Robert Steuckers :
Réflexions générales sur le concept
d’ « Eurasie »
Conférence préparée
pour une rencontre eurasiste à Marseille, le 12 juillet 2014, présentée lors
des « Rencontres eurasistes » de Bruxelles, le 18 octobre 2014
Quand on parle d’eurasisme actuellement, on a tendance à
y voir une sorte d’ersatz des idéologies défuntes, qui devrait incessamment en
prendre le relais, comme le voulaient par ailleurs les eurasistes des années 20
et 30, dont les démarches ont été analysées avec minutie par le Professeur
Marlène Laruelle (1). Celle-ci démontre le caractère éminemment russe de la
démarche eurasiste des années 20 et 30. Par conséquent, si l’Europe, le
sous-continent indien, la Chine et d’autres puissances d’Asie centrale ou
d’Asie orientale adoptent une stratégie « eurasienne » ou
« eurasiste », le concept d’un eurasisme nouveau, conforme aux
aspirations de l’Europe ou de ces autres puissances petites ou grandes, doit
certes garder son noyau théorique russe, vu la qualité des arguments développés
par les eurasistes de l’émigration russe de Berlin, Prague, Bruxelles et Paris
entre 1920 et 1940 mais il doit aussi être élargi pour en faire la pratique
naturelle des puissances du BRICS et donner corps à la géopolitique pragmatique
suggérée à tous par le président kazakh Nazarbaïev, qui assure aujourd’hui les
destinées de l’Etat le plus central de la masse continentale eurasienne, du
« Heartland » tel qu’il fut théorisé par Sir Halford John Mackinder
en 1904.
Les Chinois et les Japonais (la filière géopolitique « mandchoue »
de l’école dite de Tokyo, inspirée par les thèses grandes-continentales de Karl
Haushofer) apporteront certainement leur pierre au nouvel édifice et la tâche
de futures « rencontres eurasistes » pourraient fort bien être d’illustrer
et de commenter des travaux réalisés à l’autre extrémité de la masse
continentale eurasienne car la raison pragmatique nous induit tout
naturellement à penser que l’avenir de l’Extrême-Orient aurait bien sûr tout à
gagner d’un apaisement des tensions récentes entre la Chine et le Japon et à
une réactivation des projets d’une grande « sphère de coprospérité
est-asiatique » (Daitoa Kyoeiken),
théorisés immédiatement avant la seconde guerre mondiale par le Prince Konoe,
par le ministre japonais des affaires étrangères Matsuoka Yosuke et par le
géopolitologue Sato Hiroshi (qui parlait également d’une « sphère de
coprospérité des mers du Sud ») (2). Sato Hiroshi se réclamait de
Haushofer dans la mesure où celui-ci estimait dans ses écrits que le Japon
avait pour mission historique de contrôler les espaces de la « zone des
moussons », dont la géopolitique américaine d’aujourd’hui reparle
d’ailleurs avec grande précision, formulant un projet de contrôle serré de
cette zone au départ de bases situées dans l’Océan Indien pour que Washington
hérite définitivement, ou du moins durablement, des atouts que possédait
l’Empire britannique jusqu’en 1947, année où les deux puissances rivales du
sous-continent indien ont acquis leur indépendance (3).
De
Krymski a Beckwith
Pour nous Européens de l’Extrême-Occident de la masse
continentale eurasienne, une théorie eurasiste n’est possible qu’à la condition
d’intégrer dans toute démarche politique ou diplomatique future et
« eurasienne » le fait archéologique et linguistique indo-européen,
comme l’admettait aussi un historien russe pré-eurasiste mais
indo-européanisant du 19ème siècle, Agafangel Efrimovitch Krymski
(1871-1942). En effet, avant la ruée des cosaques du Tsar vers le Pacifique, à
partir de la fin du 16ème siècle, les peuples européens n’ont connu
de projection vers le centre de la masse eurasienne qu’à l’époque de la
conquête de ces vastes espaces steppiques par des peuples cavaliers
proto-iraniens, comme le démontre avec une remarquable érudition le Professeur
Christopher I. Beckwith (4) qui voit l’idéal politico-religieux le plus
emblématique des peuples d’Eurasie formulé implicitement dès l’époque axiale de
cette première migration vers le centre de l’Asie, vers les hauts plateaux
iraniens puis vers la Chine (au-delà de la Dzoungarie), migration portée par
des guerriers montés sur chars, aventureux, regroupés en « comitatus »
autour d’un « prince » énergique, fondateur de structures politiques
solides, figure charismatique qu’il faut imiter et reproduire sans cesse pour
la gloire du peuple ou de la lignée dont on est issu. Pour Beckwith, l’idée
eurasienne, l’idée seule capable de donner vigueur aux « empires de la
Route de la soie » et des périphéries que Mackinder nommaient les
« rimlands », est directement issue de ces premières vagues de la
diaspora indo-européenne en Asie centrale, en Iran (y compris dans le royaume
moyen-oriental de Mitanni) et au-delà de l’Indus dans le sous-continent indien,
sous l’impulsion de la caste des kshatryas.
Pour Beckwith, ce modèle est certes d’origine européenne,
se manifeste pour la première fois chez ces Proto-Iraniens, mais il a été
repris successivement par tous les fondateurs d’empires de cette très vaste
région, qu’ils aient été européens, huns, turcs, mongols, mandchous, etc. Tout
théoricien ouest-européen d’un eurasisme nouveau doit donc intégrer ce fait
protohistorique de la diaspora indo-européenne (ou proto-iranienne) dans ses
réflexions (géo)-politiques, savoir qu’elle a un droit d’aînesse sur le plan
axiologique, les ressacs qui ont suivi cette première expansion
proto-iranienne, à partir des invasions hunniques ayant acculé l’Europe dans le
cul-de-sac de la péninsule européenne, entre Mer Noire et Atlantique (res nullius à l’époque).
L’Europe-cul-de-sac
Aucune perspective géopolitique valable ne peut vouloir
ce statut médiocre d’isolé en cul-de-sac, où semblent aujourd’hui se complaire
les eurocrates, animés par des idéologies boiteuses, amnésiques, méprisables
qui font dire à l’écrivain russe contemporain Edouard Limonov que l’Europe
occidentale est devenue un « Grand Hospice ». Déjà au 12ème
siècle, l’érudit anglais Guillaume de Malmesbury justifiait les Croisades non
pas par le désir pathologique de faire la guerre à ses voisins mais de sortir
de ce cul-de-sac pour récupérer les ports d’accès aux routes de la soie, pour
ne pas mariner dans un isolement qui conduit à l’implosion, ce que confirme par
ailleurs la grande spécialiste allemande contemporaine de l’histoire d’Arménie,
Tessa Hofmann (5), quand elle évoque les royaumes arméniens de Cilicie aux 13ème
et 14ème siècles. Après avoir reçu l’amical aval du grand Empereur
Frédéric I Barberousse, ceux-ci branchaient, via les éléments croisés qui
structuraient et protégeaient la région, l’Europe occidentale du moyen-âge sur
le commerce d’Asie, première tentative de rompre l’encerclement, l’enclavement,
qui étouffait l’Europe en occupant durablement la région d’Antioche, en tenant
à distance les éléments seldjouks qui prétendaient couper les communications.
Les Arméniens du « Comté d’Edesse » ont initié les caravaniers
italiens aux routes de la Soie : c’est au départ des ports ciliciens, aux
mains des Arméniens et des Croisés, que Nicola et Marco Polo entreprendront
leurs voyages vers les immensités asiatiques ou vers la Cour du Grand Khan.
