Robert STEUCKERS :
Les nouvelles thèses postsionistes de Shlomo Sand
sur « l’invention du peuple juif »
Brève conférence
prononcée à la tribune du « Cercle de Bruxelles », le 16 mars 2010
Shlomo Sand,
historien israélien attaché à l’Université de Tel Aviv, ancien étudiant de
l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, par ailleurs
spécialiste de l’œuvre de Georges Sorel, a sorti en 2008 un ouvrage aux
éditions Fayard, intitulé Comment le
peuple juif fut inventé, dont la réception, d’abord timide, vient d’être
« boostée » par la sortie de l’ouvrage en livre de poche, dans la
collection « Champs » chez Flammarion, où vient également de sortir
son volume précédent, datant de 2006 et intitulé Les mots et la terre – Les intellectuels en Israël. Ces deux livres
sont de véritables pavés dans la mare, dans la mesure où ils bouleversent bien
des idées reçues, des vérités propagandistes ou des certitudes religieuses,
juives ou autres. Tout ouvrage secouant de la sorte autant de certitudes
établies mérite évidemment la lecture. Mais une lecture, si possible, qui
resitue la matière dans son contexte, dans le contexte de son éclosion au sein
des débats qui animent depuis près d’un quart de siècle la scène intellectuelle
israélienne, voire de la diaspora juive toute entière.
D’abord, et
j’anticipe ici mon exposé qui sera prononcé bientôt à Genève pour le Cercle
Proudhon, il me paraît nécessaire de redéfinir ce qu’est le sionisme et de le
resituer dans le contexte de son émergence dans la diaspora du 19ième
siècle et sur la terre palestinienne. Généralement, l’historiographie simpliste
véhiculée par les médias et le monde journalistique nous campe un conflit
binaire, opposant, d’une part, les protagonistes d’un intifada permanent et,
d’autre part, une armée israélienne condamnée à perpétuité à des opérations
musclées de maintien de l’ordre. Ce conflit binaire, où les uns comme les
autres se parent de toutes les vertus et diabolisent leurs adversaires, n’est
pas aussi schématique qu’on en est venu à le croire au fil de centaines sinon
de milliers d’émissions télévisées qui ne brillent généralement pas par la
profondeur de leurs analyses. Si le sionisme et le nationalisme palestinien
sont aujourd’hui les forces les plus visibilisées du conflit israélo-arabe, on
omet de tenir compte de bon nombre de facteurs qui ont pourtant contribué à sa
genèse et qui influent encore et toujours, directement ou indirectement, sur
son déroulement.
L’actuel conflit
israélo-palestinien ne peut se comprendre dans sa plénitude que si l’on connaît
bien toutes les étapes du développement de l’idéologie et de la pratique
sionistes ; tous les aléas du nationalisme palestinien, lancé par
le Mufti de Jérusalem à la fin des années 20 du 20ième siècle pour
se poursuivre après 1948 avec la création du Fatah, avec les vicissitudes de
son histoire et avec la création assez récente de son ennemi, le Hamas ; toutes
les positions successives des multiples représentants de la dynastie hachémite,
depuis leur engagement aux côtés de l’empire britannique pendant la première
guerre mondiale avec le fameux Lawrence d’Arabie, avec les tentatives de Fayçal
de se faire proclamer roi de Syrie en se heurtant aux Français dans les années
20, avec la politique des rois jordaniens, issus du même clan, en 1948 et face
aux réfugiés palestiniens après le désastre arabe de juin 1967 ; toute
l’évolution du nationalisme grand-syrien (dont le Mufti fut au départ un
adepte), depuis la grande révolte des années 20 jusqu’aux positions d’Hafez El-Assad
et de son successeur. On oublie généralement que la notion de Palestine était
bien floue sous l’empire ottoman et qu’on parlait plutôt de vilayet et de
sandjak de Damas ou de Jérusalem, englobant ces entités administratives de la
Sublime Porte dans un ensemble grand-syrien, bien plus vaste dans ses
dimensions.
Cinq vagues d’immigration juive en Palestine
Le sionisme va
s’affirmer après cinq vagues d’immigrants juifs.
