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Pour une typologie opératoire des nationalismes
[Ci-dessous
: août 1968 à Prague. La révolte contre le stalinisme et l'occupant
soviétique avait une dimension nationale et populaire. Dans ce cas, le
nationalisme de libération est moralement justifié, contrairement aux
affirmations chauvines et cocardières qui, elles, n'ont rien de "moral"]
Le
mot “nationalisme” recouvre plusieurs acceptions. Dans ce vocable, les
langages politique et politologique ont fourré une pluralité de
contenus. Par ailleurs, le nationalisme, quand il agit dans l'arène
politique, peut promouvoir des valeurs très différentes selon les
circonstances. Par ex., le nationalisme peut être un programme de
libération nationale et sociale. Il se situe alors à “gauche” de
l'échiquier politique, si toutefois on accepte cette dichotomie
conventionnelle, et désormais dépassée, qui, dans le langage
politique, distingue fort abruptement entre une “droite” et une
“gauche”.
Les
gauches conventionnelles, en général, avaient accepté comme
“progressistes”, il y a une ou 2 décennies, les nationalismes de
libération vietnamien, algérien ou nicaraguéen car ils se dressaient
contre une forme d'oppression à la fois colonialiste et capitaliste.
Mais le nationalisme n'est pas toujours de libération : il peut
également servir à asseoir un programme de soumission, d'impérialisme.
Un certain nationalisme français, dans les années 50 et 60, voulait
ainsi oblitérer les nationalismes vietnamien et algérien de valeurs
jacobines, décrétées quintessence du “nationalisme français” même dans
les rangs des droites, pourtant traditionnellement hostiles à la
veine idéologique jacobine. Nous constatons donc, au regard de ces
exemples historiques récents, que nous nageons en pleine confusion, à
moins que nous ayons affaire à une coïncidentia oppositorum…
Depuis quand peut-on parler de nationalisme ?
Pour
clarifier le débat, il importe de se poser une première question :
depuis quand peut-on parler de “nationalisme” ? Les historiens ne sont
pas d'accord entre eux pour dire à quelle époque, les hommes se sont
vraiment mis à parler de nationalisme et à raisonner en termes de
nationalisme. Avant le XVIIIe
siècle, on peut repérer le messianisme national des Juifs, la notion
d'appartenance culturelle commune chez les Grecs de l'Antiquité, la
notion d'imperium chez les Romains. Au Moyen Âge, les nations
connaissent leurs différences mais les assument dans l'œkumène
chrétien, qui reste, en ultime instance, le seul véritable référent. À
la Renaissance, en Italie, en France et en Allemagne, la notion de
“nation”, comme référent politique important, est réservée à quelques
humanistes comme Machiavel ou Ulrich von Hutten. En Bohème, la
tragique aventure hussite du XVe siècle a marqué la mémoire tchèque, contribuant fortement à l'éclosion d'un particularisme très typé. Au XVIIe
siècle, l'Angleterre connaît une forme de nationalisme en instaurant
son Église nationale, indépendante de Rome, mais celle-ci est défiée
par les non-conformistes religieux qui se réclament de la lettre de la
Bible.
Avec
la Révolution française, le sentiment national s'émancipe de toutes
les formes religieuses traditionnelles. Il se laïcise, se mue en un
nationalisme purement séculier, en un instrument pour la mobilisation
des masses, appelées pour la première fois aux armées dans l'histoire
européenne. Le nationalisme moderne survient donc quand s'effondre
l'universalisme chrétien. Il est donc un ersatz de religion, basé sur
des éléments épars de l'idéologie des Lumières. Il naît en tant
qu'idéologie du Tiers-état, auparavant exclus du pouvoir.
Celui-ci,
à cause précisément de cette exclusion, en vient à s'identifier à LA
Nation, l'aristocratie et le clergé étant jugés comme des corps
étrangers de souche franque-germanique et non gallo-romane (cf.
Siéyès). Ce Tiers-état bourgeois accède seul aux affaires, barrant en
même temps la route du pouvoir au quatrième état qu'est de fait la
paysannerie, et au quint-état que sont les ouvriers des manufactures,
encore très minoritaires à l'époque (1). Le nationalisme moderne,
illuministe, de facture jacobine, est donc l'idéologie d'une partie
du peuple seulement, en l'occurrence la bourgeoisie qui s'est émancipée
en instrumentalisant, en France, l'appareil critique que sont les
Lumières ou les modes anglicisantes du XVIIIe siècle.
Après
la parenthèse révolutionnaire effervescente, cette bourgeoisie se
militarise sous Bonaparte et impose à une bonne partie de l'Europe son
code juridique. La Restauration d'après Waterloo conserve cet appareil
juridique et n'ouvre pas le chemin du pouvoir, ne fût-ce qu'à
l'échelon communal/municipal, aux éléments avancés des quart-état et
quint-état (celui en croissance rapide), créant ainsi les conditions
de la guerre sociale. En Allemagne, les observateurs, d'abord
enthousiastes, de la Révolution, ont bien vite vu que les acteurs
français, surtout parisiens à la suite de l'élimination de toutes les
factions fédéralistes (Lyon, Marseille), ne cherchaient qu'à hisser au
pouvoir une petite “élite” clubiste, coupée du gros de la population.
Ces
observateurs développeront, à la suite de cette observation, un
“nationalisme” au-delà de la bourgeoisie, capable d'organiser les
éléments du Tiers-état non encore politisés, c'est-à-dire les paysans
et les ouvriers (que l'on pourrait appeler quart-état ou quint-état). Ernst-Moritz Arndt prend pour modèles les constitutions suédoises des XVIIe et XVIIIe
siècles, où le paysannat, fait unique en Europe, était représenté au
Parlement en tant que “quart-état”, aux côtés de la noblesse, du clergé
et de la bourgeoisie marchande et industrielle (2).
Le Baron von Stein, juriste inspiré par la praxis prussienne de l'époque frédéricienne, par les théories de Herder
et de Justus Möser, par les leçons de l'ère révolutionnaire et
bonapartiste, élabore une nouvelle politique agraire, prévoyant
l'émancipation paysanne en Prusse, projette de réorganiser la
bureaucratie d'État et d'instaurer l'autonomie administrative à tous
les niveaux, depuis la commune jusqu'aux instances suprêmes du Reich. Les desiderata
d'Arndt et du Baron von Stein ne seront pas traduits dans la réalité, à
cause de la « trahison des princes allemands », de l'« obstination
têtue des principules et ducaillons », préférant l'expédiant d'une
restauration absolutiste pure et simple.
