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Les travaux de Michel Chodkiewicz : Ibn Arabî, le Livre et la Loi
Descendant d'une famille aristocratique polonaise établie en France depuis quelques générations, le Professeur Michel Chodkiewicz, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, est le grand spécialiste de l'œuvre éternelle d'Ibn Arabî
et de ses disciples ; converti à l'Islam, il a dirigé les éditions du
Seuil, où il a fait publier une quantité d'ouvrages qui permettent à nos
contemporains de redécouvrir les fondements des traditions spirituelles
de l'humanité.
Son
souci majeur est de souligner non pas le fanatisme simpliste qui
transparaît dans bon nombre de manifestations fondamentalistes
musulmanes — surtout celles qui sont téléguidées depuis l'Arabie
Saoudite — mais d'ouvrir les esprits aux dimensions de générosité et de miséricorde, présentes dans l'Islam et qu'illustre aujourd'hui le Grand Mufti de Syrie, le Cheik Ahmad Kaftaru.
[ci-dessous
: à g. le Professeur Michel Chodkiewicz, grand spécialiste français de
l'œuvre d'Ibn Arabî, et à d. le Grand Mufti de Syrie, le Cheik Ahmad
Kaftaru]
La
démarche du Professeur Chodkiewicz, comme celle du Grand Mufti de
Syrie, consiste à définir l'Islam essentiellement comme une religion
fondée sur l'intellection de la vérité et sur la sacralité de
l'existence. Lorsque l'Islam parle de « sacralité de l'existence »,
explique le Prof. M. Chodkiewicz, il signifie que toutes nos actions
doivent être sacralisées, perçues comme reflet de la transcendance,
parce qu'elles sont voulues par Dieu. Le jeûne du ramadan, consiste,
pour le croyant, à prendre conscience de sa pauvreté existentielle, de
sa dépendance, de l'impossibilité de (sur)vivre sans les dons généreux
d'Allah. Pauvreté et dépendance, que souligne le jeûne, doivent être
sacralisées par une méditation des paroles de Dieu, consignées dans le
Coran. Le jeûne montre à l'homme son indigence ontologique, ce qui le
force, explique M. Chodkiewicz, à s'interroger sur les besoins
illusoires, sur les actes inutiles et sur les désirs puérils, auxquels
tout un chacun est prêt à céder lorsqu'il se met en tête de vouloir
construire un pseudo-paradis terrestre, taillé à sa mode.
La
prise de conscience de l'indigence ontologique conduit à une éthique
qui impose de « préférer son prochain à soi-même et Dieu à tout » ; tel
est le véritable sens du jeûne, qui implique le service à autrui, en
dehors de toutes formes de mépris, d'indifférence ou de fausse
supériorité. Se référant à Ibn Arabî, qui a écrit, « Dieu n'a pas créé
les êtres à partir de rien (...) afin que tu les méprises », M.
Chodkiewicz définit le ramadan comme un exercice collectif de
renoncement aux passions personnelles et individuelles ; renoncement qui
est le fondement de toute religion véritable : car il permet de relier
les individus par l'essentiel, et empêche du même coup que ne s'instaure
la loi de la jungle par le déchaînement des passions individuelles et
des volontés acquisitives.
Pour
M. Chodkiewicz, l'élévation spirituelle a connu son maximum d'intensité
chez le philosophe musulman d'Andalousie Muhy ad-Din ibn ’Arabî. Sa
pensée repose sur une perception de la présence universelle de Dieu. «C'est Lui que nous voyons dans tout ce que nous voyons ; c'est Lui que
nous sentons dans tout ce que nous sentons. Dans toute vision, c'est Lui
qui apparaît. Les langues ne parlent que de Lui, les cœurs ne palpitent
que par Lui ». Pour ibn ’Arabî, « il n'y a pas de mouvement dans
l'univers qui ne soit pas mouvement d'amour ». Parole qui rappelle Dante
qui, dans La Divine Comédie, chante « l'amour qui meut le
soleil et les autres étoiles » [1]. Ibn ’Arabî influence les soufis
musulmans, qui répercutent sa pensée sur la spiritualité hébraïque.