La première de ces
vagues commence en 1881,
immédiatement après l’assassinat du Tsar Alexandre II, qui déclenche, partout
dans l’empire russe, des débordements antijuifs.
La seconde vague arrive après l’échec de la
révolution russe de 1905, consécutive à l’effondrement de l’armée et de la
marine russes face au Japon, nouvelle puissance dans la zone pacifique. Cette
immigration de 1905 est fortement teintée de socialisme révolutionnaire et de
marxisme. Elle tentera d’infléchir l’idéologie sioniste dans un sens
socialiste, voudra faire d’une Palestine fortement judaïsée, par l’effet du Retour,
un modèle de société idéale, un système de nouveaux phalanstères socialistes et
égalitaires qu’aurait été le réseau des kibboutzim. Elle heurtera la
sensibilité traditionnelle des habitants autochtones, musulmans, chrétiens et
juifs (l’ancien peuplement, dit « Vieux Yishuv »), créant de la sorte
les premiers ferments de l’hostilité que voueront et la population arabe
musulmane/chrétienne et les traditionnalistes juifs à l’endroit des nouveaux
immigrants.
La troisième vague arrive après la révolution
russe de 1917 et compte, cette fois, bon nombre de non communistes, de libéraux
voire de conservateurs dont certains se mueront, tendances de l’époque
obligent, en nationalistes virulents.
La quatrième vague arrive après la prise du
pouvoir en Allemagne par les nationaux-socialistes et lorsque l’attitude
générale à l’endroit des juifs se détériorera dans des pays comme la Pologne,
la Hongrie ou la Roumanie.
La cinquième vague arrive après 1945. On connaît
l’épisode du navire « Exodus », dont on a tiré des films et qui fait
désormais partie de la mythologie sioniste. Elle consiste essentiellement en
« personnes déplacées » qui fuient surtout les systèmes soviétisés
qui s’instaurent en Europe centrale et orientale.
L’hétérogénéité
relative de ces cinq vagues d’immigration en Palestine fait du sionisme une
idéologie à facettes multiples. Certains historiens comptent jusqu’à une
trentaine de nuances, exprimées par des partis, des groupes, des cénacles, etc.
Grosso modo, pour faciliter la suite du présent exposé (qui n’est pas consacré
au sionisme et à ses nuances), disons qu’émergent, dès la création de l’Etat
d’Israël une gauche, incarnée par Ben Gourion et centrée autour du Mapai
socialiste/travailliste. En théorie, cette gauche souhaite une fusion entre les
immigrants juifs et les Arabes autochtones. Après 1948, cette fusion n’aura
jamais lieu car personne ne la désirait vraiment : ni les immigrants juifs
venus d’Europe et ayant vécu dans des Etats modernes, au style de vie très
différent de celui des naturels du pays, ni les Arabes qui adoptent le
« rejectionnisme » préconisé par le Mufti de Jérusalem. Cette gauche
travailliste restera longtemps au pouvoir, jusqu’en 1977, lors de l’avènement
d’une nouvelle coalition de droite, le Likoud, mené par Menahem Begin.
Jabotinsky et l’émergence de la droite sioniste
Face à cette
première gauche travailliste, qui s’est désintégrée progressivement, à coup de
querelles et de scissions, au cours des années 70 après la guerre du Yom
Kippour, une droite sioniste voit le jour dès les années 20, principalement
sous l’impulsion d’un idéologue, très féru de littérature, surtout de
littérature russe, Vladimir Jabotinsky, issu de la diaspora juive de Lituanie
(Vilnius). Cet idéologue majeur de la première droite sioniste pose un constat
que les historiens ont ultérieurement qualifié de « pessimiste ».