Le désordre des nationalismes
[En
réaction à la mise sous tutelle politique et religieuse au XVIIe s. du
royaume de Bohême (en grande majorité protestant) par les Habsbourg, à
partir de la Révolution francaise et surtout à partir du Printemps des
Révolutions de 1848 (suite à la “Constitution d'avril” de l'Autriche),
une renaissance nationale tchèque prend forme. La langue tchèque est
purifiée des germanismes qu'elle avait naturellement adopté tout au long
de la coexistence avec la minorité allemande, sous l'influence, entre
autres, de František Palacký (1798-1876, ci-dessous). Connu à l'Ouest
que pour sa participation à la révolution de 1848, ses travaux
d'historien, qui ont amorcé le renouveau national tchèque, sont en
revanche beaucoup moins connus. Son Histoire de la nation tchèque
est un monument d'érudition. Dans son cas, comme dans celui de
Grundtvig au Danemark, de Conscience en Flandre ou de Hoffman von
Fallersleben en Flandre et en Allemagne, le nationalisme qu'il développe
est un nationalisme issu d'une nouvelle “première fonction” ancrée dans
le peuple et non plus aliénée. Ce nationalisme-là prend ses distances
par rapport au jingoïsme des marchands et du tiers-état bourgeois. En
tant que député tchèque, F. Palacký défendit tout d'abord la politique
de l'austroslavisme, d'une Autriche forte et indépendante, fédéralisée
et garante des “petites” nations d’Europe centrale menacées tant par les
Allemands que les Russes et, selon Marx lui-même, vouées à disparaître…
Craignant, dans le cas de l'intégration de l'Autriche dans l'Allemagne
réunifiée, la dissolution de la nation tchèque dans une “mer allemande”,
il préférera soutenir la politique polonaise, malgré de grandes
déclarations progaliciennes, et finira même par se tourner vers la
Russie quand Vienne le trahira. En effet la fondation en 1867 d’un
empire dual austro-hongrois, excluant les Slaves qui n’aspiraient qu’à
transformer l’empire en une confédération de peuples égaux, replacera la
Russie au centre du panslavisme]
Comment
le nationalisme va-t-il évoluer, à la suite de cette naissance
tumultueuse dans les soubresauts de la Révolution ou du soulèvement
allemand de 1813 ? Il évoluera dans le plus parfait désordre : la
bourgeoisie invoquera le nationalisme dans l'esprit de 1789 ou de la
Convention, les socialistes dans la perspective fédéraliste ou dans
l'espoir de voir la communauté populaire politisée s'étendre à tous les
états de la société, les Burschenschaften allemandes contre les Princes et l'ordre imposé par Metternich à Vienne en 1815, les narodniki
russes dans la perspective d'une émancipation paysanne généralisée,
etc. Le mot “nationalisme” en vient à désigner des contenus très
divers, à recouvrir des acceptions très hétérogènes.
En
Hongrie, avec Petöfi, le nationalisme est un nationalisme ethnique de
libération comme chez Arndt et Jahn. En Pologne, l'ethnisme slavisant se
mêle, chez Mickiewicz, d'un messianisme catholique anti-russe et
anti-prussien, donc anti-orthodoxe et anti-protestant. En Italie, avec
Mazzini, il est libéral et illuministe. En Allemagne avec Jahn et au Danemark, avec Grundtvig,
il est nationalisme de libération, ethniste, ruraliste, racialisant
et s'oppose au droit romain (non celui de la vieille Rome
républicaine mais celui de la Rome décadente et orientalisée,
réinjecté en Europe centrale entre le XIIIe et le XVIe
siècles), c'est-à-dire à la généralisation d'un droit où l'individu
reçoit préséance, au détriment des communautés ou de la nation.
Dans
l'Allemagne nationale-libérale de Bismarck, le Tiers-état allemand
accède au pouvoir tout en concédant une bonne législation sociale au
quint-état ouvrier. La France de la IIIe République consolide le
pouvoir bourgeois mis en selle lors de la Convention. Entre 1914 et
1918, le monde assiste à la conflagration généralisée des nationalismes
tiers-étatistes. En 1919, à Versailles, l'Ouest impose le principe de
l'auto-détermination dans la Zwischeneuropa, l'Europe sise
entre l'Allemagne et la Russie. La France va ainsi accorder aux
Polonais et aux Tchèques ce qu'elle refusera toujours aux Bretons, aux
Alsaciens, aux Corses et aux Flamands. Mais cette auto-détermination
n'est pas accordée directement aux peuples pris dans leur globalité,
mais aux militaires polonais ou roumains, aux clubs tchèques
(Masaryk), etc.
Ces
strates dirigeantes, exploitant à fond les idéologèmes nationalistes,
ont affaibli leurs peuples en imposant des budgets militaires
colossaux, notamment en Pologne et en Roumanie. Dans ce dernier pays, ce
n'est pas un hasard non plus si la contestation néo-nationaliste,
hostile au nationalisme de la monarchie et des militaires, se soit basée
sur les idéologies agrariennes (poporanisme) ou les ait faits dévier
dans une sorte de millénarisme paysan, comparable, écrit Nolte (3), aux
millénarismes de la fin du Moyen Âge ouest-européen (Légion de
l'Archange Michel, Garde de Fer).