« Shatterbelt »
et « gateway regions »
Quand on se complait dans l’idée médiocre d’une
« Europe-cul-de-sac », on pose les limites orientales de l’Europe,
limites purement théoriques, totalement dépourvues de pertinence, sur les Monts
Oural alors que le sommet le plus élevé de cette chaine de collines est de 1600
m, exactement comme le Chasseral dans le Jura suisse. Entre l’Europe proprement
dite, celle de l’espace civilisationnel médiéval, et les autres espaces
impériaux d’Asie, de Perse et d’Inde, se situe un « shatterbelt » de
zones mixtes, de zones de transit que le géopolitologue américain contemporain
Saul B. Cohen (6) nomme également les « gateway regions » ou les
« gateway states » : la Cilicie arménienne du temps des
Croisades était une porte d’accès au « gateway » géant qu’est la
Route de la soie ; l’Ukraine d’aujourd’hui est une autre « gateway
region » et c’est, par la force des choses, une zone de fortes turbulences
géopolitiques, tout comme le Nord de la Syrie et tout l’espace bouleversé par
les forces de l’EIIL, un espace qui est bel et bien le correspondant actuel et l’extension
vers la Perse de la Cilicie des 13 et 14ème siècles, mais un espace
cette fois bouleversé de fond en comble, au point de ne plus pouvoir jouer
pleinement son rôle de « gateway ». Début 2015, les observateurs les
plus pertinents des effervescences en gestation pronostiquent d’ores et déjà de
nouvelles zones de turbulence en Moldavie et au Turkménistan voire un
affaiblissement programmé de l’Europe par une variante nouvelle des
« révolutions de couleur », sous la forme d’une confrontation entre
populations autochtones (opérations PEGIDA en Allemagne et « Je suis
Charlie » en France) et immigrés musulmans qui grèvera dangereusement les
budgets des Etats et fragiliseront l’euro, suite à la crise grecque et à la
victoire probable de l’extrême-gauche hellénique.
Cette brûlante actualité doit nous obliger à signaler les
débuts d’une constante de l’histoire : les cavaliers proto-iraniens de la
protohistoire, et leurs successeurs scythes ou alains, ont lié le vaste
« shatterbelt » entre l’Europe et l’Inde, entre l’Europe et la Chine.
Cette réalisation n’a suscité que nostalgies : l’Empire romain voulait
rétablir la liaison avec l’Inde et la Chine, on le sait désormais comme le
prouve l’importance de certains ports antiques en Mer Rouge, le site caravanier
transarabique de Pétra en Jordanie ou les campagnes des empereurs romains en
Mésopotamie. L’histoire des vagues successives de peuples cavaliers
indo-européens vers l’Inde et la Chine devrait donc relever d’un savoir
indispensable, digne complément des anciennes « humanités » (sabotées
par des politiciens veules et criminels), nécessaire noyau d’une future paedia renaissanciste, dont les jalons
ont été posés par Iaroslav Lebedynsky, auteur de monographies précises sur
chacun des peuples cavaliers de la grande « gateway region »
steppique entre Europe et Chine.
Attila
pénètre dans la trouée pannonienne
Les momies du Tarim (7), comme les démonstrations du Prof.
Christopher I. Beckwith, et les analyses grammaticales et sémantiques de la
langue tokharienne, parlée par les ressortissants de ce peuple dont proviennent
les momies, prouvent l’influence prépondérante de ces peuples cavaliers,
charistes et tisserands sur le développement initial de la civilisation
chinoise. Ces peuples, descendants des Proto-Iraniens, ainsi que les Tokhariens
et apparentés, garderont une maîtrise complète de l’espace steppique eurasien
dont la qualité stratégique est celle d’un « shatterbelt » selon
Cohen, jusqu’en + /- 200 av. J. C. A ce moment-là une confédération de
peuples nomades hunniques, qui reprend à son compte le haut degré
d’organisation sociale des Proto-Iraniens et de leurs descendants, que l’on
peut dire inspirés par les valeurs insignes et fondatrices du
proto-zoroastrisme, provoque, par ses coups de butoir, le reflux des
Indo-Européens en Asie centrale. Leurs successeurs huns se heurteront au
barrage des empires : la Chine tient le coup, Rome s’effondre dès que les
cavaliers du chef Attila pénètrent dans la trouée pannonienne, le territoire de
l’actuelle Hongrie, point central et névralgique du dispositif impérial romain
sur l’axe fluvial danubien. Le choc survenu en Pannonie provoque l’effondrement
de l’Empire romain, y compris en Méditerranée. Celle-ci, bien que d’importance
cardinale, ne suffisait pas pour en conserver la cohérence et l’unité.
Les tenants d’une vision scolaire et étriquée de
l’histoire antique de Rome considèrent que celle-ci est une civilisation exclusivement
« méditerranéenne », axée sur ce que Mussolini, pétri de nostalgie
romaine, appelait la « Mare Nostrum ». Rome, on l’oublie trop
souvent, était également une civilisation rhénane-mosellane autour de Trêves et
de Cologne. Elle se déployait également le long de l’axe danubien. Donc le long
de deux voies de circulation posées sur un axe Ouest-Est, la Méditerranée et le
Danube, lequel était toutefois partiellement interrompu à hauteur des
« portes de fer » (sur l’actuelle frontière serbo-roumaine) ou
« cataractes de l’Ister ». Tout empire, qu’il soit perse, romain ou
chinois, est aussi un réseau de communications : Rome, et par conséquence,
l’Europe, reposait dans l’antiquité 1) sur les voies maritimes méditerranéennes
dès que Caïus Julius reçoit le titre de « Caesar » pour avoir vaincu
les pirates de la Méditerranée (son premier triomphe) ; 2) sur les voies
de communications terrestres que furent les routes romaines ; 3) sur les
voies fluviales au départ de la rive occidentale du Rhin et de la rive
méridionale du Danube. L’impérialité romaine en Europe est donc la maîtrise de
ces trois modes de communications que la restauration impériale
pippinide/carolingienne voudra remettre en état de fonctionnement après la
déchéance des derniers Mérovingiens : l’effondrement du Bas Empire avait
été suivi d’une désagrégation du système des routes romaines, si bien que
seules les communications par voies d’eau permettaient encore le transport de
masse.
Le
partage de Verdun de 843
On ne répétera jamais assez que le fameux partage de
Verdun de 843 partage en fait des systèmes fluviaux entre les héritiers du fils
de Charlemagne : à la Francie occidentale, les bassins de la Somme, de la
Seine, de la Loire et de la Garonne, soit ce que les historiens et cartographes
appellent désormais l’ « espace gallique » ; à la Lotharingie
centrale, dévolue à l’aîné Lothaire et détentrice de la titulature impériale,
les bassins de la Meuse, du Rhin, du Rhône et du Pô ; à la Francie
orientale, dévolue au jeune et vigoureux Louis, les bassins fluviaux parallèles
de la grande plaine nord-européenne et le devoir de reconquérir le Danube sur
toute sa longueur, jusqu’à la Mer Noire, accès à la mythique Colchide des
Argonautes et porte de la Perse. Louis établit ses capitales à Francfort sur le
Main, entre la Rhénanie urbanisée et le reste de son royaume, et à Ratisbonne
(Regensburg) sur le Danube, afin, justement, de se projeter vers l’aval du
grand fleuve central. Ce partage de Verdun était sage et la mort prématurée de
Lothaire donnera au jeune Louis la titulature impériale, après quelques
vicissitudes guerrières, soit le double « espace lotharingien et
germanique », au détriment de Charles le Chauve, roi de la Francie
occidentale, dont les successeurs n’auront de cesse de vouloir usurper
l’héritage de Lothaire, en le grignotant pendant près de dix siècles, arrêtant
sa fringale territoriale par l’annexion illégitime de la Savoie en 1861 et ne
laissant comme lambeaux intacts qu’une Belgique écervelée et amnésique, un
Luxembourg comme coffre-fort, une Hollande isolée au nord du Rhin et de la
Meuse et aliénée mentalement par un calvinisme anti-impérial (bien décrit par
le philosophe allemand Christoph Steding), une Italie padanienne prospère mais
liée à l’Adriatique et à la zone alpine, une Suisse, dont le territoire romand
s’étend entre l’arrière-pays jurassien au sud de Bâle et Genève, là où les
fleuves commencent seulement à être navigables, rendant cette Suisse au-delà de
Bâle et de Genève inintéressante, contrairement au réseau routier de la
Franche-Comté, pour les impérialistes galliques ou ouest-franciens, à partir de
Philippe le Bel et de Louis XI. Les querelles innombrables et incessantes qui
ont suivi la mort du malheureux Lothaire vont donc déterminer pendant plus de
mille ans l’histoire de la péninsule occidentale de la masse territoriale
eurasienne et l’empêcher de faire le grand bon en avant pour récupérer en Asie
centrale son droit d’aînesse, héritage des « comitati » rassemblés
autour de princes cavaliers énergiques, une quinzaine de siècles avant notre
ère.