Ainsi, par ex., le neveu du célèbre Maïmonide reprend intégralement des
passages de Ghazali et Suhrawardi ; le cabbaliste Abraham Abu l-Afiya
adopte et adapte certaines thèses d'ibn ’Arabî et, en sens inverse, Ibn
Hud, prince arabe du XIIIe
siècle, commente à Damas l'œuvre de Maïmonide pour ses disciples
musulmans et juifs. Côté chrétien, Sainte Thérèse d'Avila et Saint Jean
de la Croix s'inspirent de ce filon mystique musulman.
Cette
symbiose a disparu. Rien ne permet d'espérer son retour, vu les
déchirements d'aujourd'hui. Les juifs [pour moitié, ceux ayant refusé la
conversion] quittent l'Espagne en 1492, n'alimentent plus leur propre
ésotérisme aux sources arabo-andalouses. Idem pour les chrétiens. Il
faudra attendre 1795, quand s'ouvre à Paris l'Institut des langues orientales,
pour que l'on recommence à s'intéresser à la pensée islamique en
Occident. Mais dans des conditions très différentes de celles qui
régnaient au Moyen Âge. Les traducteurs d'Avicenne et d'Averroes
vénéraient ceux-ci comme leurs maîtres. Les orientalistes de la première
génération examinaient et disséquaient les écrits arabes avec
l'arrogance du colonisateur. Le mysticisme soufi, quand il est abordé
par ces positivistes, déchoit en un exotisme “amusant” : on dresse
l'inventaire de ses manifestations. La dimension authentiquement
mystique de l'Islam en général, et du soufisme en particulier, ne
revient pas pour corriger la superficialité matérialiste et mécaniciste
de l'Europe des Lumières. Pire : l'école des orientalistes positivistes
baptise « renaissance islamique », nahda en arabe [2],
ce qui en réalité est le commencement du déclin de la civilisation
arabo-islamique ; le soufisme est relégué à l'arrière-plan [3],
considéré comme une relique du passé, au profit d'une pauvre théologie
pseudo-fondamentaliste et en réalité moderniste et puritaine, aussi
aride que le positivisme occidental. Dans le cadre de cette
pseudo-renaissance, apparaît également le wahhabisme saoudien, avec sa
théologie rigide et sa spiritualité appauvrie à l'extrême.
Cette
théologie schématique, dépourvue de toute vigueur soufie, de tout élan
mystique, enlève toute potentialité de séduction à l'Islam. Les
non-musulmans finissent par identifier l'Islam à quelques personnages
sinistres qui le stérilisent. Pour sortir de cette impasse, M.
Chodkiewicz propose de réécrire complètement l'histoire de la
philosophie islamique, de reprendre et de continuer les travaux de Henri Corbin.
Pour le Professeur Chodkiewicz, la renaissance islamique authentique
implique un retour et un recours aux écrits d'ibn ’Arabî, véritable
maître de connaissance et non pas simple “philosophe”. La plupart des
travaux de M. Chodkiewicz ont d'ailleurs été consacrés à ibn ’Arabî et à
ses disciples (cf. Émir Abd el-Kader : Écrits spirituels, présentation, traduction et notes, Seuil, 1982 ; Awhad al-Dîn Balyânî : Épître sur l'Unicité absolue, présentation, traduction et notes, Les Deux Océans, 1982 ; Le Sceau des Saints, prophétie et sainteté dans la doctrine d'Ibn Arabî, Gallimard, 1986 ; Les Illuminations de La Mecque, textes choisis des Futûhât Makkiya, Sindbad, 1988 [rééd. Albin Michel, 1997]).