La classification de Carlton J.H. Hayes
Devant
ce désordre événémentiel, la pensée européenne n'a pas été capable
d'énoncer tout de suite une théorie scientifique, assortie d'une
classification claire des différentes manifestations de l'idéologie
nationaliste. Avec un tel désordre de faits, une typologie est
nécessaire, vu qu'il y a pluralité d'acceptions. Les linéaments de
nationalisme se sont de surcroît mêlés à divers résidus, plus ou moins
fortement ancrés, d'idéologies non nationales, non limitées à un espace
ou à un temps précis. La première classification opératoire n'a
finalement été suggérée qu'en 1931 par l'Américain Carlton J.H. Hayes
(4). Celui-ci distinguait :
- 1) Un nationalisme humanitaire, faisant appel à des valeurs intériorisées et critique vis-à-vis du système en place. L'idéologie humanitaire pouvant reposer tantôt sur la morale tantôt sur la culture ;
- 2) Un nationalisme jacobin, réclamant une adhésion formelle, donc extérieure, et s'instaurant comme système de gouvernement ;
- 3) Un nationalisme traditionaliste, autoritaire et contre-révolutionnaire, explorant peu les ressorts de l'intériorité humaine, et s'opposant au système en place au nom d'une tradition, posée comme pure, comme réceptacle exclusif de la vérité ;
- 4) Un nationalisme libéral, se réclamant du droit ou des droits, généralement hostile au système en place, car celui-ci n'accorde aucun droit à certaines catégories de la population ou n'en accorde pas assez au gré des protagonistes du nationalisme ;
- 5) Un nationalisme intégral, opérant une synthèse de différents éléments idéologiques pour les fusionner en un nationalisme opératoire. Maurras est le théoricien par excellence de ce type de nationalisme de synthèse, hostile, lui aussi, au régime en place.
Le
découpage que nous suggère Carlton J.H. Hayes est intéressant mais
l'expérience historique nous prouve que les nationalismes qui ont fait
irruption sur la scène politique européenne ont souvent été des mixtes
plus complexes, vu les affinités qui pouvait exister entre ces
différents nationalismes, comme par ex. entre le nationalisme
humanitaire et le nationalisme libéral, entre le libéralisme et le
jacobinisme, entre les traditionalistes et les nationalistes
intégraux, etc.
Nation-État et de Nation-Culture chez Hans Kohn
Hans Kohn (5), disciple de Meinecke, réduira conceptuellement la pluralité des nationalismes à 2 types de base :
- 1) les nationalismes émanant de la Nation-État, d'essence subjective et politique, où l'on adhère à une nation comme à un parti. C'est une conception occidentale, d'après Kohn ;
- 2) les nationalismes émanant de la Nation-Culture, d'essence objective et culturelle, déterminée par une appartenance ethnique dont on ne peut se débarrasser aisément. C'est une conception orientale, slave et germanique, d'après Kohn.
L'Occident,
selon sa classification, développerait donc une idée de la nation
comme communauté volontaire, comme un « plébiscite de tous les jours »
(Renan). Jordis von Lohausen,
géopoliticien autrichien contemporain, disait dans ce sens que l'on
pouvait devenir français ou américain comme l'on devient musulman :
par simple décision personnelle et par acceptation de valeurs
universelles non liées à du réel concret, à un lieu précis et objectif.
L'Est
européen développe une approche contraire des faits nationaux. Cette
approche, dit Kohn, est déterministe : on appartient à une nation
comme on appartient à une famille, pour le meilleur et pour le pire.
Kohn
en déduit que les approches occidentales sont libérales,
démocratiques, rationnelles et progressistes. Les approches orientales,
quant à elles, sont irrationnelles, anti-individualistes, passéistes,
voire “fascistes” et “racistes”.
Cette
dichotomie, un peu simple, mérite une critique. En effet, les
nationalismes jacobins, occidentaux, de facture libérale et
démocratique, se sont montrés agressifs dans l'histoire, bellogènes,
incapables de créer des consensus réels et d'organiser les peuples (de
faire des peuples des organismes harmonisés). Quant aux nationalismes
dits orientaux, ils reposent sur un humanisme culturel, dérivé de
Herder, qu'il serait difficile de qualifier de “fasciste”, à moins de
condamner comme telle toute investigation d'ordre culturel ou
littéraire dans un humus précis. Par ailleurs, l'Irlande qui est située
à l'Ouest du continent européen, n'est ni slave ni germanique mais
celtique, déploye un nationalisme objectif, ethnique, culturel,
littéraire qui n'a jamais basculé dans le fascisme. De même pour l'Écosse, le Pays de Galles, la Flandre, la Catalogne, le Pays Basque.
La
Pologne, située à l'Est, assimile de force les Ruthènes, les Kachoubes,
les Lithuaniens, les Ukrainiens, les Allemands et les Tchèques qui
tombent sous sa juridiction non pas au nom d'un nationalisme ethnique
polonais mais au nom d'une idéologie universaliste messianisée, le
catholicisme. Si bien que tous les Slaves catholiques sont considérés
comme Polonais, en dépit de leur nationalité propre. Dans la Russie
du XIXe siècle, le
nationalisme est un mixte qui n'a rien de la netteté dichotomique de
Kohn : l'étatisme anti-volontariste, mi-occidental mi-oriental, se
conjugue au panslavisme culturel, “oriental” et non humaniste, et au
narodnikisme, “oriental” et humaniste.
Le rôle du facteur « temps » chez Theodor Schieder
Theodor
Schieder (6) critique les classifications de Hayes et de Kohn, parce
qu'il les juge trop figées et parce qu'elles ne tiennent pas compte du
facteur temps. La formation des nationalismes européens s'est déroulée
en plusieurs étapes, dans 3 zones différentes. La première étape s'est
déroulée en Europe occidentale ; la seconde étape, en Europe centrale ;
la troisième étape, en Europe orientale. En Europe occidentale,
c'est-à-dire en France et en Angleterre, le cadre territorial national
était déjà là ; il n'y a donc pas eu besoin de l'affirmer. Le Tiers-état
s'émancipe dans ce cadre et conserve les éléments d'universalisme
propre au Lumières parce que le romantisme attentif aux spécificités
ethno-culturelles ne s'est pas encore développé. La culture est
toujours au stade du subjectif-universaliste et non encore au stade de
l'objectif-particulariste.
Ce
qui explique qu'en Angleterre, le terme « nationalisme » sert à
désigner des mouvements de mécontents sociaux en Irlande, en Écosse,
au Pays de Galles. Cette acception, à l'origine typiquement britannique,
du terme nationalisme est passée aux États-Unis : on y parle du
“nationalisme noir” pour désigner le mécontentement des descendants des
esclaves africains importés en Amérique, jadis, dans les conditions
que l'on sait. Aux États-Unis comme en France, le nationalisme ne peut
être ni objectif ni linguistique ni ethnique mais doit être subjectif et
politique parce ces pays sont pluri-ethniques et, au départ, peu
peuplés, donc contraints de faire appel à l'immigration. Tout recours à
l'objectivité ethno-linguistique y briserait la cohésion
artificielle, obtenue à coup de propagande idéologique.
