Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1986
L'oeuvre géopolitique de Sir Halford John Mackinder (1861-1947)
Qui
était le géopoliticien britannique Mackinder, génial concepteur de
l'opposition entre thalassocraties et puissances océaniques? Un livre a
tenté de répondre à cette question: Mackinder, Geography as an Aid to Statecraft,
par W.H. Parker. Né dans le Lincolnshire en 1861, Sir Halford John
Mackinder s'est interessé aux voyages, à l'histoire et aux grands
événements internationaux dès son enfance. Plus tard, à Oxford, il
étudiera l'histoire et la géologie. Ensuite, il entamera une brillante
carrière universitaire au cours de laquelle il deviendra l'impulseur
principal d'institutions d'enseignement de la géographie. De 1900 à
1947, il vivra à Londres, au coeur de l'Empire Britannique. Sa
préoccupation essentielle était le salut et la préservation de cet
Empire face à la montée de l'Allemagne, de la Russie et des Etats-Unis.
Au cours de ces cinq décennies, Mackinder sera très proche du monde
politique britannique; il dispensera ses conseils d'abord aux
"Libéraux-Impérialistes" (les "Limps") de Rosebery, Haldane, Grey et
Asquith, ensuite aux Conservateurs regroupés derrière Chamberlain et
décidés à abandonner le principe du libre échange au profit des tarifs
préférentiels au sein de l'Empire. La Grande-Bretagne choisissait une
économie en circuit fermé, tentait de construire une économie autarcique
à l'échelle de l'Empire. Dès 1903, Mackinder classe ses notes de cours,
fait confectionner des cartes historiques et stratégiques sur verre
destinées à être projetées sur écran. Une oeuvre magistrale naissait.
Une
idée fondamentale traversera toute l'oeuvre de Mackinder: celle de la
confrontation permanente entre la "Terre du Milieu" (Heartland) et
l'"Ile du Monde" (World Island). Cette confrontation incessante est en
fait la toile de fond de tous les événements politiques, stratégiques,
militaires et économiques majeurs de ce siècle. Pour son biographe
Parker, Mackinder, souvent cité avec les autres géopoliticiens
américains et européens tels Mahan, Kjellen, Ratzel, Spykman et de
Seversky, a, comme eux, appliqué les théories darwiniennes à la
géographie politique. Doit-on de ce fait rejeter les thèses
géopolitiques parce que "fatalistes"? Pour Parker, elles ne sont
nullement fatalistes car elles détiennent un aspect franchement
subjectif: en effet, elles justifient des actions précises ou attaquent
des prises de position adverses en proposant des alternatives. Elles
appellent ainsi les vo-lontés à modifier les statu quo et à refuser les
déterminismes.
L'intérêt
qu'a porté Mackinder aux questions géopolitiques date de 1887, année où
il pro-nonça une allocution devant un auditoire de la Royal
Geographical Society qui contenait notamment la phrase prémonitoire
suivante: "Il y a aujourd'hui deux types de conquérants: les loups de
terre et les loups de mer". Cette allégorie avait pour arrière-plan
historique concret la rivalité anglo-russe en Asie Centrale. Mais le
théoricien de l'anta-gonisme Terre/Mer se révélera pleinement en 1904,
lors de la parution d'un papier intitulé "The Geographical Pivot of
History" (= le pivot géographique de l'histoire). Pour Mackinder, à
cette époque, l'Europe vivait la fin de l'Age Colombien, qui avait vu
l'expansion européenne généralisée sans résistan-ce de la part des
autres peuples. A cette ère d'expansion succédera l'Age Postcolombien,
caractérisé par un monde fait d'un système politique fermé dans lequel
"chaque explosion de forces sociales, au lieu d'être dissipée dans un
circuit périphérique d'espaces inconnus, marqués du chaos du
barbarisme, se répercutera avec violence depuis les coins les plus
reculés du globe et les éléments les plus faibles au sein des
organismes politiques du monde seront ébranlés en conséquence". Ce
jugement de Mackinder est proche finalement des prophéties énoncées par
Toynbee dans sa monumentale "Study of History". Comme Toynbee et
Spengler, Mackinder demandait à ses lecteurs de se débarrasser de leur
européocentrisme et de considérer que toute l'histoire européenne
dépendait de l'histoire des immensités continentales asiatiques. La
perspective historique de demain, écrivait-il, sera "eurasienne" et non
plus confinée à la seule histoire des espaces carolingien et
britannique.