Pour lui, la fusion judéo-palestinienne, annoncée à cors et à cris par la
propagande des gauches sionistes, n’aura jamais lieu, en dépit des vœux pieux
d’une gauche idéaliste, rousseauiste et phalanstérienne. Jabotinsky édulcorera
son langage au fil des décennies, ne basculera jamais dans un extrémisme
violent et demeurera toujours fidèle à l’alliance anglaise, contrairement à
certains de ses fidèles, qui se détourneront de lui, et déclareront la guerre
aux Anglais, pariant parfois sur une alliance tactique avec les futures
puissances de l’Axe Rome/Berlin. Au sein de son mouvement, baptisé « révisionniste »
dans les années 20 et 30 du 20ième siècle, parce qu’il
« révisait » les positions du sionisme de gauche, émergera donc assez
rapidement une scission, dite « maximaliste », portée par des figures
plus aventurières telles Avraham Stern, qui préconisera, à l’instar de l’IRA
irlandaise, la révolte générale contre la présence mandataire anglaise et
finira assassiné par les services secrets britanniques, le 12 février 1942.
Arrivé en Palestine dans les bagages de l’armée polonaise du Général Anders, Menahem
Begin prend le relais de Stern et, autour d’une nouvelle structure, le LEHI,
relance dès 1944 (donc avant la défaite
finale de l’Axe !!) la lutte contre les Britanniques, encore en guerre
contre les Allemands en Italie et en Normandie. L’inspiration du LEHI, dont
Shamir faisait également partie, provient, comme celle de Stern, du
nationalisme irlandais de Michael Collins et du terrorisme russe de la fin du
19ième siècle (avec, en sus,
d’autres sources, russes, polonaises, françaises/blanquistes, etc.). Ce qui
étonne l’observateur européen actuel, habitué aux et abruti par les schémas
véhiculés par les médias, c’est la proximité de cette droite sioniste avec les
mouvements totalitaires allemands et italiens et les contacts qui ont eu lieu
entre les services de ces pays et les militants sionistes de droite. Le
sionisme actuel, en fait, ne peut pas se donner un brevet d’antifascisme pur ou
même d’antinazisme, alors qu’il souhaite, officiellement, que la planète
entière s’en donne un.
L’idéologie postsioniste
est née du choc ressenti par une bonne moitié de l’opinion publique israélienne
lors de l’accession du cartel de Begin au pouvoir en 1977. La filiation
idéologico-politique de Begin remonte au Betar, à l’Irgoun et au LEHI. Shamir,
lui, était intimement lié au LEHI, successeur du Groupe Stern, inspiré par
l’IRA et par la pratique des assassinats mise au point par Michael Collins (et
dont procède également le dernier assassinat en règle commis, semble-t-il, par
des agents du Mossad contre un leader du Hamas dans les Emirats). Pour
l’opinion israélienne inféodée ou influencée par les travaillistes du Mapai,
c’était comme si, en 1977, les « fascistes » ou les
« terroristes » avaient pris le pouvoir en Israël. Certes, on ne
parle pas de « fascisme » à l’endroit de Begin, Shamir et des autres
likoudistes, mais de « sionisme militariste ».
L’arrivée au pouvoir du Likoud provoque un choc
politique et moral
Toutes les
questions posées par l’école postsioniste sont tributaires de ce choc politique
et moral de voir arriver les anciens de l’Irgoun et du LEHI aux commandes d’un
Etat qui aurait dû incarner et réaliser les aspirations utopiques des
socialistes révolutionnaires russes du 19ième siècle. Les recherches
de cette école ont commencé par un examen méticuleux des archives relatives aux
événements de 1948, lors du heurt entre sionistes et armées arabes quelques
mois avant la proclamation de l’Etat d’Israël. Pour l’école postsioniste,
l’année 1948 ne se solde pas par la fuite de masses arabes palestiniennes,
incitées par le Mufti et ses partisans à quitter leurs terres mais par une
véritable épuration ethnique perpétrée par des maximalistes sionistes formant
le noyau dur des milices juives de la Palestine mandataire, futurs cadres de
l’armée israélienne. Dans un deuxième temps, les historiens postsionistes vont
explorer l’univers mental et idéologique du Betar, du Groupe Stern et de
l’Irgoun (ce sera la tâche principale de l’historien Colin Shindler, attaché à
diverses universités anglaises). De cette manière, le passé occulté de Begin ou
de Shamir a été mis en exergue. Le but était évidemment de leur nuire
politiquement et de faire jouer le réflexe antifasciste pour, à terme, ramener
la gauche du Mapai au pouvoir. Cette stratégie s’est montré infructueuse sur
l’échiquier politique israélien car l’Etat hébreu vit désormais une alternance
démocratique semblable à celle d’autres pays de la sphère occidentale. La
tentative de déstabiliser la deuxième droite sioniste a permis l’éclosion d’une
historiographie nouvelle qui, elle, déstabilise l’Etat tout entier, au point
que des actions sont menées pour ôter la parole à certaines figures de proue du
postsionisme universitaire, comme le professeur Ilan Pappe, qui, sous diverses
pressions et menaces, n’a pas pu donner une leçon publique à une tribune
académique de Munich au début de cette année 2010 (Ilan Pappe est l’auteur d’un
livre récemment publié chez Fayard en traduction française sur l’épuration
ethnique en Palestine en 1948 et l’auteur, auprès de la Cambridge University
Press, d’un livre très érudit : A History of Modern Palestine, 2006, 2nd
ed.).