En
Europe centrale, il a fallu d'abord que les nationalismes créent le
cadre territorial sur le modèle des cadres occidentaux. C'est ainsi que
l'on a pu observer, dans la première moitié du XIXe
siècle, les lents processus des unifications allemande et italienne. Il
a fallu aussi chasser les puissances tutrices (la France en Allemagne
; l'Autriche en Italie). L'obsession de se débarrasser des armées
napoléoniennes et de l'administration française ainsi que de ses
reliquats juridiques est bien présente dans les écrits des ténors du
nationalisme allemand du début du XIXe s. : chez Arndt, chez Jahn et chez Kleist.
Dans
cette première phase, le nationalisme émergeant révèle une
xénophobie, qui unit le peuple en vue d'un objectif précis, la
libération du territoire national, et qui, sur le plan théorique,
cherche à démontrer une homogénéité somatique de tout le corps social
et populaire. Ensuite, la démarche unificatrice passe par
l'élaboration d'un droit alternatif, devant nécessairement accorder un
plus en matière de représentation que le droit ancien, imposé par une
puissance extérieure. D'où, en Allemagne, la recherche constante
d'une alternative au droit romain et la volonté d'un retour au droit
coutumier germanique, laissant plus de place aux dimensions
communautaires, territoriales ou professionnelles (cf. Otto von
Gierke), ce qui permet de répondre aux aspirations concrètes
d'autonomie communale et aux volontés d'organisation syndicale,
exprimées dans la population.
En
Europe orientale, les processus nationalitaires se heurtent à une
difficulté de taille : créer un cadre est excessivement compliqué, vu
la mosaïque ethnique, à enclaves innombrables, qu'est la partie
d'Europe sise entre l'Allemagne et la Russie. Cette difficulté explique
la neutralisation de cette zone bigarrée au sein d'empires
pluri-nationaux. La raison d'être de la monarchie austro-hongroise
était précisément due à l'impossibilité d'un découpage territorial
cohérent sur base nationale dans cette région, ce qui l'aurait
affaiblie face à la menace ottomane.
Pendant
la guerre 14-18, Allemands et Autrichiens renoncent, sur le plan
théorique, à l'idéologie nationale, tandis que l'Entente et les
États-Unis, malgré leurs idéologies dominantes cosmopolites,
instrumentalisent, contre la logique fédérative autrichienne, le
fameux principe wilsonien de l'« auto-détermination nationale » (7).
Quand, à Versailles, sous l'impulsion de Wilson et de Clemenceau, on
accorde à l'Europe orientale l'auto-détermination, on le fait par
placage irréfléchi du modèle jacobin, subjectivo-politique, sur la
mosaïque ethnique, objectivo-culturelle. Le mélange du nationalisme
subjectif et des faits objectifs d'ordre ethnique et culturel a
provoqué l'explosion d'irrédentismes délétères.
Le nationalisme des « petits peuples » dans les travaux de Miroslav Hroch
Miroslav
Hroch (8), de nationalité tchèque, analyse le nationalisme des «
petits peuples », soit les nationalismes norvégien, finlandais,
flamand, baltes et tchèque. Ces nationalismes, tous culturels à la
base, ont également évolué en 3 étapes.
La première de ces étapes est la phase intellectuelle, « philologique », où des érudits redécouvrent le Kalevala
en Finlande ou exhument de vieilles poésies ou épopées ou, encore,
créent des romans historiques comme Conscience en Flandre.
L'archéologie, la littérature et la linguistique sont mobilisées pour
une « prise de conscience ». Vient ensuite la seconde phase, celle du
réveil, où cette nouvelle culture encore marginale passe des érudits
aux intellectuels et aux étudiants. Le Tchèque Palacký (9) a été, par
ex., l'initiateur d'un tel passage dans la société tchèque du début du
XIXe s. La troisième phase est celle où le nationalisme, au préalable
engouement d'érudits et d'intellectuels, devient « mouvement
populaire », atteint les masses qui passent, ainsi, à une «
conscience historique » [ex. récent : cas slovaque]. C'est la littérature, dans tous ces cas, qui est le moteur d'un mouvement social. Au XIXe
s., dans le sillage du romantisme, c'est le roman qui a joué le rôle de
diffuseur. Aujourd'hui, ce pourrait être le cinéma ou la bande
dessinée.
Qui
porte cette évolution ? Ce n'est pas, comme dans les cas des
nationalismes tiers-étatistes, la bourgeoisie industrielle ou marchande.
Celle-ci ne montre aucun intérêt pour la philologie, la poésie ou le
roman historique. Sur le plan culturel, elle est strictement analphabète
(Kulturanalphabet, dirait-on en allemand). Le
nationalisme des « petits peuples » émane au contraire de
personnalités cultivées, issues de classes diverses, mais toutes
hostiles à la caste marchande inculte (les « Philistins », disait
l'humaniste anglais Matthew Arnold). Schumpeter, en économie, Veblen,
en sociologie, ont montré combien puissante était cette hostilité du
peuple, des clergés et des aristocrates à l'encontre des riches sans
passé, porteurs de la civilisation capitaliste.
Constatant
que cette haine allait croissante, Schumpeter prévoyait la fin du
capitalisme. Cette haine est donc partagée entre d'une part, les
nationalismes culturels et, d'autres part, les gauchismes de toutes
moutures, qui, quand ils conjuguent leurs efforts et abandonnent le faux
clivage gauche/droite en induisant un nouveau clivage, cette fois entre
cultivés et non-cultivés, font sauter la domination des castes
marchandes, spéculatrices et incultes (« middelmatiques » disait le
socialiste belge Edmond Picard).