Pour
M. Chodkiewicz, l'Europe et l'Islam aurait intérêt à rouvrir le
dialogue philosophique et spirituel interrompu depuis le Moyen Âge. Car,
à cette époque, en dépit des croisades, Chrétiens et Musulmans
recherchaient en commun la sagesse, bien que sous des modalités
différentes [4]. Les sages savaient que la vérité divine et cosmique
s'exprimait sous des formes religieuses différentes et que ces
différences n'étaient pas indices de contrastes, mais reflets de la
richesse du monde créé, émanations de la profusion du divin. Moralité :
nous devons accepter l'autre et son point de vue, sans vouloir à tout
prix réaliser un œcuménisme qui unifierait les formes tout en les
stérilisant.
La figure d'Ibn ’Arabî est au centre également du dernier ouvrage de Michel Chodkiewicz : Un océan sans rivage : Ibn Arabî, le Livre et la Loi, Seuil, 1992, 218 p. [tr. angl. : An Ocean without shore,
1993]. Dans les pages de cet ouvrage, notre auteur entreprend un voyage
initiatique dans la Parole divine elle-même, c'est-à-dire dans le
Coran, cet « océan sans rivage ». Prenant le relais de son Maître
sublime Ibn Arabî, au-delà de la barrière des siècles, M. Chodkiewicz
revient à cette somme prestigieuse que constituent les Futûhât Makkiya,
les « Illuminations de La Mecque » rédigées à partir de 1201. Alors
qu'en Islam, Ibn Arabî est régulièrement dénoncé depuis plus de 7
siècles comme un “hérétique”, en dépit de sa très grande influence, du
Maghreb à l'Extrême-Orient. Curieusement, ce sont les grands hommes de
guerre non arabes, comme le Khan mongol Hülagü ou le Sultan ottoman Salîm Ier, qui ont remis à l'honneur ou réhabilité la veine mystique inaugurée par Ibn Arabî ou ses disciples. Salîm Ier
fit construire le mausolée d'Ibn Arabî à Damas, flanqué d'une école qui
influencera en profondeur les soufismes indien, malais ou chinois,
greffant de la sorte les interprétations du Coran d'Ibn Arabî sur les
traditions mystiques asiatiques, ce qui nous permet de dire, en quelque
sorte, que sa pensée a revivifié la Tradition primordiale sommeillante.
Quand le soufisme se structure, dans les confréries, notamment en
Asie Centrale, l'œuvre d'Ibn Arabî constitue le patrimoine commun, car
elle a réponse à tout. Ontologie, cosmologie, prophétologie, exégèse,
rituel, angélologie : elle embrasse en totalité les sciences dont les
“hommes de la Voie” ne sauraient se passer sans péril (M. Ch., p. 36).
Pourtant, cette somme que sont les Illuminations de La Mecque sont accusées d'athéisme (zandaqa), de libertinisme (ibâha),
de “détournement du sens du Coran”. Les détracteurs d'Ibn Arabî ne
contestent généralement pas sa doctrine de l'« unité de toute existence »
(du monde et de Dieu) [5] mais lui reproche de poser le saint
comme égal, voire comme supérieur, au Prophète [6]. Ensuite, quand Ibn
Arabî dit « je suis la religion de l'amour partout vers où vont ses
chameaux », il proclamé l'unité transcendantale des religions ; la vraie
conception de Dieu n'est plus l'apanage exclusif de telle ou telle
forme religieuse, mais est sa propre forme, au-delà des formes reconnues
par l'œil et le cœur humains. Vision élevée (et non tolérance par
indifférence) de la spiritualité, la pensée mystique et théosophique
d'Ibn Arabî relativise les critères moraux de la religion sociale et des
conformismes conventionnels. Les adversaires d'Ibn Arabî sont ceux
qui, paradoxalement, glorifient et défendent, bec et ongles, des formes
imparfaites, circonstancielles, sans voir la prolixité et la fécondité
de l'Un divin, perpétuellement créateur, et duquel flue sans cesse un
devenir aussi fascinant que kaléidoscopique.