Le postsionisme,
très critique à l’égard de ce que l’on appelle désormais la « narration
sioniste », s’est développé parallèlement à un retour offensif du
quiétisme chez les religieux orthodoxes, dont les racines plongent dans le
« Vieux Yishuv ». Pour éviter ainsi l’alliance des modérés du Mapai,
attentifs aux recherches des historiens postsionistes, et des quiétistes
religieux, qui gripperait la machine étatique et militaire de l’Etat hébreu, on
a réanimé une force déjà présente en filigrane dans le cartel de Begin, celle
d’un autre fondamentalisme ultra-orthodoxe juif, s’alignant lui, non sur le
quiétisme du « Vieux Yishuv » mais sur une surenchère ultra-sioniste.
Une reprise des thèses de Koestler sur la
« Treizième tribu »
Le postsionisme a
en quelque sorte ouvert une boîte de Pandore : dans les milieux
intellectuels israéliens, on assiste à une course à la surenchère dans la
volonté de réfuter les mythes de l’histoire israélienne et juive. La seconde
offensive du postsionisme ne s’attaque plus seulement aux mythes entourant
l’année 1948, année de la fondation officielle de l’Etat d’Israël. Il remet en
question, comme dans le livre de Shlomo Sand, la notion même de « peuple
juif ». Pour les exposants de cet aspect-là du postsionisme, l’idée d’un
« peuple juif » est pure fiction. En somme, cette veine du
postsionisme reprend mutatis mutandis
la fameuse thèse de la « treizième tribu », énoncée jadis par Arthur
Koestler et qui avait fait grand scandale. Pour Koestler, le gros du peuple
juif ne descendait pas des « Judéens », théoriquement chassés en 70
et en 135 par les Romains mais des Khazars, peuple turco-mongol installé entre
Volga et Don et converti volontairement au judaïsme avant l’an 1000. La masse
des juifs d’Europe orientale et surtout de l’empire russe descendrait en fait,
non pas d’immigrants juifs venus de l’antique Judée, mais de ces masses de
Khazars convertis. Le scandale apporté par ce livre de Koestler, pour les
sionistes, vient surtout de l’impossibilité de justifier le mythe de l’Alya, du
Retour à la terre des origines.
C’est donc ce
thème, déjà ancien, que Shlomo Sand reprend aujourd’hui. Dans son livre Comment le peuple juif fut inventé, il
commence par évoquer des cas concrets, comme celui d’un jeune anarchiste
espagnol de Barcelone, qui, errant en France après la victoire franquiste, et à
Marseille en particulier, finit par se retrouver armé dans un kibboutz à faire
le coup de feu contre les Palestiniens. Il est devenu citoyen israélien sans
avoir jamais été frotté au judaïsme et sans avoir les moindres racines
« judéennes », justifiant un éventuel « alya ». Sand évoque
ensuite l’histoire de Chotek, pauvre juif de Pologne qui subit les mécanismes
d’exclusion de la synagogue parce que sa mère, plongée dans la misère, ne peut
payer une place dans l’enceinte du lieu de culte. La plupart de ces exclus,
pour pauvreté, basculaient dans le communisme, ou dans le sionisme communiste,
et finissaient par abandonner la religion juive voire par embrasser un athéisme
virulent, à l’instar de Koestler qui, lui, ne l’a pas fait par pauvreté mais
par option idéologique.