Toynbee
et la Bithynie
L’objectif des sages qui ont présidé à l’élaboration du
Traité de Verdun était donc de laisser le bassin danubien au plus jeune et au
plus vigoureux des héritiers du fils de Charlemagne, pour qu’il puisse faire
face aux Hongrois et réorganiser le Danube jusqu’à son delta, afin d’y
restaurer une impérialité « romaine », portée cette fois par les
Francs et/ou les Germains. Le but était d’atteindre la Mer Noire et de renouer
avec un système de communications permettant de commercer avec les Byzantins et
les Perses voire avec tous les peuples qui vivaient au-delà de cette Perse
mythique, de cet Orient qui avait été « indo-européen » avant d’être
récemment islamisé. La Mer Noire, mer intérieure, est, pour les Européens de
l’Ouest, la porte vers l’Eurasie, tout comme elle est, pour les Russes, un
accès potentiel à la Méditerranée orientale, nécessité que postule leur volonté
d’être tout à la fois les héritiers de la civilisation grecque (qui fut un Axe
nord-sud, pontique/est-méditerranéen, dont le Bosphore était un goulot
d’étranglement en position centrale) et de l’impérialité byzantine. Arnold
Toynbee, qui a animé le « Royal Institute of International Affairs »,
instance compilant une immense documentation et téléguidant l’action des
diplomates et stratégistes britanniques, était byzantinologue : pour lui,
la civilisation grecque, posée comme matrice de la civilisation européenne (ce
qui n’est que partiellement vrai à nos yeux !), est une civilisation qui
lie l’espace aride du bout de la péninsule balkanique baignée par l’Egée mais tire
ses substances vitales, son blé, son bois, de la maîtrise de l’espace pontique.
Il n’y a pas de civilisation grecque sans les ressources de la Crimée, qui
passent par le Bosphore. Autour de ce Bosphore, plus particulièrement en Bithynie,
écrit Toynbee, se trouve un territoire qui, si on le domine durablement, donne
tout à la fois la clef de la Méditerranée, l’accès aux routes de la soie ou à
la « gateway region » de Scythie (l’actuelle Ukraine !), permet
aussi l’accès à la Perse par la Colchide transcaucasienne, etc. Rome hérite de
cette puissance en conquérant la Bithynie : elle sera, immédiatement après
César, maîtresse du Danube, de la Crimée et de l’espace pontique et entrera en
conflit avec l’Empire perse qui, lui, cherchera à se projeter vers la Méditerranée
orientale : Byzance, puis l’Empire ottoman, hériteront de ce clivage
Rome/Perse. Et l’adversaire ottoman de l’Europe entre le 14ème et le
18ème siècle a acquis sa puissance et sa force d’expansion
immédiatement après avoir consolidé ses positions en Bithynie, ce qui lui a
permis de conquérir l’Anatolie occidentale et une bonne partie des Balkans,
avant même la chute de Constantinople.
Charlemagne, incarnation d’une impérialité devenue
romano-germanique, ne s’opposait nullement à Byzance, à l’Empire romain
d’Orient, dirigé par le Basileus : le modèle qui le fascine, et qu’il
adoptera pour embellir sa capitale d’Aix-la-Chapelle, sera précisément byzantin.
Le Dom d’Aix-la-Chapelle, édifié sur
un plan octogonal, reflète une splendeur byzantine, surtout depuis sa
restauration récente. Charlemagne respectait donc le droit d’aînesse de
l’Empire romain d’Orient et visait à lier territorialement son Empire franc à
celui du Basileus. Pour y parvenir, il fallait dégager la trouée pannonienne au
niveau de la puszta hongroise et rétablir le contact avec les Byzantins à
hauteur des « portes de fer ». Pour réaliser un tel projet impérial,
il fallait creuser une voie d’eau entre le Main et le Danube, entre le bassin
rhénan dont les eaux se jettent dans la Mer du Nord et le bassin danubien, dont
les eaux coulent vers la Mer Noire. En 793, Charlemagne ordonne le creusement
d’un canal, que l’on appellera la fosse caroline ou fossa carolina ou Karlsgraben.
Elle servira pendant un temps assez long au cours du haut moyen-âge, avant de
s’enliser et de décourager les marchands vu la difficulté que constituait le
système des biefs élémentaires de l’époque, mais elle s’avèrera utile dans les
opérations logistiques, d’abord pour mettre un terme définitif à la domination
des Avars sous Charlemagne, ensuite pour repousser les envahisseurs magyars,
définitivement battus par Othon I en 955 à Lechfeld, permettant l’établissement
définitif du Saint Empire Romain de la Nation germanique. Il y a à nouveau
impérialité en Europe, à partir de la victoire d’Othon, parce qu’il n’y a plus
de blocage hostile, porté par un élément quelconque niant ou ignorant
l’héritage romain, en Pannonie.
Restaurer
l’Empire par la maîtrise de la Pannonie
L’objectif stratégique de Charlemagne à Othon I a bel et
bien été la maîtrise du Danube et de la plaine pannonienne car, dès que ce plan
se réalise, il y a alors retour automatique à une impérialité à la romaine
puisque Rome entretenait de nombreuses légions en Hongrie actuelle, dont les
bains chauds de Budapest sont un souvenir remarquable, au même titre que ceux
d’Aix-la-Chapelle. Autre preuve de restauration impériale : l’impérialité
romaine était l’alliance de la sédentarité latine et de la mobilité cavalière
(et eurasienne !) des foederati iazyges
et roxolans (étudiés par Lebedynsky), dont les humanités un peu figées de nos curricula scolaires d’antan ne nous
parlaient pas encore. Rome en effet, comme Athènes jadis avec sa police scythe,
tablait sur le concours de cavaliers aguerris issus de la steppe : on les
appelle surtout des Sarmates dans les sources classiques mais les unités qui
servaient en Pannonie portaient les noms tribaux de Iazyges et de Roxolans. Ces
cavaliers expérimentés étaient chargés de protéger cette trouée pannonienne
contre les attaques des Daces ou des tribus germaniques comme les Quades ou les
Marcomans.