M. Chodkiewicz cite Henry Corbin (p. 40), qui désignait Ibn Arabî comme l'homme du bâtin, du “sens caché”, comme celui qui brise les rigidités de la Lettre pour atteindre, par une libre interprétation ésotérique, un ta'wîl,
des sens nouveaux de la Révélation. Le Prof. Chodkiewicz trouve cette
apologie de Corbin dangereuse : certains courants islamistes, à la
suite de cette assertion du grand
islamologue français, accusent la veine mystique de novisme,
d'impudence, d'irrespect face au Livre, de bricolage théologique : rien
de plus faux, affirme M. Chodkiewicz, puisque les Illuminations de La Mecque
sont immersion au plus profond de la Lettre, immersion dans les plis et
les replis les plus cachés et les plus obscurs du Texte, découverte
perpétuelle de la fécondité du Coran. Les visionnaires s'engouent pour
les révélations en cascade inépuisable, toujours surprenantes, de ce
Texte sacré ; les esprits obtus refusent cet émerveillement constant.
Preuve de leur stérilité : les juristes qui réclamaient des autodafés
des ouvrages d'Ibn Arabî, se heurtaient à un paradoxe ; cette œuvre
contenait tant de citations du Coran, tant d'exégèses fécondes et
inépuisables, que la brûler équivalait à brûler le Coran.
C'est donc à une exploration conjointe du Coran et des Illuminations de La Mecque
que nous convie M. Chodkiewicz. Par son ouvrage d'exégèse,
difficilement accessible au profane, il prouve que la tradition mystique
islamique, en prise sur la philosophia perennis, est
inséparable de la tradition coranique et prophétique. Et qu'on ne peut
pas les dissocier. Enfin, il faut absolument méditer les pages finales
de son cheminement d'exégète (pp. 152-161) où il traite de la ubûda, de l'indigence ontologique du abd, du serviteur qu'est l'homme. À mettre en parallèle avec la déréliction heideggerienne ? Quoi qu'il en soit, l'ubûda
n'est pas auto-flagellation, mais service. Service de Dieu et de ses
œuvres, où le Coran, en tant que message, est anamnèse des vérités
perdues, en tant que loi, anamnèse d'un statut renié. II est
apprentissage et donne conscience de notre déréliction fondamentale,
qui n'est nullement punition mais telle parce que telle.
► Texte paru sous le pseudonyme de "Serge Herremans", in: Vouloir n°89/92, 1992.
♦ Notes en sus (Merci à BCh !) :
1 : Dans L'ésotérisme de Dante
(1925), R. Guénon tente de démontrer que l'emploi de symboles analogues
dans des civilisations démontre l'unité fondamentale de la tradition.
Il compare principalement le thème du voyage céleste avec d'autres
traditions, not. les conceptions d'Ibn Arabi révélées par l'étude de Miguel Asín Palacios
: ce rapprochement s'expliquerait pour ce cas par une transmission
historique grâce aux ordres de chevalerie qui furent selon lui « le
véritable lien entre l'Orient et l'Occident », à la différence du cas du
rapprochement avec les doctrines hindoues des mondes et des cycles qui
témoigne non d'une influence historique mais de « l'unité de la doctrine
qui est contenue dans toutes les traditions » : un tel accord « existe
nécessairement chez tous ceux qui ont conscience des mêmes vérités,
quelle que soit la façon dont ils ont acquis la connaissance ».
Autrement dit, les ressemblances doctrinales démontreraient le
rattachement initiatique, tant de Dante que de la tradition hindoue, à
la tradition primordiale, source unique et universelle des vérités
exprimées dans chaque tradition. Guénon envisage ainsi une communication
directe entre la tradition primordiale et des individualités, lien qui
échappe par conséquent à l'investigation historique et universitaire,
mais que peuvent reconnaître « ceux qui ont conscience des mêmes vérités
». D'où le thème, partagé avec les occultistes de son époque, d'une
initiation nécessaire, ici pour concevoir et percevoir l'unité
essentielle de la doctrine, accéder à une Connaissance fermée aux
recherches scientifiques, pouvant se passer de toute investigation
historique et de toute argumentation développée dans ses affirmations.