Une méthode critique de tous les essentialismes
La méthode de Sand
rejette ce qu’il appelle l’ « essentialisme ». Il démontre que le
sionisme procède du même essentialisme que les autres nationalismes européens,
notamment le nationalisme allemand. Pour le nationalisme allemand, l’essence
première de la germanité réside dans le rassemblement des tribus libres autour
d’Arminius, voire de Marbod, qui partent combattre les Romains et défont les
légions de Varus dans la Forêt de Teutoburg. Le sionisme est, pour Sand, une
transposition dans l’univers mental du judaïsme de la démarche intellectuelle qui
a généré cette « narration germanique ». La fondation du peuple juif
ne procédant pas, évidemment, des tribus rassemblées sous le commandement
d’Arminius mais des tribus regroupées sous la houlette du Roi Salomon, de
biblique mémoire.
Si de telles
« narrations » s’incrustent dans la mentalité d’une population, elle
finira par vouloir exclure tout ce qui n’appartient pas à la matrice
hypothétique de cette narration, tout ce qui ne relève pas de cette
« essence ». En posant cette hypothèse, Sand reste un homme de
gauche, la caractéristique majeure de toute gauche, dans cette perspective, est
de rejeter de telles « essences » ou d’en montrer la vacuité. Shlomo
Sand se réfère à la notion de citoyenneté, autre réflexe de gauche, telle
qu’elle a été définie par l’historien allemand de l’empire romain, Theodor
Mommsen. Pour celui-ci, toutes les composantes de l’empire romain fusionnaient
dans le service à l’empire, ce service conférant l’honneur de la citoyenneté.
Pour Mommsen, c’est ce modèle romain de citoyenneté que devait adopter le
nouvel empire allemand né en 1870. Au sein de cet empire, les composantes
bavaroises, prussiennes, wurtembergeoises, hessoises, mecklembourgeoises,
brandebourgeoises, rhénanes, franconiennes, etc. devaient fusionner pour former
une nation de citoyens, tout en abjurant les « folklores désuets ».
Les juifs de l’empire allemand devaient procéder de la même manière que leurs
concitoyens rhénans ou bavarois, etc., et mettre entre parenthèse leurs
spécificités, devenues inutiles et relevant, de ce fait, d’un « folklore
désuet ».
Un monothéisme qui n’a rien d’absolu
Dans le sillage du
romantisme européen et germanique en particulier, des historiens juifs ont
créé, explique Sand, une « mythistoire » qui débouchera sur le
sionisme. Celui-ci est donc une pure construction de l’esprit comme est aussi
construction de l’esprit le monothéisme, posé comme intransigeant et prêté au
peuple juif « mythistorique ». Pour justifier sa démonstration, Sand
rappelle que la Bible évoque un royaume de Judée (celui de Salomon et de sa
postérité) et un royaume d’Israël, situé plus au nord, en Galilée ou dans le
Sud du Liban et de la Syrie actuels. Le royaume de Judée est présenté comme
« pur », comme matrice de toute l’histoire juive postérieure et comme
modèle antique de l’Etat rêvé et réalisé par les sionistes. Le royaume d’Israël
est posé comme syncrétique et plus avancé en matière de civilisation. Il a
aussi été, visiblement, plus puissant. Les sources assyriennes en font mention,
avant que l’empire assyrien ne l’absorbe dans son orbe. Syncrétique, ce royaume
d’Israël demeure largement païen et ne pratique pas un monothéisme
absolu : Jéhovah est bien là, mais comme patron des autres dieux, à
l’instar du Jupiter romain ou du Zeus grec. A ses côtés, on honore Baal,
Shamash et surtout la belle déesse Astarté.