Par la conversion des Hongrois, la Pannonie, après la
victoire d’Othon I, retrouve une garnison permanente de cavaliers de la steppe,
de cavaliers eurasiens, qui promettent fidélité à l’Europe (à la
« chrétienté » dans le langage médiéval), de toujours se ranger du
côté de celle-ci et d’interdire à toute invasion venue de la steppe de
bouleverser encore l’ordre néo-romain. Les Hongrois ont toujours tenu cette
promesse, en laissant passer les Croisés, en luttant héroïquement contre les
Turcs aux 15ème et 16ème siècles, en se sacrifiant deux
fois dans les rues de Budapest en 1945 (pour protéger Vienne) et en 1956. Aujourd’hui
toutefois, le parti nationaliste hongrois Jobbik, dégoûté sans nul doute par la
veulerie et l’impéritie criminelle des cliques eurocratiques (qui cultivent
avec une obstination pathologique le déni de toute romanité donc de toute
européanité vraie et héritée), parie pour un eurasisme pantouranien, renouant
avec quelques antécédents : les idées pantouraniennes des transfuges
hongrois, devenus généraux dans l’armée ottomane, après la révolte de 1847-1848
matée par les Autrichiens ; les visions du turcologue judéo-hongrois Armin
Vambéry, théoricien d’un pantouranisme dont les Hongrois de l’Empire des
Habsbourgs seraient partie prenante, tout comme pour son homologue et
coreligionnaire judéo-lorrain David Léon Cahun ; l’idéologie
pantouranienne du géographe Pal Teleki (1879-1941, suicidé), futur ministre des
affaires étrangères et premier ministre anglophile du gouvernement Horthy avant
la deuxième guerre mondiale. Il semble que ce pantouranisme hongrois d’avant le
néo-nationalisme actuel du mouvement Jobbik ait été une manœuvre occidentale,
franco-britannique, pour disloquer l’Empire des Habsbourgs, ruiner tout nouveau
tandem austro-hongrois ou germano-hongrois et balkaniser la Mitteleuropa, comme l’a fait le Traité
de Versailles de 1919.
Des
Sicambres à Parzival
L’impérialité romaine puis l’impérialité othonienne
recèlent donc toutes deux une dimension eurasienne, non retenues par les
humanités édulcorées et figées ad usum
Delphini ou par certains eurasistes russes des années 20 et 30 qui
fustigeaient la civilisation « romano-germanique » en la décrétant
imperméable à tout dynamisme d’origine eurasienne ou fondamentalement étrangère
à la civilisation byzantine. Les éléments scythes puis sarmates ont été déterminants
dans le façonnage du mental germanique, dépositaire de la titulature impériale,
comme le note bien le Prof. Beckwith. Par ailleurs, de nouvelles études tendent
à prouver que les éléments sicambres de la confédération franque, originaires
de Cologne et de sa région et dont sont issus les Mérovingiens, avaient des
origines sarmates (8), tout comme les mythes arthuriens, faussement dits
« celtiques », en Britannia.
Les idéaux sarmates, ceux du « comitatus » proto-iranien selon
Beckwith, serviront, tout comme le « fottowat » musulman imprégné de
traditions persanes (Saladin !) et non arabes, à faire éclore, dans le
sillage des Croisades, le noyau dur de la civilisation européenne médiévale,
c’est-à-dire les ordres de chevalerie, exprimée notamment par le mythe de
Parzival (Perceval chez Chrétien de Troyes) dans l’œuvre de Wolfram von
Eschenbach, qui s’inspire des mythes arthuriens, considérés aujourd’hui comme
relevant du sarmatisme romain, et les introduit en Germanie continentale. Perceval
est le frère en esprit du Perse Feirefiz, dont la mère est de « peau
brune ». Le mythe forgé par Wolfram von Eschenbach vise à ramener au
souvenir des chevaliers la tradition cavalière, chevaleresque du
« comitatus » proto-iranien (et eurasien) partagée par l’impérialité
germanique et l’impérialité kurde ou persane, tout en constatant une
différenciation d’ordre racial.
Revenons à l’époque carolingienne. Si l’objectif de Charlemagne
et de ses successeurs compétents était de restaurer la communication sur le
Danube, de déboucher en Mer Noire et de relier l’Ouest et l’Est à hauteur du
Bosphore byzantin, à la même époque, des éléments européens non romanisés, très
éloignés du monde romain et méditerranéen, entreprennent une percée plus à
l’Est : les Vikings scandinaves et les Varègues suédois, dont la plaque
tournante stratégique et commerciale a été le port de Haithabu, atteignent la
Volga et le comptoir de Bolgar et restaurent de la sorte un commerce eurasien
en prise tout à la fois sur la Volga qui mène à la Caspienne et de la Caspienne
à la Perse et de la Perse à Bagdad et sur les routes de la Soie menant vers le
centre de la masse continentale eurasienne et vers la Chine.
Limes
danubien et axe gothique
Rome était certes, depuis l’issue des guerres puniques,
une puissance méditerranéenne mais elle était présente aussi sur la rive
occidentale du Rhin, avec des villes comme Trêves, Cologne, Bonn, Mayence,
Arlon, Tongres, Metz, Strasbourg, et sur la rive méridionale du Danube avec
Castra Regina (Regensburg/Ratisbonne), Vindobona (Vienne), Aquincum (Budapest)
et Colonia Singidunum (Belgrade). Plus loin, au-delà des « portes de
fer », en province de Moesia Inferior, avec Novae (Svishtov), Durostorum
(Silistra), etc. Jean de Brem, dans son Testament
d’un Européen, d’inspiration romanisante et byzantinisante (les eurasistes russes les plus sourcilleux ne
pourront nous reprocher cette lecture…), rappelle l’évacuation des régions
aujourd’hui bavaroises et le remplacement de la population celte romanisée ou
de souche italienne par les nouveaux venus, les Bajuwaren germaniques. Face à ce limes du delta hollandais jusqu’à
celui du Danube, se regroupent une masse d’Européens non romanisés, les
Germains, principalement, et leurs alliés, issus de peuples divers. Ils
occupent la rive orientale du Rhin et la rive septentrionale du Danube et,
surtout sous l’impulsion des Goths, maîtrisent, à l’époque du Bas-Empire ce
qu’il conviendra ultérieurement d’appeler l’ « axe gothique », soit
la ligne qui va de la Mer Baltique à la Mer Noire, jusqu’à la Volga. Il s’agit
de l’extension d’une culture dite de Wielbark, surgie sur les rives de la
Baltique, à l’embouchure de la Vistule, suite à une occupation de populations
venues de l’actuelle Gothie suédoise et de l’île de Gotland, pour s’étendre au
3ème siècle jusqu’au delta du Danube et jusqu’à l’embouchure du
Dniestr, sous le nom de culture de Tcherniakov.
Portées par les Goths, préalablement issus de la Suède
actuelle, les cultures de Wielbark et de Tcherniakov contribuent au
« membrage » territorial de l’Europe en dehors de l’orbe romaine. La juxtaposition
conflictuelle de ces deux blocs, dont le premier est avéré, ancré dans
l’histoire antique, et l’autre en gestation, va créer au-delà de l’espace
romanisé un barrage gothique dans le « shatterbelt » ukrainien,
sarmatisé après avoir été dominé par les Scythes, et une sarmatisation
partielle de l’élément goth, créant, de ce fait, une fusion germano-eurasienne
féconde et relativement homogène, qui ne sera que de brève durée et n’aura pas
le temps de se cristalliser : en 369, les Huns -qui ont soumis les
Alains, autre peuple cavalier indo-européen dont descendent les actuels
Ossètes-, franchissent le Don, limite fluviale du pouvoir d’Ermanarich, roi
wisigoth. Le verrou gothique du « shatterbelt » steppique ukrainien a
sauté : les Huns seront rapidement sur le Danube et sur le Rhin. Rome
vacille puis s’effondre. L’Empire finira par disparaître car sans verrou
gothique et sans verrou romain, il n’y a pas d’impérialité possible en Europe.