Des intellectuels issus des milieux paysans
Les
intellectuels qui initient ces nationalismes de culture sont souvent
issus de milieux populaires paysans, ruraux, ou sont de petits
hobereaux cultivés, dépositaires d'une « longue mémoire ». Miroslav
Hroch pose, après ce constat sur l'origine sociale de ce type
d'intellectuels, une question cruciale : sont-ils des «
modernisateurs » (progressistes) ou des « traditionalistes »
(réactionnaires et passatistes) ? Dans sa réponse, Hroch reconnaît
que ces intellectuels sont plutôt des « modernisateurs », vu qu'ils
cherchent à redonner un bel éclat à leur patrie et à souder leur peuple,
de façon à ce qu'il échappe au déracinement de la révolution
industrielle.
Les
nationalismes de culture sont tous nés dans des régions d'Europe
développées, au passé riche. La Flandre a été une zone urbanisée depuis
le Moyen Âge. Le Pays Basque est la zone la plus évoluée d'Espagne,
qui, après une brève éclipse au XIXe siècle sur fond de pronunciamentos castillans, a connu un nouvel essor au XXe
s. Même chose pour la Catalogne. La Finlande dispose d'une bonne
industrie et présente un bon alliage politique fait de ruralité et de
modernité. La Norvège a toujours eu d'excellents chantiers navals et
dispose, aujourd'hui, d'une industrie électronique de premier plan,
capable de fabriquer des missiles modernes. La Bohème-Moravie a été,
après l'Allemagne, la principale zone industrielle d'Europe centrale
et Prague a une université pluri-séculaire.
Au
vu de ces faits, le reproche de passéisme qu'adressait Kohn aux
nationalismes de culture ne tient pas. Notre conclusion : le
nationalisme est difficilement acceptable quand il émane du Tiers-état,
parce qu'il véhicule alors l'égoïsme de classe et l'impolitisme
délétère à long terme du libéralisme ; il est acceptable quand il émane
d'une sorte de « première fonction » reconstituée dans le fond-de-peuple
enraciné et encore doté de sa « longue mémoire ».
E.H. Carr et le reflet des périodes de l'histoire européenne dans la définition des nationalismes
Pour
l'historien britannique E.H. Carr, les nationalismes, aux divers
moments de leur évolution, sont des reflets de l'idéologie politique
et économique dominante de leur époque. Ainsi, avant 1789, le
nationalisme — ou ce qui en tenait lieu avant que le vocable ne se soit
imposé dans le vocabulaire politique — dans les États au cadre
territorial formé, comme la France ou l'Angleterre, est régalien ; il
est le corollaire du pouvoir royal et inclut dans ses corpus doctrinaux
l'idéal mécaniciste et absolutiste en vigueur chez les théoriciens
du politique au XVIIIe siècle.
De
1789 à 1870, le nationalisme est démocratique ; la révolution de 1789
est démocratique et libérale, bourgeoise et tiers-étatiste. En 1813,
en Allemagne, avec Arndt et Jahn, elle s'adresse à l'ensemble du
peuple, paysannerie comprise. En 1848, elle est démocratique au sens
le plus utopique du terme, tant à Paris qu'à Francfort. De 1870 à 1939,
quand on abandonne petit à petit les principes libéraux et l'économie
du “laisser-faire”, le nationalisme devient socialiste car il faut
impérativement organiser l'industrie et les masses ouvrières, ce que
l'utopisme libéral n'avait pas prévu, aveuglé qu'il était par le mythe
de la “main invisible” que Hayek nommera, quelques décennies plus tard,
la « catallaxie ». Bismarck accorde aux ouvriers une protection
sociale.
Les idéologies planistes (De Man, Freyer), le stalinisme, le fascisme (sur-tout dans sa dimension futuriste et industrialiste), le New Deal
de Roosevelt et le national-socialisme hitlérien (avec ses
constructions d'autoroutes et son Front du Travail) visent à faire
accèder leur nation à la puissance et y parviennent en appliquant de
nouvelles méthodes, chaque fois différentes mais radicalement autres
que celles appliquées aux époques antérieures. La France et
l'Angleterre, véhiculant des nationalismes anciens, de type régalien,
et appliquant en économie les théorèmes du libéralisme, intègrent mal
leurs classes ouvrières et ne parviennent pas à asseoir en elles une
lo-yauté optimale.
L'Allemagne
bismarckienne, en effet, a été un modèle d'intégration social à son
époque. Appliquant les théories de l'économiste Friedrich List sur les tarifs douaniers protecteurs de toute industrie naissante, le gouvernement impérial impose les Schutzzölle
en 1879 qui protègent non seulement le capital national mais aussi le
travail national, ce qui lui vaut la reconnaissance de la
social-démocratie dirigée à l'époque par Ferdinand Lassalle. Dès que le
capital et le travail sont protégés, il faut les organiser,
c'est-à-dire les rendre ou les re-rendre « organiques ». Pour ce faire,
il a fallu injecter de la protection sociale et légiférer dans le sens
d'une sécurité sociale.
La
nation, dans cette optique, était le système qui “organisait” et
octroyait de la protection. Nation et système social se voyaient
désormais confondus dans la classe ouvrière : le patriotisme du
“prolétariat” allemand en 1870 et en 1914 venait du simple fait que ces
masses ne souhaitaient ni le knout russe archaïsant ni l'arbitraire
libéral français ou anglais. En août 1914, les travailleurs allemands
couraient aux armes pour que Russes et Français ne viennent pas réduire
à néant la sécurité sociale construite depuis Bismarck et non pas
pour la gloire du Kaiser ou de la Sainte-Allemagne des réactionnaires
et des romantiques médiévisants.
Pour
E.H. Carr, la phase 1 du nationalisme est régalienne et portée par
les cours et l'aristocratie ; la phase 2 est politique et démocratique
; sa classe porteuse est la bourgeoisie ; la phase 3 est économique
et portée par les masses. Les nations à nationalisme de phases 1 et 2
ont opté pour un colonialisme, où les territoires d'outre-mer devaient
servir de débouchés à l'industrie métropolitaine que, du coup, on ne
modernisait plus. Les nationalismes de phase 3 préfèrent la «
colonisation intérieure », c'est-à-dire la rentabilisation maximale
des terres en friches de la métropole, des énergies nationales, des
ressources du territoire. Cette « colonisation intérieure » a pour
corollaire un système d'éducation très solide et très complexe. En bout
de course, ce sont les nations qui ont renoncé au libéralisme stricto sensu et au colonialisme qui sortent victorieuses de la course économique : le Japon et l'Allemagne.