La Judée, province
reculée et davantage sous influence égyptienne qu’hellénique, ne sera absorbée
dans l’empire assyrien que deux siècles plus tard. Les mythes qui entourent ce
petit royaume, peu mentionné dans les sources antiques, sont des inventions
tardives pour les historiens postsionistes : ainsi, Salomon et ses
somptueux palais n’auraient jamais existé et relèverait de la
« mythistoire ». Sand ,
p. 172 : « Les mythes centraux
sur l’origine antique d’un peuple prodigieux venu du désert, qui conquit par la
force un vaste pays et y construisit un royaume fastueux, ont fidèlement servi
l’essor de l’idée nationale juive et l’entreprise pionnière sioniste. Ils ont
constitué pendant un siècle une sorte de carburant textuel au parfum canonique
fournissant son énergie spirituelle à une politique identitaire très complexe
et à une colonisation territoriale qui exigeait une autojustification
permanente. Ces mythes commencèrent à se fissurer, en Israël et dans le monde,
‘par la faute’ d’archéologues et de chercheurs dérangeants et
‘irresponsables ‘, et, vers la fin du 20ième siècle, on eut
l’impression qu’ils étaient en passe de se transformer en légendes littéraires,
séparées de la véritable histoire par un abîme qu’il devenait impossible de
combler. Bien que la société israélienne fût déjà moins engagée, et que le
besoin d’une légitimation historique qui servit sa création et le fait même de
son existence allât en s’amenuisant, il lui était encore difficile d’accepter
ces conclusions nouvelles, et le refus du public face à ce tournant de la
recherche fut massif et acharné ».
La Bible quitte le rayon de la théologie pour
devenir un livre historique
De même, p.
178 : « La Bible, considérée
pendant des siècles par les trois cultures de religion monothéiste, judaïsme,
christianisme et islam, comme un livre sacré dicté par Dieu, preuve de sa
révélation et de sa suprématie, se mit de plus en plus, avec l’éclosion des
premiers bourgeons d’idée nationale moderne, à servir d’œuvre rédigée par des
hommes de l’Antiquité pour reconstituer leur passé. Dès l’époque protonationale
protestante anglaise, et plus encore parmi les colons puritains d’Amérique et
ceux d’Afrique du Sud, le Livre des livres devint, par anachronisme nourri
d’imagination enflammée, une sorte de modèle idéal pour la formation d’un
collectif politico-religieux moderne (…). Et si les croyants juifs ne s’y
étaient presque pas directement plongés par le passé, les intellectuels de
l’époque des Lumières en ont inauguré une lecture laïque qui alla en
s’élargissant. Cependant, (…) ce n’est qu’avec l’essor de l’historiographie
protosioniste, dans la seconde partie du 19ième siècle, que la Bible
a clairement joué un rôle clé dans le drame de la formation de la nation juive
moderne. Du rayon des livres théologiques, elle est passée à celui de
l’histoire, et les adeptes de la nation juive ont entrepris de la lire comme un
document fiable sur les processus et les événements historiques. Plus encore,
elle a été élevée au rang d’une ‘mythistoire’, qui ne saurait être mise en
doute parce qu’elle constitue une évidente vérité. Elle est donc devenue le
lieu de la sacralité laïque intouchable, point de départ obligé de toute
réflexion sur les notions de peuple et de nation. La Bible a principalement
servi de marqueur ‘ethnique’ indiquant l’origine commune de femmes et d’hommes
dont les données et les composantes culturelles laïques étaient complètement
différentes, mais qui étaient détestés en raison d’une foi religieuse à
laquelle il n’adhéraient pratiquement plus. Elle fut le fondement de
l’intériorisation de la représentation d’une ‘nation’ antique dont l’existence
remontait presque à la création du monde dans la conscience du passé d’hommes
qui furent déplacés et se sont perdus dans les labyrinthes d’une modernité
rapide et décapante. Le giron identitaire douillet de la Bible, malgré son
caractère de légende miraculeuse, et peut-être grâce à lui, a réussi à leur
procurer un sentiment prolongé et presque éternel d’appartenance que le présent
contraignant et pesant était incapable de fournir. Ainsi l’Ancien Testament se
transforma-t-il en un livre laïque, enseignant aux jeunes enfants quels furent
leurs ‘antiques aïeux’ et avec lequel les adultes eurent tôt fait de partir
glorieusement vers des guerres de colonisation et de conquête de la
souveraineté ».