La
présence tatar/mongole empêche tout membrage de l’axe gothique
Mais si les Huns et les
Alains ont indubitablement repris à leur compte l’idéal du
« comitatus » des cavaliers proto-iraniens, leur pouvoir sur les
peuples est éphémère, sans doute à cause d’une hypertrophie impériale, les
cavaliers hunniques et leurs alliés contraints s’étant trop éloignés de
l’espace premier de leur rassemblement. Plus tard, les Avars ont pris leur
relais dans la plaine pannonienne, ont parfois été les alliés des Byzantins et ont
influencé tous les peuples slaves et germaniques du bassin danubien, de la zone
anciennement dace des Carpathes et de la Bohème. Ils seront progressivement
éliminés par les Pippinides et les Carolingiens. Les Magyars seront battus par
Othon I. De même, les Mongols et les Tatars, présents en Russie et en Ukraine
de 1235 à 1480, n’exigent qu’allégeance et tribut sans occuper réellement le
terrain. L’Europe a failli tomber à la même époque car les hordes mongoles
arrivent sur la Vistule et battent les armées impériales et polonaises à
Liegnitz en Silésie et atteignent l’Adriatique après avoir battu les Hongrois
puis les Croates. La mort du Grand Khan Ögödei oblige les Mongols, respectueux de
leurs coutumes, de retourner vers leurs bases de départ pour participer à
l’élection d’un nouveau chef suprême. Le joug tatar, comme l’appellent les
Russes, après s’être imposé de 1235 à 1480, a empêché un nouveau
« membrage » territorial sur l’ancien « axe gothique »,
détruit en sa période de gestation par la première invasion hunnique, annihilé
une seconde fois quand s’écroule la Russie kiévienne, expression d’une fusion
varèguo-slave. Le choc avec les hordes tataro-mongoles, pourtant peu
nombreuses, a brisé le « membrage » en gestation du binôme
Varègues/Slaves sur l’axe baltique/pontique, tourné vers Byzance, donc vers
l’espace pontique, le Bosphore, l’Egée et le bassin oriental de la Méditerranée
et capable, comme le diront plus tard Catherine II de toutes les Russie et son
ministre Potemkin, de souder une civilisation néo-hellénique, rajeunie par les
éléments slaves, baltes et germaniques. Ce projet n’a jamais pu être réalisé.
L’Europe reste alors enclavée, elle fait du sur-place ou ne réussit que de petites
opérations ponctuelles de « désenclavement » (9), dont aucune n’a une
réelle ampleur, confirmant le constat de Guillaume de Malmesbury :
l’Europe est un sous-continent assiégé, battu en brèche par des ennemis
acharnés. Son expansion future n’est pas due à sa malignité, à un désir sauvage
de dominer autrui mais à une nécessité de se désenclaver, d’échapper à des
étaux mortels, mis en œuvre eux, par des adversaires qui n’ont ni nos scrupules
ni un souci de l’ « Autre » comme on le dit aujourd’hui, suite
aux réflexions du philosophe Levinas.
Un seul objectif : se
désenclaver !
Pour le Prof. Jean-Michel Sallmann, l’histoire de
l’Europe est constitué d’une série de tentatives, d’abord timides ensuite
grandioses, de désenclavement. 1) Les
Croisades seront une première tentative de sortir de l’étau imposé par les
Seldjoukides et leurs successeurs après leur victoire contre les Byzantins à
Manzikert en 1071. L’appel d’Urbain II (alias Eudes de Châtillon) aux Francs à
Clermont-Ferrand le 27 novembre 1095 demande, suite aux appels du Basileus
Alexis I, de libérer la « Romania », soit l’espace jadis romain,
d’une « race étrangère », mais non pas une race au sens ethnologique
du terme (concept biologisant et darwinien inconnu à l’époque). Par
« race », Urbain II et ses contemporains entendent un ensemble uni
par une même idée et une même fidélité à l’Empire ou à ce qui demeure de cet
Empire dans les esprits (comme l’explique parfaitement Jean de Brem dans son Testament d’un Européen). Finalement,
ces expéditions vers le Levant furent un échec géopolitique dès la fin du 13ème
siècle, sauf qu’elles permirent une deuxième forme de désenclavement, celle
amorcée en parallèle à ces Croisades, soit 2) le développement des entreprises
commerciales italiennes, essentiellement génoises et vénitiennes, lesquelles
s’implantent en Crimée (en Tauride) pour se brancher sur les routes de la Soie
du nord, grâce à une tolérance mongole pour le commerce que n’auront plus les
Tatars de Crimée et d’Ukraine quand ils chercheront la protection des Turcs
contre les Russes dans cette « gateway region ». Là aussi, les
Italiens seront évincés du commerce centre-asiatique, au bénéfice d’un autre
commerce, transatlantique celui-là, que domineront durablement des puissances
atlantiques désormais liées aux Amériques. Il faudra attendre l’entrée en
Crimée des troupes de Catherine II de Russie pour restaurer potentiellement un
commerce liant le reste de l’Europe à l’Asie centrale, et au-delà de ses
immensités territoriales, de ses déserts et de ses massifs montagneux (Altaï,
Himalaya), à la Chine et à l’Inde, deux « marchés » plus accessibles
au commerce maritime, plus rapide et moins onéreux, dominé par les Anglais.
Trois
tentatives de faire sauter les verrous tatar et ottoman
Il y aura trois tentatives majeures pour faire sauter les
verrous tatar et/ou ottoman : une offensive russe, une volonté portugaise
de contourner l’Afrique et la longue guerre mené par l’Espagne pour maîtriser
toute la Méditerranée. Sous l’impulsion de marchands anglais, qui se
souvenaient vraisemblablement des initiatives scandinaves entre les 9ème
et 12ème siècles, le Tsar Ivan le Terrible voudra rétablir sous son
autorité un ensemble territorial partant de la Mer Blanche pour aboutir à la
Caspienne, à Astrakhan, tout en rassemblant les terres que baigne la Volga au
profit de son empire qui se pose comme l’héritier de Byzance, éliminée par le
Sultan Mehmet II en 1453. Il y réussira mais sans rouvrir les routes
commerciales de Marco Polo, à cause du maintien d’une présence tatar sous la
protection de la Sublime Porte ottomane en Ukraine actuelle, en une zone
pleinement qualifiable de « gateway area ». En compensation, l’œuvre
géopolitique d’Ivan le Terrible rouvre la voie sibérienne aux cosaques, qui
atteindront le Pacifique après un siècle de chevauchées. L’action géopolitique ante litteram
d’Ivan le Terrible amorce le reflux tatar/mongol mais renforce simultanément la
volonté de résistance ottomane qui, paradoxalement et en dépit de la volonté
russe de devenir la « Troisième Rome », adopte les stratégies
byzantines « antilatines » et « anticatholiques » en
Méditerranée, en Mer Noire et dans le bassin danubien, autant d’actualisations
des stratégies jadis préconisées par Justinien et ses généraux. Il y a eu
fusion entre la géopolitique byzantine et la géopolitique ottomane dès la prise
de Constantinople : le fameux film turc à grand spectacle relatant l’œuvre
militaire de Mehmet II met en scène des Grecs pro-ottomans.