Pour
étayer son argumentation, Mackinder esquisse une géographie physique de
la Rus-sie et raisonne une fois de plus comme Toynbee: l'histoire russe
est déterminée, écrit-il, par deux types de végétations, la steppe et
la forêt. Les Slaves ont élu domicile dans les forêts tandis que des
peuples de cavaliers nomades régnaient sur les espaces déboisés des
steppes centre-asiatiques. A cette mobilité des cavaliers, se déployant
sur un axe est-ouest, s'ajoute une mobilité nord-sud, prenant pour
pivots les fleuves de la Russie dite d'Europe. Ces fleuves seront
empruntés par les guerriers et les marchands scandinaves qui créeront
l'Empire russe et donneront leur nom au pays. La steppe
centre-asiatique, matrice des mouvements des peuples-cavaliers, est la
"terre du milieu", entourée de deux zones en "croissant": le croissant
intérieur qui la jouxte territorialement et le croissant extérieur,
constitué d'îles de diverses grandeurs. Ces "croissants" sont
caractérisés par une forte densité de population, au contraire de la
Terre du Mi-lieu. L'Inde, la Chine, le Japon et l'Europe sont des
parties du croissant intérieur qui, à certains moments de l'histoire,
subissent la pression des nomades cavaliers venus des steppes de la
Terre du Milieu. Telle a été la dynamique de l'histoire eurasienne à
l'ère pré-colombienne et partiellement aussi à l'ère colombienne où les
Russes ont pro-gressé en Asie Centrale.
Cette
dynamique perd de sa vigueur au moment où les peuples européens se
dotent d'une mobilité navale, inaugurant ainsi la période proprement
"colombienne". Les terres des peuples insulaires comme les Anglais et
les Japonais et celles des peuples des "nouvelles Europes" d'Amérique,
d'Afrique Australe et d'Australie deviennent des bastions de la
puissance navale inaccessibles aux coups des cavaliers de la steppe.
Deux mobilités vont dès lors s'affronter, mais pas immédiatement: en
effet, au moment où l'Angleterre, sous les Tudor, amorce la con-quête
des océans, la Russie s'étend inexorablement en Sibérie. A cause des
diffé-rences entre ces deux mouvements, un fossé idéologique et
technologique va se creuser entre l'Est et l'Ouest, dit Mackinder. Son
jugement rejoint sous bien des aspects celui de Dostoïevsky, de Niekisch
et de Moeller van den Bruck. Il écrit: "C'est sans doute l'une des
coïncidences les plus frappantes de l'histoire européenne, que la double
expansion continentale et maritime de cette Europe recoupe, en un
certain sens, l'antique opposition entre Rome et la Grèce... Le Germain a
été civilisé et christianisé par le Romain; le Slave l'a été
principalement par le Grec. Le Romano-Germain, plus tard, s'est embarqué
sur l'océan; le Greco-Slave, lui, a parcouru les steppes à cheval et a
conquis le pays touranien. En conséquence, la puissance continentale
moderne diffère de la puissance maritime non seulement sur le plan de
ses idéaux mais aussi sur le plan matériel, celui des moyens de
mobilité".
Pour
Mackinder, l'histoire européenne est bel et bien un avatar du schisme
entre l'Empire d'Occident et l'Empire d'Orient (an 395), ré-pété en 1054
lors du Grand Schisme op-posant Rome et Byzance. La dernière croisade
fut menée contre Constantinople et non contre le Turc. Quand celui-ci
s'empare en 1453 de Constantinople, Moscou reprend le flambeau de la
chrétienté orthodoxe. De là, l'anti-occidentalisme des Russes. Dès le
XVIIème siècle, un certain Kridjanitch glorifie l'âme russe supérieure à
l'âme cor-rompue des Occidentaux et rappelle avec beaucoup d'insistance
que jamais la Russie n'a courbé le chef devant les aigles romaines.
Cet antagonisme religieux fera pla-ce, au XXème siècle, à l'antagonisme
entre capitalisme et communisme. La Russie opte-ra pour le communisme
car cette doctrine correspond à la notion orthodoxe de fraternité qui
s'est exprimée dans le "mir", la communauté villageoise du paysannat
slave. L'Occident était prédestiné, ajoute Mackinder, à choisir le
capitalisme car ses religions évoquent sans cesse le salut individuel
(un autre Britannique, Tawney, présentera également une typologie
semblable).
