Un regard indien sur le fait “nationalisme”


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Un regard indien sur le fait “nationalisme”
 
♦ Partha Chatterjee, Nationalist Thought and the Colonial World : A Derivative Discourse ?, ZED Books, London, 1986, 181 p.

Le Professeur Partha Chatterjee, formé aux États-Unis, a enseigné dans bon nombre d'universités dont celles de Rochester et d'Amritsar. Auteur de plusieurs livres de sciences politiques, il enseigne aujourd'hui ces matières à Calcutta, dans son pays. Armé d'une bonne connaissance des théories occidentales du nationalisme, Partha Chatterjee critique le regard que portent les Occidentaux, tant les libéraux que les marxistes, sur les nationalismes du tiers-monde. Chatterjee démontre comment les théoriciens occidentaux, en mettant l'accent sur le pouvoir de la raison, le primat des sciences exactes et de la méthode em­pirique, ont déclaré leurs présupposés universel­lement valables. Par le biais des systèmes d'éducation, monopoles de l'Occident, les conceptions occidentales du nationalisme se sont imposées aux peuples non-occidentaux, au dé­triment de conceptions autochtones. Cette oblité­ration a parfois été si totale qu'elle a détruit les ressorts de toute autochtonité. L'objet du livre de Partha Chatterjee est d'explorer la contradiction majeure qui a fragilisé les nationalismes africains et asiatiques. Ceux-ci ont voulu s'affranchir de la domination européenne tout en restant prisonniers du discours rationaliste issu de l'Europe des Lumières.

Traitant du cas indien, le Professeur Chatterjee montre à ses lecteurs quelles ont été les évolutions du nationalisme indien au départ de la matrice moderne que lui avait légué le colonialisme. Il met essentiellement 3 étapes principales en évidence : la pensée de Bankimchandra, la stratégie de Gandhi et la « révolution passive » de Nehru. Malgré la volonté indienne de rompre, le plus complètement possible, avec le discours occidental imposé par les Britanniques, le natio­nalisme du sub-continent n'a pas réussi à se dé­gager réellement d'un pouvoir structuré par des idéologèmes qu'il cherchait pourtant à répudier. Résultat de cet échec : les nationalismes du tiers-­monde se sont vite mué en de purs instruments de domination, manipulés par des classes dominantes cherchant à préserver voire à légitimer leur propre pouvoir. Ces classes s'appropriaient les fruits de la vitalité nationale pour pouvoir se propulser sur la voie de la « modernisation universelle ». Mais cette volonté, parfois inconsciente, de rationaliser à outrance, d'entrer dans le jeu de la concurrence internationale, s'accompagnait d'une négligence, tragique et dangereuse, de larges pans de la réalité nationale. 

L'appareil d'État, belle mécanique importée se voulant universelle donc délocalisée, se trouvait dans l'incapacité d'intégrer les diver­sités du tissu local ou, pire, se retournait contre elles, les accusant de freiner l'élan vers le progrès ou d'être des reliquats incapacitants. De ce fait, tout nationalisme étatique d'essence moder­ne/occidentale apparaît aux yeux des peuples du tiers-monde comme un appareil oppresseur et négateur de leur identité. Ce questionnement, explicité par Chatterjee, peut être transposé en Europe même, où les principes des Lumières ont également oblitéré des réalités sociales beaucoup plus complexes, trop complexes pour être appré­hendées dans toute leur complétude par les sim­plifications rationalistes. La démonstration de Chatterjee débouche sur une théorie diversifiée du nationalisme : est nationalisme négatif, tout na­tionalisme issu d'une matrice « illuministe » ; est nationalisme positif, tout nationalisme issu d'un fond immémorial, antérieur au colonialisme et aux Lumières. Le destin des peuples doit jaillir de leurs fonds propres et suivre une voie propre, en dépit de tous critères quantitativistes.

► Robert Steuckers, Vouloir n°73-75, 1991.

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