Le nationalisme contre les établissements ?
Donc
tout nationalisme efficace doit être une idéologie contestatrice ; il
doit toujours vouloir miner les établissements qui s'endorment sur
leurs lauriers ou veulent bétonner des injustices. Il doit vouloir
l'émancipation des masses et des catégories sociales dont
l'établissement refuse l'envol et vouloir aussi leur intégration
optimale dans un cadre solide, épuré de toutes formes de
dysfonctionnements. Il n'y a aucun vrai nationalisme possible dans
une société qui dysfonctionne à cause de sa maladie libérale. Les
discours nationalistes dans les sociétés libérales sont des hochets,
des joujoux, de la propagande, de la poudre aux yeux.
Dans
les sociétés protégées, appliquant intelligemment et souplement les
principes du protectionnisme, qui permet l'éclosion d'un
capitalisme national, d'un socialisme national, d'une pédagogie
nationale, le nationalisme devient automatiquement l'idéologie de
ceux que favorise le protectionnisme, contre le cosmopolitisme libéral
et l'internationalisme prolétarien qui sont des fois sans ancrage
social réel et conduisent les sociétés à la ruine ou à la
déliquescence. Aujourd'hui, comme il n'y a plus de volonté
protectionniste, ni à l'échelon étatique ni à l'échelon continental,
il n'y a plus de nationalisme, si ce n'est des contre-façons
grotesques, à verbosité militariste, qui servent de véhicule à
d'autres utopies internationalistes, comme, par ex., les intégrismes
religieux ou les stratégies néo-spiritualistes qui nous viennent
des États-Unis ou de Corée.
Les nouveaux fronts
Chaque
étape du développement de la pensée nationale crée de nouveaux fronts
politiques, que le manichéisme de la pensée d'aujourd'hui refuse de
percevoir. Avant 1789, le morcellement territorial des États et les
douanes intérieures constituaient des freins à l'expansion du
libéralisme et de l'industrie. La nécessité de les éliminer a généré une
idéologie à la fois nationale (parce que la nation était le cadre
élargi nécessaire à la promotion des industries et manufactures) et
libérale (l'accession du Tiers-état marchand à la gestion des
affaires). Cette idéologie mettait un terme aux dimensions
rigidifiantes et fossilisantes de l'Ancien Régime.
Mais
quand le libéralisme a atteint ses limites et montré qu'il pouvait
dissoudre mais non organiser, l'idéologie idéale à appliquer dans le
cadre concret de la nation est devenue le protectionnisme. Par la
création de zones autarciques à dimensions territoriales précises —
la nation, l'État — le pouvoir mettait un frein aux velléités
cosmopolites donc dissolutives du libéralisme. L'Angleterre, ayant
une longueur d'avance dans la course à l'industrialisation,
exploitait à fond la pratique du libre-échange pour inonder de ses
produits les pays d'Europe non encore industrialisés ou moins
industrialisés, empêchant du même coup le développement d'un tissu
industriel autochtone et privant la population d'opportunités
multiples. Le cosmopolitisme est précisément l'idéologie qui, sous
prétexte d'élargir les horizons à l'infini, refuse de tourner son
regard vers la concrétude ambiante et condamne du même coup la
population fixée dans et sur la concrétude ambiante à demeurer dans ses
chaînes. L'idéologie cosmopolite des Lumières servait l'Angleterre
au XIXe siècle comme elle sert les États-Unis aujourd'hui.
De
cet état de choses découlent précisément les nouveaux fronts. Le
regalien, qui est politique pur, et le protectionnisme, qui veut
intégrer les masses ouvrières et fortifier l'économie, s'opposent avec
une égale vigueur au libéralisme cosmopolite. Le monarchisme, le
socialisme et le syndicalisme (ersatz à l'ère industrielle des
associations professionnelles d'Ancien Régime) s'oppose tantôt dans
le désordre tantôt dans l'ordre au libéralisme.
Les
idéologues libéraux comme Hayek et von Mises ou, dans une moindre
mesure, Myrdal, décrivent le socialisme et le syndicalisme comme «
réactionnaires » parce qu'ils s'opposent à l'expansion illimitée du
capitalisme. Cette attitude procède d'un refus des léviathans
équilibrants, d'un refus de mettre un frein aux désirs utopiques et
subjectifs, irréalisables parce que trop prétentieux. Le politique
étant précisément la création de tels « léviathans équilibrants »,
on peut déduire que le libéralisme, fruit de l'idéologie des
Lumières, est anti-politique, cherche à briser le travail éminemment
humain — l'homme étant zôon politikon — du politique.
Le
retour de Hayek et de von Mises dans un certain discours conservateur,
aux États-Unis, en Angleterre et en France et d'une vulgate idéologique
insipide ayant pour thème les « droits de l'homme », de même que la
destruction de l'Irak baasiste et de l'institutionalisation, amorcée
par Kouchner, du droit d'ingérence dans les affaires intérieures de pays
tiers, avec la triste affaire des Kurdes, participe d'une
totalitarisation du libéralisme qui, par la force militaire les 3
puissances où le conservatisme se réclame de Hayek et les gauches du
discours « droits-de-l'hommard », cherche à homogénéiser la planète en
brisant par déchaînement de violence outrancière (la destruction des
colonnes irakiennes en retraite par bombes à neutrons et à effet de
souffle) les petits léviathans locaux, ancrés régionalement. Comme par
hasard, les 3 puissances qui amorcent cette apocalypse sont celles
dites de l'« Ouest » dans le discours anti-impérialiste de l'école
nationale-bolchévique (Niekisch, Paetel)…
Le
commun dénominateur politisant du conservatisme monarchiste, créateur
de léviathans non socialisés, et du syndicalisme, organisateur du
tissu social, explique le rapprochement entre l'AF et les
syndicalistes soréliens au sein du Cercle Proudhon en 1911-12, le
rapprochement entre De Man et Léopold III en Belgique, le
rapprochement — hélas marginalisé — entre le CERES de Chevénement et
la NAR monarchiste…
L'exemple latino-américain
En
1945, le monde assiste à l'achèvement de la dynamique enclenchée par
les nationalismes européens. Ce ne sont plus désormais des nations qui
s'affrontent mais des blocs idéologiques transnationaux à vocation
globale. Une sorte de nouvelle guerre de religion commence, réclamant,
surtout chez les communistes, une forte dose de foi, qu'un Sartre
contribuera notamment à injecter. Le nationalisme glisse alors vers
le Tiers-monde, comme l'avait prévu le géopoliticien allemand Karl Haushofer.
