliste pas comme les autres”. Certaines gens
prétendent qu'“on me craint”, alors que je crois plutôt que j'ai tout à
craindre de ceux qui veulent me réduire au rôle peu enviable d'“artiste
maudit”. Mais comme on ne peut m'ignorer, certains spéculent déjà sur ma
mort !
► Propos recueillis en partie par Koenraad Logghe, en partie par Robert Steuckers, Vouloir n°63/64, 1990.
Une version néerlandaise de l'entrevue avec Logghe est parue dans la revue De Vrijbuiter, 5/1989. Version italienne
◘ Notes :
- (1) L'activisme est le mouvement collaborateur en Flandre pendant la Première Guerre mondiale. À ce propos, lire Maurits Van Haegendoren, Het aktivisme op de kentering der tijden, Uitgeve-rij De Nederlanden, Antwerpen, 1984.
- (2) Paul Werrie était collaborateur du Nouveau Journal, fondé par le critique d'art Paul Colin avant la guerre. Paul Werrie y tenait la rubrique “théâtre”. À la radio, il ani-mait quelques émis-sions sportives. Ces activités non politiques lui valurent toute-fois une condamnation à mort par contumace, tant la justice mi-litaire était sereine... Il vécut 18 ans d'exil en Espagne. Il se fixa ensuite à Marly-le-Roi, près de Paris, où résidait son compagnon d'infortume et vieil ami, Robert Poulet. Tous 2 participèrent activement à la rédaction de Rivarol et des Écrits de Paris.
- (3) Paul André van Ostaijen (1896-1928), jeune poète et essayiste flamand, né à Anvers, lié à l'aventure activiste, émigré politique à Berlin entre 1918-1920. Fonde la revue Avontuur, ouvre une galerie à Bruxelles mais miné par la tuberculose, abandonne et se consacre à l'écriture dans un sanatorium. Inspiré par Hugo von Hoffmannsthal et par les débuts de l'expres-sionnisme allemand, il développe un nationalisme flamand à dimensions universelles, tablant sur les grandes idées d'humanité et de fraternité. Se tourne ensuite vers le dadaïsme et le lyrisme exprérimental, la poésie pure. Exerce une grande influence sur sa génération.
- (4) L'Athenée est l'équivalent belge du lycée en France ou du Gymnasium en Allemagne.
- (5) Maurits Brants a notamment rédigé un ouvrage sur les héros de la littérature germanique des origines : Germaansche Heldenleer, A. Siffer, Gent, 1902.
- (6) Dans son ouvrage L'épreuve du feu : À la recherche d'une éthique, René Baert évoque notamment les œuvres de Keyserling, Abel Bonnard, Drieu la Rochelle, Montherlant, Nietzsche, Ernst Jünger, etc.
- (7) Louis Marie Anne Couperus (1863-1923), écrivain symboliste néerlandais, grand voyageur, conteur naturaliste et psycho-logisant qui met en scène des personnages décadents, sans volonté et sans force, dans des contextes contemporains ou an-tiques. Prose maniérée. Couperus a écrit 4 types de romans : 1) Des romans familiaux contemporains dans la société de La Haye ; 2) des romans fantastiques et symboliques puisés dans les mythes et légendes d'Orient ; 3) des romans mettant en scène des tyrans antiques ; 4) des nouvelles, des esquisses et des récits de voyage.
- (8) Pendant la guerre, Urbain van de Voorde participe à la rédaction de la revue hollando-flamande Groot-Nederland. À l'épuration, il échappe aux tribunaux mais, comme Michel de Ghelderode, est révoqué en tant que fonctionnaire. Après ces tracas, il participe dès le début à la rédaction du Nieuwe Standaard qui reprend rapidement son titre De Standaard, et devient principal quotidien flamand.
- (9) Dans les années 20, le frontisme est le mouvement politique des soldats revenus du front et rassemblés dans le Frontpartij. Ce mouvement s'oppose aux politiques militaires de la Belgique, notamment à son alliance tacite avec la France, jugée ennemie héréditaire du peuple flamand, lequel n'a pas à verser une seule goutte de son sang pour elle. Il s'engage pour une neutralité absolue, pour la flamandisation de l'Université de Gand, etc.
- (10) Le poète Wies Moens (1898-1982), activiste pendant la Première Guerre mondiale et étudiant à l'Université flamandisée de Gand entre 1916 et 1918, purgera 4 années de prison entre 1918 et 1922 dans les geôles de l'État belge. Fonde les revues Pogen (1923-25) et Dietbrand (1933-40). En 1945, un tribunal militaire le condamne à mort mais il parvient à se réfugier aux Pays-Bas pour échapper à ses bourreaux. Il fut l'un des principaux représentants de l'expressionnisme flamand. Il sera lié, à l'époque du Frontpartij, à Joris van Severen, mais rompra avec lui pour les raisons que nous explique Marc. Eemans. Cf. Erik Verstraete, Wies Moens, Orion, Brugge, 1973.
- (11) Les tribunaux militaires belges était présidés par des “auditeurs” lors de l'épuration. On parlait également de “l'Auditorat militaire”. Pour comprendre l'abomination de ces tribunaux, le mécanisme de nomination au poste de juge de jeunes juristes inexpérimentés, de sous-officiers et d'officiers sans connaissances juridiques et revenus des camps de prisonniers, lire l'ouvrage du Prof. Raymond Derine, Repressie zonder maat of einde ? Terug-blik op de collaboratie, repressie en amnes-tiestrijd, Davidsfonds, Leuven, 1978. Le Professeur Derine signale le mot du Ministre de la Justice Pholien, dépassé par les événements : « Une justice de rois nègres ».
- (12) Pol Le Roy, poète, ami de Joris Van Severen, chef de propagande du Verdinaso, passera à la SS flamande et au gouvernement en exil en Allemagne de septembre 44 à mai 45. Van Wassenhove, chef de district du Verdinaso, puis de De Vlag (Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft), à Ypres, a été condamné à mort en 1945. Sa femme verse plusieurs millions à l'Auditorat militaire et à quelques “magistrats”, sauvant ainsi la vie de son époux. En prison, Van Wassenhove apprend l'espagnol et traduit plusieurs poésies. Il deviendra l'archiviste de Fantasmagie.
- (13) De Vlag (Le Drapeau) était l'organe culturel de la Deutsch-Vlämische Arbeitsgemeinschaft. Il traitait essentiellement de questions littéraires, artistiques et philosophiques.
- Ars magna : Marc Eemans, peintre et poète gnostique, Serge Hutin & Friedrich-Markus Huebner, éd. Le soleil dans la tête, Paris, 1959
- Les Trésors de la peinture flamande, M. Eemans, Meddens, 1963
- Anthologie de la mystique des Pays-Bas, préf. et tr. M. Eemans, éd. de la Phalange, 1938
Site consacré à Marc. Eemans
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