La tentative portugaise est plus grandiose. Sous l’impulsion
du Prince Henri le Navigateur (1394-1460), Anglais du clan des Lancastre par sa
mère, une école s’établit à Sagres au Portugal qui compile le savoir
géographique disponible à l’époque, attirant à elle des savants de toutes
origines. Dès l’âge de vingt ans, l’Infant Henri obtient de son père Jean I
qu’il lance une campagne contre les pirates maures de Ceuta. La conquête de ce
nid de pirates barbaresques permet de découvrir que la richesse des royaumes
maures de l’actuel Maroc et de l’Andalousie musulmane provenait des richesses
africaines, dont l’or de l’actuel Ghana, ramenées par les caravanes
transsahariennes. Tout en préconisant un harcèlement systématique de la côte
marocaine afin de contrer toute contre-offensive maure, Henri conçoit alors le
projet de lancer des expéditions maritimes par cabotage le long des côtes
atlantiques de l’Afrique pour contourner ces pistes caravanières et pour
assurer un transport plus rapide et quantitativement plus important au bénéfice
du Portugal. Les recherches de l’école géographique de Sagres permettent
d’amorcer le désenclavement de l’Europe via les côtes africaines et via les
immensités océaniques de l’Atlantique :
en 1419-1420, les explorateurs Joao Gonçalves Zarco et Tristao Vaz
Teixeira découvrent Madère ; en 1427, Diego de Silves découvre les
Açores ; en 1434, Gil Eanes franchit le Cap Bojador ; en 1444, année
de la bataille fatidique de Varna contre les Ottomans, Nuno Tristao arrive
jusqu’à l’embouchure du fleuve Sénégal ; après la mort de l’Infant Henri, Rui
de Sequiera arrive au Bénin en 1472 puis, entre 1482 et 1486, Diego Cam atteint
l’embouchure du fleuve Congo et pousse jusqu’aux côtes de l’actuelle Namibie.
Entre 1487 et 1488, Bartolomeu Dias double le Cap de Bonne Espérance. En 1498,
Vasco de Gama arrive à Calicut en Inde. La route vers le sous-continent indien,
vers les épices et vers les régions du monde que les Romains aspiraient à
explorer, est enfin accessible aux Européens, qui viennent de réussir à se
désenclaver, grâce à l’impulsion première de l’Infant Henri, grâce au travail
intellectuel de l’école de Sagres. L’ère de la suprématie européenne commence.
L’Espagne ne cherchera pas à contourner la masse
continentale africaine, projet qu’elle estime sans doute démesuré, et envisage
de maîtriser d’abord les deux bassins de la Méditerranée, contre les Ottomans
et les Barbaresques, puis de donner, à terme, des coups de bélier sur les côtes
orientales de la Grande Bleue afin de rouvrir les voies classiques du commerce
eurasien au départ des ports syriens et d’Alexandrie. Cette aventure –le rêve
alexandrin de Charles-Quint et de Philippe II- avait commencé dès les 13ème et 14ème
siècles par les conquêtes aragonaises des îles (Baléares, Sardaigne, Sicile,
Italie du Sud et parties du Péloponnèse grec). En 1565, Philippe II prend
Malte. La prise de Chypre par les Ottomans ne sera pas compensée par la
victoire de Lépante en 1571. Les projets espagnols de désenclaver l’Europe par
le « fond » de la Méditerranée n’aboutiront pas, en partie à cause de
l’alliance entre les monarques français et l’ennemi ottoman, exemple flagrant de
trahison civilisationnelle, à l’origine du déclin irrémédiable de l’Europe
aujourd’hui et explication au tropisme musulmaniste de la
« République » maçonnique et laïcarde, en dépit d’une incompatibilité
de cette idéologie stupide et vulgaire avec toute position religieuse de grande
profondeur temporelle, quelle qu’elle soit. L’Espagne se tournera alors vers
l’exploitation des Amériques et gardera ses conquêtes dans le Nouveau Monde
jusqu’au début du 19ème siècle.
Cette rétrospective sur les tentatives européennes de
désenclaver notre sous-continent nous montre que les conflits sont permanents
et que les zones-clefs de la géostratégie peuvent redevenir, après les périodes
plus ou moins longues d’apaisement, des enjeux déclencheurs de nouveaux
conflits chauds. Les confrontations pour maîtriser ces zones-clefs sont donc
des permanences de l’histoire qu’aucune idéologie iréniste, qu’aucun discours
pacifiste, ne peuvent effacer ou rendre caduques. Nous avons vu que le conflit
franco-allemand de 1870 à 1945 (ou à 1963, lors de la rencontre De
Gaulle/Adenauer qui scelle la nouvelle amitié franco-allemande) a été un
conflit pour la maîtrise de l’espace dit « lotharingien » puis pour
le Danube et surtout le Pô, parce que les rois de France voulaient une fenêtre
sur l’Adriatique pour avoir accès justement au commerce que tentait de rétablir
Venise. Au-delà de cet enjeu des guerres d’Italie, de la conquête de la
Franche-Comté (« El camino espanol ») par Louis XIV et des campagnes
de Napoléon III en Lombardie au 19ème siècle, ces guerres
incessantes visaient aussi, quelque part, à établir des têtes de pont
est-méditerranéennes ou pontiques pour accéder aux routes de la soie : les
croisades françaises visent à prendre Alexandrie, de même que le commerce
italien qui entend également conserver et consolider ses avantageux
avant-postes en Crimée, jusqu’au moment où les Tatars, oublieux des sagesses de
leurs khans antérieurs, s’allieront aux Ottomans qui verrouilleront tous les
accès méditerranéens et pontiques au commerce eurasien pour ne laisser aux
Européens que les routes ouvertes par les Portugais ou l’exploitation du
Nouveau Monde.
Le
projet ? Ré-enclaver l’Europe !
Aujourd’hui, le Levant est ravagé par les miliciens de
l’EIIL jusqu’en Mésopotamie, empêchant du même coup tout développement de la
région au profit d’une synergie eurasienne. La « gateway region »
ukrainienne est bloquée au niveau du Donbass par une guerre permanente que l’on
voudra maintenir et entretenir sur la très longue durée, afin d’installer un
« abcès de fixation » purulent qui aura pour double fonction
d’entraver l’acheminement d’hydrocarbures russes vers l’Ouest et de fragiliser
l’Ukraine, privée ainsi de ses régions industrielles et mise à charge d’une
Union Européenne déjà financièrement exsangue. La Crimée va bientôt être
coincée entre ce Donbass bloqué par une guerre interne aux conséquences
imprévisibles et une Moldavie/Transnistrie que l’on s’apprête, dans certains
cénacles de stratégistes d’Outre-Atlantique, à porter en ébullition pour
imposer un nouveau verrou qui parachèvera le ré-enclavement de l’Europe, ennemi
principal de Washington. A ces deux foyers de turbulences sur le
« gateway » ukrainien et à l’implosion du Levant et de l’Irak,
s’ajoutent la réactivation probable des conflits tchétchène et daghestanais, du
conflit russo-géorgien, de manière à créer des blocages de longue durée non seulement
de part et d’autre de la Crimée, mais aussi entre l’espace maritime pontique et
la Caspienne. Par ailleurs, au départ d’un Afghanistan abandonné par les
soldats de la coalition atlantiste, des djihadistes, que l’on posera comme
« incontrôlables », s’infiltreront au Turkménistan pour bloquer les
communications au-delà de la Caspienne. L’ancienne route maritime portugaise,
dans l’Océan indien, le long des côtes de l’Afrique orientale, est, elle,
partiellement interrompue en une zone océanique importante, au large de la
Somalie par la piraterie que l’on combat soi-disant avec les flottes
ultra-modernes de l’OTAN mais qui fait preuve d’une résilience finalement fort
suspecte, tant et si bien que deux verrous y sont présents implicitement :
entre Madagascar et la côte orientale de l’Afrique, au niveau du Kenya, et à la
sortie de la Mer Rouge. On le voit : l’ennemi, c’est l’Europe qu’il faut
ré-enclaver et qu’il faut faire imploser de l’intérieur en la livrant en
permanence à des politiciens écervelés et en y déversant constamment des
populations hétérogènes et inassimilables, débarquant à Lampedusa et sur les
îles de l’Egée grecque. Toutes les avancées de l’Europe hors de son enclavement
médiéval sont rendues nulles et non avenues par les stratégistes américains,
héritiers des thèses et projets de Brzezinski.