Il serait loisible d'objecter par ex. que R. Guénon donne du soufisme
une vision théorique et intellectuelle, bien éloignée de son histoire
et de la réalité des confréries, dont la spiritualité ne se réduit pas à
la métaphysique d'Ibn 'Arabî, cela reviendrait pour lui à dénier la
part d'intemporalité à la Vérité, et par là à perdre de vue que ce
courant mystique dériverait, par réadaptation au cours du déroulement
historique, d'une source unique – principielle – des religions.
2 : sur cette notion, cf. « La nahda : Le réveil de l’islam », Henry Laurens, in : Islam : Avicenne, Averroès, Al-Ghazâlî, ibn Khaldoun - Les textes fondamentaux commentés, ouvr. coll., Tallandier, 2005 ou bien in : Le Point Hors-série n°5,
où l'historien avance qu’au XIXe siècle, le monde musulman, entré en
contact avec l’Occident colonisateur, découvre la modernité scientifique
et technique. En conséquence, les musulmans éprouvent la nécessité
d’opérer des réformes socio-culturelles profondes. Parmi les grands
réformistes de la nahda : le Persan Jamâl al-Dîn dit Al-Afghânî et son disciple l’Égyptien Muhammad 'Abdû.
3
: L'auteur de l'article entend montrer que, par réaction contre le
déssèchement rationaliste engendré par les nouvelles valeurs (et
pratiques), une nouvelle forme de spiritualité tentant de recréer la
relation avec les Forces supérieures ne peut être si rapidement
déconsidérée. À côté des timides incursions dans des mystiques propres
au monothéisme – incursions trop peu nombreuses en raison des
contraintes fortes et du cheminement ardu –, on découvre qu'à l'origine
de la multiplication de ces comportements – extravagance mise à part –
pourrait être associée la recherche d'un retour à une prière archaïque.
Si on peut craindre et même solliciter une divinité impersonnelle qu'on
ne se figure pas, on ne peut pour autant l'aimer. Peut-on aimer ce qu'on
ne connaît pas ? C'est ce qui fait toute la différence de la prière
mystico-rituelle avec toutes les formes de dévotion, avec tous les
autres types de prière. Le mystique est celui qui ne demande rien à
personne, qui ne doit rien à personne et auquel on ne doit rien. Le
mystique est celui qui aime ; et celui qui aime n'ose pas, par pudeur,
importuner celui qu'il aime par ses sollicitations, ses plaintes ou ses
reproches. Celui qui aime trouve la plénitude de son être dans la
contemplation de l'Aimé, parfois dans le seul souvenir (Dikhr)
de son Nom. C'est cette place donnée au Cœur comme centre des facultés
qui démarquerait cette mystique du reproche de ressortir d'une
mentalité primitive, fondamentalement animiste, inapte à concevoir
l'Être divin comme un interlocuteur et faisant de l'Univers un Entité
première et suprême, une Entité trop lointaine pour que l'humain puisse y
accrocher ses espoirs : la relation au sacré (toujours immanent,
prenant forme à travers des puissances présentes et concrètes) y est
dictée par le besoin, non par l'amour. L'invocation pour l'officiant
mystique, versé dans l'exégèse et porté par une dialectique proclusienne
d'amour, n'est pas pour autant unilatérale : Ibn Arabi va concilier
sentiment mystique et respect de la Loi (d'où le titre de cet article),
monde imaginal et présence au milieu des hommes (not. via la confrérie),
vision et mission.
4
: « Toutefois, malgré son ésotérisme et son universalisme, Ibn Arabi
n'en demeure pas moins musulman, et fidèle à une perspective islamique.
