Archives 1991
Un regard indien sur le fait “nationalisme”
♦ Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse ?, ZED Books, London, 1986, 181 p.
Le Professeur Partha Chatterjee,
formé aux États-Unis, a enseigné dans bon nombre d'universités dont
celles de Rochester et d'Amritsar. Auteur de plusieurs livres de
sciences politiques, il enseigne aujourd'hui ces matières à Calcutta,
dans son pays. Armé d'une bonne connaissance des théories occidentales
du nationalisme, Partha Chatterjee critique le regard que portent les
Occidentaux, tant les libéraux que les marxistes, sur les nationalismes
du tiers-monde. Chatterjee démontre comment les théoriciens occidentaux,
en mettant l'accent sur le pouvoir de la raison, le primat des sciences
exactes et de la méthode empirique, ont déclaré leurs présupposés
universellement valables. Par le biais des systèmes d'éducation,
monopoles de l'Occident, les conceptions occidentales du nationalisme se
sont imposées aux peuples non-occidentaux, au détriment de conceptions
autochtones. Cette oblitération a parfois été si totale qu'elle a
détruit les ressorts de toute autochtonité. L'objet du livre de Partha
Chatterjee est d'explorer la contradiction majeure qui a fragilisé les
nationalismes africains et asiatiques. Ceux-ci ont voulu s'affranchir de
la domination européenne tout en restant prisonniers du discours
rationaliste issu de l'Europe des Lumières.
Traitant
du cas indien, le Professeur Chatterjee montre à ses lecteurs quelles
ont été les évolutions du nationalisme indien au départ de la matrice
moderne que lui avait légué le colonialisme. Il met essentiellement 3
étapes principales en évidence : la pensée de Bankimchandra, la
stratégie de Gandhi et la « révolution passive » de Nehru. Malgré la
volonté indienne de rompre, le plus complètement possible, avec le
discours occidental imposé par les Britanniques, le nationalisme du
sub-continent n'a pas réussi à se dégager réellement d'un pouvoir
structuré par des idéologèmes qu'il cherchait pourtant à répudier.
Résultat de cet échec : les nationalismes du tiers-monde se sont vite
mué en de purs instruments de domination, manipulés par des classes
dominantes cherchant à préserver voire à légitimer leur propre pouvoir.
Ces classes s'appropriaient les fruits de la vitalité nationale pour
pouvoir se propulser sur la voie de la « modernisation universelle ».
Mais cette volonté, parfois inconsciente, de rationaliser à outrance,
d'entrer dans le jeu de la concurrence internationale, s'accompagnait
d'une négligence, tragique et dangereuse, de larges pans de la réalité
nationale.
L'appareil d'État, belle mécanique importée se voulant
universelle donc délocalisée, se trouvait dans l'incapacité d'intégrer
les diversités du tissu local ou, pire, se retournait contre elles, les
accusant de freiner l'élan vers le progrès ou d'être des reliquats
incapacitants. De ce fait, tout nationalisme étatique d'essence
moderne/occidentale apparaît aux yeux des peuples du tiers-monde comme
un appareil oppresseur et négateur de leur identité. Ce questionnement,
explicité par Chatterjee, peut être transposé en Europe même, où les
principes des Lumières ont également oblitéré des réalités sociales
beaucoup plus complexes, trop complexes pour être appréhendées dans
toute leur complétude par les simplifications rationalistes. La
démonstration de Chatterjee débouche sur une théorie diversifiée du
nationalisme : est nationalisme négatif, tout nationalisme issu d'une
matrice « illuministe » ; est nationalisme positif, tout nationalisme
issu d'un fond immémorial, antérieur au colonialisme et aux Lumières. Le
destin des peuples doit jaillir de leurs fonds propres et suivre une
voie propre, en dépit de tous critères quantitativistes.
► Robert Steuckers, Vouloir n°73-75, 1991.
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