Cette
démonstration conduit également à considérer l’exil juif comme une invention
« mythistorique ». Sand, p. 183, nous apprend que Rome ne pratiquait
jamais l’expulsion générale de tout un peuple vaincu, tout au plus l’Urbs
pratiquait-elle des expulsions partielles et ciblées. L’idée d’un exil provient
des exagérations de l’historien latin antique de souche juive, Flavius Josèphe,
qui, comme tous ses homologues historiens de l’antiquité, gonfle démesurément
les chiffres : les campagnes romaines de Titus auraient fait 1,1 million
de morts rien qu’à Jérusalem et, après la bataille, le général romain aurait
fait 97.000 prisonniers ; la Galilée
aurait compté, à l’époque, plus de trois millions d’habitants (p. 184).
Toute approche raisonnable de l’histoire antique de la région donnerait un
chiffre maximal d’un million d’habitants, vu l’aridité du sol. Avant l’arrivée
de la deuxième vague d’immigrants juifs dans la première décennie du 20ième
siècle, les vilayets constituant l’actuelle Palestine comptaient à peine
400.000 habitants. En 132-135, à la suite de la révolte du zélote Bar Kochba,
la persécution aurait été plus féroce encore mais rien n’indique une expulsion
généralisée de la population. Sur cet épisode, aucun historien n’a écrit quoi
que ce soit. Nous n’avons donc pas, sur cette révolte postérieure aux campagnes
de Titus, d’exagérations de l’acabit de celles de Flavius Josèphe. On sait
seulement que Jérusalem sera débaptisée et portera le nom romain d’Aelia
Capitolina. Pour Sand, le terme « exil » signifie « soumission
politique ». Les communautés juives de l’antiquité, dans le bassin
méditerranéen ou en Mésopotamie ou dans la péninsule arabique, sont donc des
communautés exclusivement religieuses et n’ont pas de bases ethniques.
Les conversions forcées du Royaume des Hasmonéens
Sand réfute
également l’idée que les royaumes judaïques de l’antiquité ne pratiquaient pas
le prosélytisme et ne procédaient pas à des conversions forcées, si bien qu’il
est impossible de dire que tous les juifs
de la diaspora, avant le sionisme, étaient des descendants de
« Judéens », expulsés de Judée par le « méchant Titus »
(les guillemets sont de Sand). Sand prend l’exemple du royaume des Hasmonéens,
le plus important royaume juif de l’antiquité. Ce royaume avait été fortement hellénisé,
au point de déplaire aux Macchabées, les fondamentalistes de l’époque, qui ne
toléraient aucun syncrétisme ni aucune fusion avec d’autres traditions. La
révolte des Macchabées nous apprend, outre la haine féroce que vouent les
fondamentalistes à tout syncrétisme impérial ou politique, que le monothéisme
de ce royaume des Hasmonéens n’était pas strict, au sens où nous l’entendons
aujourd’hui lorsque nous évoquons les intégristes des religions monothéistes.
Pour Sand, le monothéisme hasmonéen était un monothéisme imparfait,
c’est-à-dire un monothéisme qui s’était borné à limiter le nombre de dieux. Ce
monothéisme lâche, l’hellénisme omniprésent dans le bassin oriental de la
Méditerranée et l’universalisme, qui en découlait, s’opposaient au tribalisme
juif de l’époque. L’espace du Proche Orient du temps des Hasmonéens était un
espace impérial, rassemblant des populations et des ethnies diverses et
hétérogènes, exactement comme de nos jours. En cas de conflit, ce royaume
hasmonéen convertissait de force, ou tentait de convertir par la contrainte,
les peuplades vaincues, leur imposant parfois la circoncision forcée. Sand
constate que l’historiographie sioniste rejette ou escamote le fait que
constituent ces conversions forcées au judaïsme car, une fois de plus, elles
tendent à prouver que tous les adhérents à la confession mosaïque ne descendent
pas de « Judéens purs ».