Le
chemin de fer accélerera le transport sur terre, écrit Mackinder, et
permettra à la Russie, maîtresse de la Terre du Milieu sibérienne, de
développer un empire industriel entièrement autonome, fermé au commerce
des nations thalassocratiques. L'antagonisme Terre/Mer, héritier de
l'antagonisme religieux et philosophique entre Rome et Byzance, risque
alors de basculer en faveur de la Terre, russe en l'occurence. Quand
Staline annonce la mise en chantier de son plan quinquennal en 1928,
Mackinder croit voir que sa prédiction se réalise. Depuis la Révolution
d'Octobre, les Soviétiques ont en ef-fet construit plus de 70.000 km de
voies ferrées et ont en projet la construction du BAM, train à voie
large et à grande vitesse. Depuis 70 ans, la problématique reste
identique. Les diplomaties occidentales (et surtout anglo-saxonnes)
savent pertinemment bien que toute autonomisation économique de l'espace
centre-asiatique impliquerait automatiquement une fermeture de cet
espace au commerce américain et susciterait une réorganisation des flux
d'échanges, le "croissant interne" ou "rimland" constitué de la Chine,
de l'Inde et de l'Europe ayant intérêt alors à maximiser ses relations
commerciales avec le centre (la "Terre du Milieu" proprement dite). Le
monde assisterait à un quasi retour de la situation pré-colombienne,
avec une mise entre parenthèses du Nouveau Monde.
Pour
Mackinder, cette évolution historique était inéluctable. Si Russes et
Allemands conjuguaient leurs efforts d'une part, Chinois et Japonais les
leurs d'autre part, cela signifierait la fin de l'Empire Britannique et
la marginalisation politique des Etats-Unis. Pourtant, Mackinder agira
politiquement dans le sens contraire de ce qu'il croyait être la
fatalité historique. Pendant la guerre civile russe et au moment de
Rapallo (1922), il soutiendra Denikine et l'obligera à concéder
l'indépendance aux marges occidentales de l'Empire des Tsars en pleine
dissolution; puis, avec Lord Curzon, il tentera de construire un cordon
sanitaire, regroupé au-tour de la Pologne qui, avec l'aide française
(Weygand), venait de repousser les armées de Trotsky. Ce cordon
sanitaire poursuivait deux objectifs: séparer au maximum les Allemands
des Russes, de façon à ce qu'ils ne puissent unir leurs efforts et
limiter la puissance de l'URSS, détentrice incontestée des masses
continentales centre-asiatiques. Corollaire de ce second projet:
affaiblir le potentiel russe de façon à ce qu'il ne puisse pas exercer
une trop forte pression sur la Perse et sur les Indes, clef de voûte du
système impérial britannique. Cette stratégie d'affaiblissement
envisageait l'indépendance de l'Ukraine, de manière à soustraire les
zones industrielles du Don et du Donetz et les greniers à blé au nouveau
pouvoir bolchévique, résolument anti-occidental.
Plus
tard, Mackinder se rendra compte que le cordon sanitaire ne constituait
nullement un barrage contre l'URSS ou contre l'expansion économique
allemande et que son idée première, l'inéluctabilité de l'unité
eurasienne (sous n'importe quel régime ou mode juridique, centralisé ou
confédératif), était la bonne. Le cordon sanitaire polono-centré ne fut
finalement qu'un vide, où Allemands et Russes se sont engouffrés en
septembre 1939, avant de s'en disputer les reliefs. Les Russes ont eu le
dessus et ont absorbé le cordon pour en faire un glacis protecteur.
Mackinder est incontestablement l'artisan d'une diplomatie occidentale
et conservatrice, mais il a toujours agi sans illusions. Ses successeurs
reprendront ses ca-tégories pour élaborer la stratégie du
"con-tainment", concrétisée par la constitution d'alliances sur les
"rimlands" (OTAN, OTASE, CENTO, ANZUS).
En
Allemagne, Haushofer, contre la volonté d'Hitler, avait suggéré
inlassablement le rapprochement entre Japonais, Chinois, Rus-ses et
Allemands, de façon à faire pièce aux thalassocraties anglo-saxonnes.
Pour étayer son plaidoyer, Haushofer avait repris les arguments de
Mackinder mais avait inversé sa praxis. La postérité intellectuelle de
Mackinder, décédé en 1947, n'a guère été "médiatisée". Si la stratégie
du "containment", reprise depuis 1980 par Reagan avec davantage de
publicité, est directement inspirée de ses écrits, de ceux de l'Amiral
Mahan et de son disciple Spykman, les journaux, revues, radios et
télévision n'ont guère honoré sa mémoire et le grand public cultivé
ignore largement son nom... C'est là une situation orwellienne: on
semble tenir les évidences sous le boisseau. La vérité serait-elle
l'erreur?
Robert STEUCKERS.
W.H. PARKER, Mackinder. Geography as an Aid to Statecraft, Clarendon Press, Oxford, 1982, 295 p., £ 17.50.
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