Dans son œuvre, Les Illuminations de La Mecque, il écrit que
pour les chrétiens “l'existence même de leur prophète procédait d'un
Esprit qui se revêtit d'une forme”. Il s'agit là d'une interprétation
strictement musulmane du Christ, qui, pour les chrétiens, n'est pas un prophète
mais l'Incarnation du Verbe. Autrement dit, Ibn Arabi, pourtant
représentant majeur d'un ésotérisme de gnose (pour reprendre une
distinction guénonienne et schuonienne),
adopte néanmoins une interprétation et un point de vue musulmans sur le
christianisme et son mystère central : le Christ, Homme-Dieu,
Incarnation du Verbe. Lorsque des savants musulmans ou des soufis ont pu
étudier d'autres religions, ils l'ont toujours fait au nom de et dans
le cadre d'une perspective musulmane, et non en fonction d'une doctrine
universaliste supra-confessionnelle » (P. Ringgenberg, Diversité et unité des religions chez R. Guénon et F. Schuon, Harmattan, 2010, p. 351)
5 : cf. Shankara, Ibn 'arabi et Maitre Eckhart : La Voie de la Transcendance, R. Shah-Kazemi, Harmattan, 2010.
6
: Pour contrecarrer toute influence du soufisme sur les masses
musulmanes, les tenants du dogme officiel vont s'efforcer de contredire
ses thèmes fondateurs. Not. la place que tient l'image de Jésus (plutôt
que Christ, terme usé par ceux croyant à sa résurrection) dans
l'idéologie soufie où il est considéré comme l'Homme-religion
par excellence (tout comme dans une certaine gnose il était vu comme le
plus grand maître spirituel car étant la pureté intérieure incarnée, ou,
si l'on préfère, portée à son plus haut degré). Jésus est reconnu par
le Coran comme un prophète ayant effectivement ouvert l'ère de la
sainteté mystique et c'est pourquoi le soufisme tire toutes ses
références de la vie, du Message et de la prière de Jésus décrit comme
porteur de l'Esprit de Dieu. Comme cette sainteté attestée par leur
Livre saint ne pouvait être remise en question, certains théologiens,
désireux de réduire au silence les confréries soufies attirant du monde
lors des prières collectives, entendirent nier toute prétention à la
sainteté héritée de Jésus en déclarant celui-ci sceau de la sainteté
comme Mahomet est celui de la prophétie : de même qu'il n'y aura pas de
prophète après Mahomet, il n'y peut pas y avoir de saint après Jésus. Ibn
'Arabî détournera la difficulté en affirmant lui-même être le sceau de
la sainteté muhammadienne, Jésus étant le sceau de la sainteté
universelle qui ne sera scellée qu'après son retour à la fin des temps.
En affirmant avoir reçu le manteau des mains du médiateur spirituel Khidr,
il eut confirmation de sa vision de sceau de la sainteté et de sa
vocation, il put ainsi légitimer la sainteté de tous les soufis qui
l'ont précédé et dont il révère la mémoire. Il
n'en reste pas moins que toute prétention à la sainteté reste, pour
certaines factions sunnites, un mensonge. La notion de sainteté est
fermement combattue par les Salafiya dont le comportement veut
être être à l'image de celui des premiers compagnons du Prophète. Ils
tirent la plupart de leurs règles de l'enseignement d'Ibn Taymiya et
dans une moindre mesure de celui d'Ibn Al Jawzi. Les wahhabites
constituent une faction encore plus intolérante. Ceux-là sont allés
jusqu'à raser les stèles des sépultures des compagnons et n'ont épargné
le mausolée du Prophète que par crainte de la réaction des musulmans.
♦ Autres ouvrages sur l'œuvre d'Ibn Arabî :
- Henry Corbin, L'imagination créatrice dans !e soufisme d'lbn 'Arabî, Flammarion, 1958
- Miguel Asin Palacios, L'Islam christianisé : Étude sur le Soufisme d'Ibn 'Arabî de Murcie, Trédaniel / La Maisnie, 1982
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