Un
chaos « néo-mongol » en Asie centrale ?
L’objectif essentiel des volontés européennes de
désenclaver notre sous-continent était de renouer des relations commerciales
avec l’Inde et la Chine, qui, à elles deux, faisaient au total au moins 35% du
commerce mondial jusqu’au milieu du 19ème siècle. Dans l’Océan
Indien, qui devient une « route de la soie » maritime et remplace les
voies terrestres, les Britanniques prendront le relais des Portugais et des
Hollandais mais excluront le reste de l’Europe : la France de Louis XV est
chassée des Indes, la compagnie d’Ostende au service de l’Empereur d’Autriche
est également sabotée, tandis que la Russie avance ses pions en Asie centrale,
menaçant à terme les Indes anglaises. La maîtrise russe de la « terre du
milieu » (avant que le géographe Halford John Mackinder ne forge le
concept en 1904) s’oppose à la maîtrise britannique de l’« océan du
milieu », en une confrontation binaire Terre/Mer que soulignera notamment
Carl Schmitt. Cette dialectique induit la notion de « Grand Jeu », où
le protagoniste russe cherche, au 19ème siècle, surtout sous
Alexandre II, à parachever l’œuvre d’Ivan le Terrible en « rassemblant les
terres » au sud de ses conquêtes antérieures de Sibérie septentrionale, région
très inhospitalière où ne passait aucune « route de la soie ». En
poussant vers la Perse et vers les terres islamisées et iranisées des
Turkménistan et Ouzbékistan actuels, la Russie tsariste s’emparait de plusieurs
tracés des anciennes routes de la soie, reliant notamment les villes de
Samarkand, de Merv et de Boukhara. Un embranchement de ce réseau de voies
terrestres partait vers l’Inde sur le chemin emprunté jadis par les conquérants
perses et afghans de la vallée du Gange : à Londres, on imaginait déjà que
les cosaques du Tsar allaient s’élancer sur les mêmes pistes et arriver à
Bénarès et à Calcutta. Simultanément, surtout après le complètement du chemin
de fer transsibérien jusqu’à Vladivostok et Kharbin en Mandchourie, les Russes
s’emparent de l’espace où s’étaient rassemblées, vers 200 avant notre ère, les
premières coalitions hunniques et mongoles qui avaient éliminé d’Asie centrale
les royaumes indo-européens, tokhariens ou autres, avant de disloquer l’Empire
gothique en gestation en Ukraine et, par suite, l’Empire romain. La conquête
russe de cet antique espace de rassemblement hunno-mongol rend impossible,
jusqu’à nos jours, toute nouvelle dislocation, par coups de butoir hunniques ou
mongols, de cet immense espace réunifié cette fois par les Tsars –et non plus
par des khans mongols qui ont trop souvent souhaité le vide et la
« désurbanisation » totale en ces terres immenses entre la
Mandchourie et l’Ukraine. Les Tsars, eux, font œuvre « romaine » en
construisant des voies de communications, telles les tracés du chemin de fer
transsibérien, et en jalonnant ce tracé de nouveaux centres urbains. Raison
pour laquelle certains observateurs n’ont pas hésité à qualifier la volonté
américaine de bouleverser l’Asie centrale, parfois par djihadismes interposés,
de « néo-mongolisme », vu qu’elle a parfois souhaité un chaos
généralisé et durable, afin d’affaiblir les empires périphériques, russe ou
chinois. Serait dès lors « néo-mongole » la stratégie de bouleverser
le Turkménistan et peut-être aussi l’Ouzbékistan (plus lié à l’Organisation de
Shanghaï) par des nouveaux talibans venus d’un Afghanistan laissé
volontairement dans le chaos le plus absolu, après le départ des troupes
américaines qui ont, bien évidemment, subtilement préparé ce désordre
artificiel… sans en avoir l’air et surtout contrairement aux intentions
proclamées par les médias. Le Turkménistan détient d’immenses réserves
d’hydrocarbures, exportables vers l’Europe, qui cherche des alternatives à une
trop grande dépendance russe : le projet de bouleverser la paix intérieure
dont jouit encore ce pays, sous prétexte que son pouvoir présidentiel serait
trop « fort », et donc pas assez « démocratique » au regard
des innombrables ONG américaines, n’est pas seulement un projet antirusse mais avant
tout un projet antieuropéen, qui vise à freiner encore davantage l’approvisionnement
en hydrocarbures de notre sous-continent.
Accès
à la Mer Rouge
Il faudra cependant attendre 1783 pour que Catherine II,
Impératrice de toutes les Russies, reprenne la Crimée aux Tatars inféodés aux
Ottomans. Du coup, la Russie, auparavant éloignée de tout littoral utile,
bénéficie du tremplin pontique de l’antique civilisation hellénique et des
comptoirs génois et vénitiens, mais en l’articulant forcément dans une
direction nord-sud. Ce nouvel état de choses menace la puissance devenue quasi
globale de l’Angleterre depuis la guerre de Sept Ans, où elle a évincé la
France des Indes et du Canada. Albion craint une pression permanente et
dangereuse sur la future artère méditerranéenne qu’elle compte bien ouvrir en
s’emparant de l’Egypte et en creusant un canal entre la Méditerranée et la Mer
Rouge pour réactiver le commerce avec l’Inde que les Romains entretenaient au
départ des ports égyptiens de Bérénice et de Myos-Hormus en direction du Yémen
et du Gujerat indien. Le bassin oriental de la Méditerranée et l’accès à la Mer
Rouge doivent dès lors demeurer sous contrôle anglais et sans aucune pression
venue d’ailleurs en Europe : ni d’une Autriche qui se découvrirait une
vocation adriatique, égéenne et est-méditerranéenne ni d’une Russie qui se
projetterait de l’espace pontique vers Alexandrie et la vallée du Nil ni d’une
France révolutionnaire ou bonapartiste qui s’installerait en Egypte, à l’ombre
des pyramides « d’où quarante siècles la contempleraient » ni d’une
France de la Restauration qui appuierait trop généreusement Mehmet Ali. Parce
que sa puissance globale en gestation postule de conserver le sous-continent indien
et de maîtriser l’Océan du Milieu, soit l’Océan Indien, l’Angleterre des Pitt et
de leurs successeurs doit être la seule puissance capable de contrôler le
corridor Méditerranée à son profit, à l’exclusion de toutes les autres
puissances européennes. L’installation des Russes en Crimée est donc un casus belli potentiel, tout comme la
campagne d’Egypte de Bonaparte sera considérée comme un danger mortel pour le
dispositif anglais entre la métropole britannique et les possessions indiennes.