On a souvent dit
que la conversion forcée ou le prosélytisme n’appartenaient pas à la tradition
juive talmudique. C’est vrai mais ce refus de tout prosélytisme date seulement
d’après 135, d’après la défaite des zélotes de Bar Kochba, quand il n’y avait
plus moyen de convertir de force des tribus voisines ou des résidents
étrangers. En 104 av. J. C., Aristobule, roi juif hellénisé, conquiert la
Galilée et convertit de force une tribu, probablement arabe, ou au moins
sémitique, les Ituréens, au judaïsme de son propre royaume. Nous avons donc
encore un démenti : les Ituréens ont été fondus dans la masse juive sans
avoir jamais séjourné dans l’espace restreint du petit royaume de Juda.
La lecture du
livre de Sand nous apporte encore beaucoup d’autres éclairages sur l’invention
du peuple juif et nous permet de reléguer au rayon des mythes sans consistance,
non pas seulement ceux du sionisme laïcisé ou non, mais aussi tous ceux des
monothéismes contemporains, notamment ceux que véhiculent, à grands renforts
médiatiques, les biblismes américains, sud-africains ou protestants qui
injectent dans le discours politique des absurdités religieuses, en dépit des
leçons de l’histoire, des gestes impériales avérées ou des découvertes de
l’archéologie. Le biblisme américain est surtout préoccupant, vu le poids
considérable qu’il pèse sur le processus démocratique aux Etats-Unis, puissance
hégémonique planétaire, et, partant, sur les processus de décision qui affecte,
ipso facto, la vie politique de tout le globe. Le travail d’un Sand permet
aussi de critiquer la transposition d’un biblisme ou d’un sionisme juifs dans
le mental de protestants de souche anglo-saxonne, qui n’ont aucun lien
« ethnique » avec la Palestine. Biblisme et sionisme protestants
sont, au même titre que le sionisme fabriqué au 19ième siècle, sinon
plus encore que ce sionisme, des fictions sans consistance ou des aberrations
entachées de fanatisme.
Une réhabilitation de la notion d’empire
Indirectement,
Shlomo Sand réhabilite la notion équilibrante et apaisante d’empire, en
valorisant le syncrétisme hellénistique des Hasmonéens au détriment de
l’exclusivisme judéen, repris par les sionistes, en avançant comme modèle
l’idée de citoyenneté romaine mise en évidence par Mommsen et, simultanément,
l’idée d’une citoyenneté impériale allemande après 1870. En effet, une idée
impériale nouvelle et rénovée pourrait seule apporter la paix à un Proche
Orient fragmenté par les tribalismes, les exclusivismes et les fictions
politiques. Reste à savoir si une notion de citoyenneté, de mommsenienne
mémoire, pourra s’appliquer de manière transrégionale en Europe ou déboucher
sur une omni-citoyenneté européenne, incluant ou excluant les migrations
récentes, survenues pendant les « Trente Glorieuses » et poursuivies
par les regroupements familiaux. La volonté de certains de nous ramener non pas
à une Judée mythique du Roi Salomon ou à une Germanie d’Arminius mais à une
Arabie du 7ième siècle ne se heurte-t-elle pas à cette notion
apaisante de citoyenneté impériale ? La question demeure ouverte et cet
idéal, préconisé par Sand, débouchera-t-il sur une concrétisation voulue par
des optimistes, frères en esprit des sionistes phalanstériens du début du 20ième
siècle, ou échouera-t-il parce que des pessimistes auront finalement raison
dans leurs analyses sans concession ni fard contre les tenants d’éthiques
socialistes de la conviction ?
Robert Steuckers.
Sources :
Shlomo SAND, Comment le peuple juif fut inventé,
Fayard, Paris, 2008.
Shlomo SAND, Les mots et la terre – Les intellectuels en
Israël, Flammarion, coll. « Champs »,
n°950, 2010.
Colin SHINDLER, A History of
Modern Israel, Cambridge Université Press, 2008.
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