Archives, 1984
Othmar Spann et l'État vrai
Othmar Spann et l'État vrai
Recension : Othmar SPANN, Il vero Stato, Lezioni sulla dissoluzione e ricostruzione della società (volume I : Essenza e struttura della società), Padova, Edizioni di Ar, 1982, 93 p. [trad. : Der Wahre Staat : Vorlesungen über Abbruch und Neubau der Gesellschaft, 1920]
Revenir
aux sources de la pensée politique, c'est recourir aux théories
solidement charpentées des grands penseurs, généralement mal lus, mal
compris, caricaturés par les nervis politiciens. À Padoue, les Edizioni
di Ar s'assignent pour objectif la redécouverte des théoriciens oubliés
ou méconnus. Parmi eux, Costamagna (cf. Vouloir n°5) et l'Autrichien Othmar Spann, né à Vienne le 1er
octobre 1878. Formé aux universités de Vienne, Zürich et Tübingen, il a
enseigné à Brünn de 1909 à 1919 ; ensuite, il a repris une chaire
d’économie et de sociologie à Vienne et l’a gardée jusqu’en 1938. Il est
mort à Neustift (Burgenland) le 8 juillet 1950.
À
rebours de la plupart des sociologues contemporains, Spann classe d'une
part les tendances théoriques “individualistes” (propres à l'humanisme
de la Renaissance et au jusnaturalisme) et, d'autre part, les tendances
organiques (dont l’ancêtre philosophique demeure l'État platonicien). Rousseau
[ou plutôt le rousseauisme] nous a accoutumé à la vision d'un “homme
naturel” libre de tout lien et à une conception contractuelle des
échanges sociaux. Reprise et complétée par Kant (qui y ajoute l’éthique)
et par Hegel (qui lui ôte son schématisme simpliste), cette vision [ou
plutôt cette démarche hypothético-déductive] détermine toute la
sociologie [ou plutôt la philosophie sociale] du XIXe
siècle. L’unique objet de l’État, c'est alors d’assurer un équilibre
entre tous les hommes-atomes et toutes les associations contractuelles
provisoires. Sans conscience historique, cet État gestionnaire ne
comprend aucune communauté de destin, aucune nécessité politique ou
géopolitique. Sur le plan de la théorie, c'est Hans Kelsen qui a le
mieux illustré et défendu ce formalisme gestionnaire.
Spann
part de prémisses radicalement différentes. Pour lui, l’État (la chose
politique) est une réalité primaire et essentielle. L'homme n'est jamais
seul, isolé comme le “bon sauvage” de Rousseau [ou plutôt du rousseauisme car il n'y a pas de théorie du “bon sauvage” chez Rousseau : l’état de nature est une fiction théorique].
Dans une communauté organique, l’homme ne commet pas de contrat mais
vit implicitement des liens organiques. Pour Spann, l'individualisme est
dès lors dégénérescence. Face à la dissolution individualiste, Spann
propose d’articuler la société en Stände (les “états” du Moyen Âge et de l'Ancien Régime), représentés par une Ständehaus
(“maison des états”) qui remplacerait les parlements des démocraties
libérales. L’homme n’est lui-même que dans des rapports tribaux,
communautaires, professionnels : seul, il est aliéné et devient facteur
de dissolution du tissu communautaire. On est d’autant plus qu'on
participe [1]. Isoler les individus les uns par rapport aux autres,
c’est dissoudre la forme sociale organique et déterminée où ils
s'inscrivent nécessairement, pour déboucher sur un simulacre indéterminé
et mécanique, sort de nos sociétés occidentales actuelles. Mais cette
attention aux liens organiques ne s’adresse-t-elle pas, finalement,
qu’aux micro-ensembles, aux micro-communautés ? Pourquoi parler alors
de l’État vrai ? D'une macro-communauté où les liens ne peuvent plus se
baser sur les affinités, familiales ou professionnelles ?
À l'instar de son maître à penser, Platon, Spann estime que ce sont les philosophoi,
les souverains-philosophes, qui doivent présider à l'harmonisation du
“tout”, en coordonner les multiples facettes et assurer le passage
ordonné de la micro-entité villageoise ou professionnelle à la
macro-structure politique. Cette vision implique deux choses : d'abord,
un élitisme conscient, contraire aux affirmations de nos idéologies
dominantes même s’il ne trouve pas sa justification dans l’argent et se
différencie radicalement de toute ploutocratie. Ensuite, si les
souverains, les organisateurs du politique sont des philosophoi, les
facteurs culturels et métapolitiques, au sens large, priment les
facteurs strictement structurels. On en déduira que toute action
politique prend son élan à partir d'une conception-du-monde, d'un sens
de l’histoire, d’une vision de l’homme qui échappent aux critères
d'analyse purement rationnels. Il importe donc de savoir quel sens on
donne à l’homme et à l'histoire avant d’élaborer des structures pour la
routine quotidienne.
L’œuvre
de Spann compte plus de 9.000 pages. Nous nous sommes bornés à
n'esquisser vaguement que quelques grandes lignes. Spann a, n'oublions
pas de le signaler, eu une influence considérable en Belgique dans
l'entre-deux-guerres. À savoir pour compléter intelligemment Jacob
Adriaan de Wilde (ndlr: homme politique néerlandais, attaché au courant dit "anti-révolutionnaire" mais dont la carrière ne fut nullement interrompue par la seconde guerre mondiale).
►recension parue sous le pseudonyme de "Luc Nannens", Vouloir n°7, 1984.
• note en sus :
1. « Cette
conception répond également à la philosophie sociale catholique, qui
conçoit l'idée corporative dans un sens non pas fasciste ou
anti-démocratique, mais coopératif. Pour cette philosophie, corporation
signifie coopération. L'Autriche ne pourra réaliser l’idéal corporatif
ou “professionnaliste” au sens économique idéal, qu'elle a puisé dans
l'encyclique Quadragesimo anno, que si elle assoit également
son indépendance et son autonomie d’État sur l'idée de la coopération,
en reconnaissant qu'il y a plusieurs philosophies (Weltanschaungen)
politiques et qu'elles doivent collaborer de façon démocratique sur le
terrain de la patrie commune » (Ernst Karl Winter, « L'Autriche,
l'Allemagne et le catholicisme », in : Politique étrangère n°2, 1937).
• Pour approfondir :
♦ Articles :
- « L’histoire de la pensée économique à l’épreuve de l’“universalisme” d’Othmar Spann » (J-J. Gislain, Cahiers d'économie politique n°51, 2006)
- « Critica Dell'individualismo e riscoperta della metafisica in Othmar Spann » (G. Franchi, 2007)
- « Othmar Spann : A Catholic Radical Traditionalist » (Lucian Tudor, The Occidental Quarterly)
- « Othmar Spann tra idealismo e filosofia cristiana » (Giovanni Franchi)
- « El pensamiento de Othmar Spann » (G. Monastra, Diorama Letterario n°242)
- Othmar Spann and the Politics of “Totality” : Corporatism in Theory and Practice (John J. Hag, 1969)
- Dritter Weg und wahrer Staat (Sebastian Maaß, Regin Verlag, 2010) [recension]
- La filosofia sociale di Othmar Spann : tra “Methodenstreit” e “Ständestaat”, G. Franchi, 2002
- Othmar Spann : La scienza dell'intero, G. Franchi (dir.), Ed. Nuova Cultura, Rome, 2012
Commentaires
Enregistrer un commentaire