En
effet, en 1949, la Chine de Mao proclame son autarcie par rapport
aux grands flux financiers internationaux, vecteurs du processus de
dénationalisation. Malgré le discours
communiste-internationaliste, la Chine se replie sur elle-même,
redevient nationale-chinoise, repli qui sera encore accentué par la
« révolution culturelle » des années 60. En 1954, l'Égypte de
Nasser, à son tour, tente de se déconnecter des grands circuits
occidentaux. Les nationalismes du Tiers-monde visent donc
l'indépendance, essayent la non-intégration dans la sphère
américaine, que Roosevelt et Truman voulaient étendre au monde entier
(d'où l'expression « mondialisme »).
Le
modèle dans le Tiers-monde est, tacitement, celui de l'Allemagne
nationale-socialiste, et, plus officiellement, celui de la Russie de
Staline. Mais le Tiers-monde n'est pas homogène : l'Amérique latine,
par ex., était déjà, par l'action des bourgeoisies « monroeïstes
», dans l'orbite américaine avant-guerre comme nous le sommes
aujourd'hui. C'est pourquoi, les Latino-Américains ont pensé un
nationalisme de libération continental qui peut nous servir
d'exemple, à condition que nous ne le concevions plus sur le mode trop
romantique du guévarisme d'exportation qui avait, jadis, séduit la
génération de ceux qui ont aujourd'hui entre 40 et 50 ans. Mis à part
ce nationalisme de libération, l'Amérique latine présente :
- 1) Un nationalisme d'intégration pour populations hétérogènes (Mexique-Brésil).
- 2) Un nationalisme hostile aux investisseurs étrangers à l'espace latino-américain. Ce nationalisme continentaliste avait été surtout développé au Chili (avant Pinochet) et en Bolivie.
- 3) Un nationalisme qui est recours au passé pré-colonial. Ce nationalisme a surtout été théorisé par le Péruvien Mariategui. Il s'apparente du point de vue des principes aux nationalismes de culture européens, comme le nationalisme finlandais qui exhume le Kalevala ou le nationalisme irlandais qui exhume balades celtiques et épopée de Cuchulain, etc. Ou qui recourt au passé pré-chrétien de l'Europe.
- 4) Un nationalisme dérivé du populisme urbain, dont l'expression archétypique demeure le péronisme argentin.
Ces
4 piliers théoriques du nationalisme continentaliste
latino-américain réduisent à néant les clivages gauche/ droite
conventionnels ; en effet, on a vu alternativement groupes de «
gauche » et groupes de « droite » se revendiquer tour à tour de l'un ou
l'autre de ces piliers théoriques.
En
quoi ces piliers théoriques peuvent-ils servir de modèles pour l'Europe
? Quand le nationalisme de la gauche chilienne exprime son agressivité
tranchée à l'égard des exploiteurs étrangers, il a le mérite de la
clarté dans la définition et la désignation de l'ennemi, acte
politique par excellence, comme nous l'ont enseigné Carl Schmitt et Julien Freund.
Quant
au nationalisme péruvien, théorisé par Mariategui, il constitue un
mixte de dialectique indigéniste et de dialectique économiste. La
lutte contre l'exploitation économique passe par une prise de
conscience indigéniste, dans le sens où le retour aux racines indigènes
implique automatiquement une négation du système économique colonial.
L'anti-impérialisme, dans la perspective péruvienne-indigéniste,
consiste à recourir aux racines naturelles, non aliénées, du peuple.
Cet indigénisme est hostile aux nationalismes des « bourgeoisies
monroeistes », d'origine coloniale et alignées généralement sur les
États-Unis avec, comme seul supplément d'âme, un esthétisme
européisant, tantôt hispanophile, tantôt francophile ou anglophile.
Les
mythes castriste, guévariste, sandiniste, chilien ont eu du succès en
Europe parce qu'inconsciemment, ils correspondaient à des désirs que
les Européens n'exprimaient plus en leur langage propre, qu'ils avaient
refoulés. Lorsque l'on analyse des textes cubains officiels, parus
dans la célèbre revue Politica Internacional (La Havane)
(10), on découvre une analyse pertinente de l'offensive culturelle
américaine en Amérique latine. Par l'action dissolvante de
l'américanisme, la culture cesse d'être conscience historique et
politique et se mue en instrument de dépolitisation, d'aliénation,
par surenchère de fiction, de psychologisme, etc. Nous pourrions
comparer cette analyse, très courante et généralisée dans le
continent latino-américain, à celle qu'un Steding
(11) avait fait du neutralisme culturel dépolitisé en Hollande, en
Suisse et en Scandinavie ou à celle que Gobard avait fait de
l'aliénation culturelle et linguistique en France (12).
Indigénisme, populisme ou nationalisme ?
En
conclusion, toute idéologie et toute pratique politique qui veulent
prendre en compte les racines du peuple, ses productions culturelles
doivent :
- 1) tenir compte des lieux et du destin qu'ils imposent, ce qui implique une politique régionaliste fédérante à tous les échelons ; c'est là une logique fédérante
- 2) opérer un retour aux racines, par un travail archéologique et généalogique constant, de façon à pouvoir repérer les moments où ont été imposées des structures aliénantes, à comprendre les circonstances de cette anomalie et à en combattre les résidus ; c'est là une logique indigéniste ;
- 3) déconstruire les mécanismes aliénants introduits dans nos tissus sociaux au moment de la révolution industrielle (une relecture de Carlyle s'impose à ce niveau) et organiser les nouvelles jungles urbaines, ce qui signifie ré-enraciner les populations agglutinées dans les grandes métropoles ; c'est là une logique justicialiste et populiste ;
- 4) rassembler les peuples et les entités politiques de dimensions réduites au sein de grands espaces économiques semi-autarciques, dépassant l'étroitesse de l'État-Nation ; c'est une logique continentaliste ou « regnique » (reichisch) ;
- 5) rompre avec les nationalismes séculiers et laïques classiques, nés à l'époque des Lumières et véhiculant sa logique d'homogénéisation, éliminatrice de nombreux possibles (l'omologazzione de Pier Paolo Pasolini) ; rompre également avec les nationalismes qui se sont rebiffés contre les Lumières pour retomber dans le fantasme de la conversion forcée, dans un culturalisme passéiste conservateur et déréalisé.
Une idéologie politique est acceptable — qu'elle se donne ou non l'étiquette de « nationaliste » — si et seulement si :
- 1) elle se fonde sur une « culture » enracinée, impliquant une conscience historique et portée par une sorte de nouvelle « première fonction » (au sens dumézilien du terme) ;
- 2) si cette nouvelle « première fonction » est issue du fond-du-peuple (principe d'indigénat) ;
- 3) si elle donne accès à une représentation juste et complète à toutes les strates sociales ;
- 4) si elle organise une sécurité sociale et prévoit une allocation fixe garantie à chaque citoyen, ce qui n'est possible que si l'on limite sévèrement l'accès à la citoyenneté, laquelle doit désormais comprendre le droit à un pécule mensuel garanti, permettant une relative indépendance de tous (diminution de la dépendance du salariat, égalité des chances, accès possible au recylage professionnel ou à de nouvelles études, garantie de survie et d'indépendance de la mère au foyer, meilleures chances pour les enfants des familles nombreuses) ; comme la richesse nationale ou régionale n'est pas extensible à l'infini, les droits inhérents à la citoyenneté doivent rester limités à l'« indigénat » (selon certains principes institués en Suisse) ;
- 5) si elle organise l'affectation des richesses financières nées des prestations de l'indigénat dans le cadre de son « espace vital », de façon à renoncer à toutes formes de colonialisme ou de néo-colonialisme financier aliénant et à n'accepter, en matières de colonisation, que les « colonisations intérieures » (ère agronomique en France au XIXe s., assèchement des Polders aux Pays-Bas ou des marais pontins en Italie, colonisation des terres en friche du Brandebourg ou de Transylvanie par des communautés paysannes autonomes, mobilisation de toutes les énergies de la population sans recours à l'immigration comme au Japon) ;
- 6) si elle traque toutes les traces d'universalisme militant et homogénéisant, toujours susceptible de faire basculer les communautés humaines concrètes dans l'aliénation par irréalisme têtu : cette traque, objet d'une vigilance constante, permet l'envol d'une appréhension du monde réellement universelle, qui accepte le monde tel qu'il est : soit bigarré et kaléidoscopique.
Enfin,
toute idéologie acceptable doit affronter et résoudre les grands
problèmes de l'heure ; ce serait notamment aujourd'hui l'écologie. Le
nationalisme classique, ou celui qui resurgit aujourd'hui, n'insiste
pas assez sur les dimensions indigénistes, populistes-justicialistes et
continentalistes. Il est dans ce sens anachronique et incapacitant.
Il reste tiers-étatiste dans le sens où il n'est plus universel comme
l'était la pensée de la caste souveraine des sociétés traditionnelles,
ce qui explique qu'il est incapable de penser la dimension continentale
ou l'idée de Regnum (Reich) et qu'il refuse de
prendre en compte le fait du fond-du-peuple, propre des quart-état et
quint-état. Le nationalisme risque d'occulter 2 dimensions : l'ouverture
au monde et le charnel populaire. Il reste à mi-chemin entre les 2
sans pouvoir les englober dans une pensée qui va au-delà du simple
positivisme.
► Robert Steuckers, Vouloir n°73-75, 1991.
♦ Pour faire le point : Les grandes théories du nationalisme, Antoine Roger, A. Colin, 2001, 224 p.
◘ Notes :
- 1) Olof Petersson, Die politischen Systeme Nordeuropas : Eine Einführung, Nomos, Baden-Baden, 1989.
- (2) Olof Petersson, op. cit.
- (3) Ernst Nolte, Die faschistischen Bewegungen, dtv 4004, München, 1966-71, pp. 212-226.
- (4) C.J.H. Hayes, Essays on Nationalism, New York, 1966 ; The Historical Evolution of Modern Nationalism, NY, 1968 (3ème éd.) ; Nationalism : A Religion, NY, 1960.
- (5) H. Kohn, The Age of Nationalism : The First Era of Global History, New York, 1962 ; The Idea of Nationalism : A Study in its Origin and Background, NY, 1948 (4ème éd.) ; Prophets and Peoples : Studies in 19th Century Nationalism, NY, 1952.
- (6) Th. Schieder, « Typologie und Erscheinungsformen des Nationalstaats in Europa », in Historische Zeitschrift, 202, 1966, pp. 58-81 (repris in : Heinrich August Winkler, Nationalismus, Athenäum/Hain, Königstein/Ts, 1978, pp. 119-137) ; Der Nationalstaat in Europa als historisches Phänomen, Köln, 1964.
- (7) Rudolf Kjellen, Die politischen Probleme des Weltkrieges, 1916.
- (8) Miroslav Hroch, Die Vorkämpfer der nationalen Bewegung bei den kleinen Völkern Europas, Prag, 1968 ; « Das Erwachen kleiner Nationen als Problem der komparativen Forschung », in H.A. Winkler, Nationalismus, op. cit., pp. 155-172.
- (9) Joseph F. Zacek, Palacky : The Historian as Scholar and Nationalist, Mouton, Den Haag/Paris, 1970.
- (10) Pedro Simón Martínez, « Penetración y explotación del imperialismo en la Cultura Latinoamericana », in Politica Internacional, n°19/1967, Instituto de politica internacional, La Habana/Cuba, pp. 252-255.
- (11) Christoph Steding, Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur, 1942 (3ème éd.).
- (12) Henri Gobard, L'aliénation linguistique : Analyse tétraglossique, Flammarion, 1976 ; La guerre culturelle : Logique du désastre, Copernic, Paris, 1979.
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