L’eurasisme
informel du 18ème siècle
En effet, entre la fin de la guerre de Sept Ans et la
Révolution française, surtout sous le règne de Louis XVI, une sorte d’unité
stratégique eurasienne existe, même si, au départ, elle était encore privée de
la mobilité qu’offrent les flottes. Louis XVI fait la paix avec l’Autriche de
Marie-Thérèse et de Joseph II ; l’Autriche est alliée des Russes contre
les Ottomans dans le bassin danubien et en Mer Noire. L’Europe connaît un bond
en avant en tous domaines, vu la neutralisation de l’ennemi ottoman
pluriséculaire, puis les explorations maritimes, favorisées par Louis XVI, par
la Tsarine et ses successeurs, vont bon train (10) : les puissances de
cette alliance informelle se dotent, après la Guerre de Sept Ans, de flottes
capables d’exercer la pression que craignent les Pitt à Londres. Aujourd’hui,
cette tradition européenne et eurasienne, au sens de cette alliance informelle
du 18ème siècle, est reprise par Don Sixto Enrique de Borbon,
héritier, pour les légitimistes carlistes, de la Couronne d’Espagne (11) et non
pas seulement par des nostalgiques marginalisés d’une forme ou d’une autre de
« national-bolchevisme ». Après la parenthèse des guerres contre la
Révolution française et l’Empire napoléonien, l’Europe, cette fois avec
l’Angleterre, cherchera à restaurer cet espace pacifié de l’Atlantique au
Pacifique par la mise en œuvre d’un nouveau système, celui de la
Sainte-Alliance, née lors du Congrès de Vienne de 1814 que l’historien allemand
contemporain Eberhard Straub considère comme un exemple de sagesse politique,
dans la mesure où son système de sécurité collective a procuré un siècle de
paix à l’Europe, qui a pu ainsi s’imposer au monde tout en conservant sa
diversité (12).
La
Doctrine de Monroe
L’alliance franco-austro-russe du 18ème
siècle, bien qu’informelle, et la Sainte-Alliance du Congrès de Vienne ont été
des espaces eurasiens unis, stratégiquement unifiés. Ils ont toutefois été de
courte durée. La Révolution française, que quelques historiens français comme
Olivier Blanc (13) considèrent comme une fabrication des services de Pitt,
bouleverse l’équilibre européen en déployant une idéologie délirante et
déstabilisatrice qui a ruiné toute coopération harmonieuse entre la France,
l’Autriche et la Russie. Blanc a exploré les archives de manière méticuleuse
pour étayer ses thèses. Au départ de son travail, on peut avancer l’hypothèse
que les services de Pitt visaient à faire exploser la France de Louis XVI qui
misait sur le développement d’une flotte capable d’intervenir en tous points du
globe, d’une flotte qui avait battu les Anglais à Yorktown en 1783. L’objectif
de Pitt était aussi de saboter les efforts austro-russes contre l’Empire
ottoman pour éviter cette double pression sur le Bosphore et la Méditerranée
orientale et pour obliger les Autrichiens à affronter les hordes
révolutionnaires française aux Pays-Bas méridionaux et en Rhénanie. Il
s’agissait de générer le chaos dans toute l’Europe pour éviter une alliance
paneuropéenne ou la domination du sous-continent par une puissance trop
hégémonique. D’où, pour Straub, la phobie de Metternich et des congressistes
viennois pour les théories dites « démocratiques », plus ou moins
dérivées des idées révolutionnaires françaises, parce qu’on les devinait
génératrices d’un chaos sans fin.
Dans une première phase, qui a duré une bonne douzaine
d’années, le bloc européen de la Sainte-Alliance suscite les craintes d’une
puissance émergente, viscéralement hostile à la vieille Europe au nom d’un
fondamentalisme protestant et bibliste, camouflé derrière un rationalisme et un
« déisme » de façade et de circonstances, détaché de tout héritage
historique concret : les Etats-Unis d’Amérique. Ceux-ci craignaient que
les puissances européennes ne portent assistance à l’Espagne confrontée aux
nouveaux nationalismes démocratiques des populations indigènes et créoles des
vice-royaumes du Nouveau Monde. En 1823, en réaction au danger potentiel que
représentait la Sainte-Alliance eurasienne, le Président James Monroe énonce sa
célèbre doctrine de « l’Amérique aux Américains », forgeant de la
sorte une politique qui deviendra constante : celle du refus de toute
ingérence européenne dans le Nouveau Monde. Les Etats-Unis ne craignaient pas
seulement un éventuel secours porté à l’Espagne ruinée et désormais incapable
de se réaffirmer dans les Amériques : ils craignaient aussi et surtout la
présence russe en Alaska et en Californie, voire aussi la possible alliance
entre Russes et Espagnols sur la côte pacifique de l’Amérique du Nord, qui
aurait verrouillé la marche en avant des Etats-Unis vers la bi-océanité, clef
de leur future puissance globale. On oublie souvent de mentionner que Monroe,
quand il a énoncé sa doctrine, avait l’aval plus ou moins secret de la
Grande-Bretagne qui, elle aussi et en dépit de la guerre qui venait de
l’opposer aux jeunes Etats-Unis en 1812, ne désirait pas voir d’autres
puissances européennes intervenir dans les Amériques, où elle cherchait à
contrôler seule certains marchés, notamment en Argentine. La Doctrine de Monroe
sera complétée par le « corollaire Roosevelt » après la guerre
hispano-américaine de 1898, qui arrache à l’Espagne Cuba et les Philippines, un
corollaire qui stipule que toute politique que les Etats-Unis pourraient
considérer comme contraire à leurs intérêts serait traitée comme un acte
d’agression. C’est ce « corollaire Roosevelt » qui justifie encore et
toujours aujourd’hui les interventions américaines dans le monde, ainsi que
l’espionnage des réseaux ECHELON et Prism
(l’affaire Snowden) dirigé essentiellement contre l’Europe. Le
« corollaire Roosevelt » est interprété de manière très vaste :
le développement optimal d’une technologie quelconque, mais surtout
aéronautique ou spatiale, même dans un pays « allié », est considéré
comme une agression contre les intérêts des firmes concurrentes américaines
donc contre l’intérêt des Etats-Unis en tant que puissance.
Crise
grecque et question d’Orient
La cohérence eurasienne de la Sainte-Alliance sera, nous
l’avons dit, de courte durée. Ce seront principalement les deux puissances
occidentales, la France et la Grande-Bretagne, qui la saborderont
progressivement. Les premières lézardes à l’édifice eurasien, que fut la
Sainte-Alliance, ont été : le soutien aux Grecs révoltés contre la Sublime
Porte ; l’indépendance belge ; la Guerre de Crimée, qui sanctionne la
rupture entre un Occident colonial, qui n’est plus centré sur l’Europe même
(14), et un « Orient » centre-européen et russe, toujours fidèle à
l’esprit premier de la Sainte-Alliance ; l’intervention anglo-française en
Chine, lors des guerres dites de l’opium. Eberhard Straub montre que cette
Sainte-Alliance, soucieuse de maintenir l’Europe en état de stabilité durable,
garantissait l’intégrité de l’Empire ottoman. La révolte grecque et le
mouvement des Philhellènes (dont Lord Byron) induisent trois puissances de la
Sainte-Alliance à rompre avec l’idéal metternichien et antirévolutionnaire de
stabilité européenne : l’objectif n’est pas tant de sauver les Grecs du
joug ottoman, car on ne s’était jamais fort soucié d’eux, mais d’obtenir des
concessions, des bases pour prendre Constantinople et se projeter vers la
Méditerranée (les Russes) ou pour s’installer dans la capitale ottomane et
verrouiller le Bosphore pour éviter justement cette projection russe vers
Chypre, l’Egée et l’Egypte. Metternich voit dans ce soutien, purement tactique,
une amorce de « balkanisation » de l’Europe, une balkanisation qui ne
serait pas tant territoriale que mentale : les Européens cesseraient de
poursuivre ensemble, dans la cohérence, des politiques stabilisantes communes,
qui constitueraient l’essence même du nouvel ordre équilibré voulu par les
congressistes de Vienne. Le Tsar Nicolas I voulait toutefois un partage des
dépouilles ottomanes, où chaque bénéficiaire trouverait son intérêt mais les
deux puissances occidentales, qui agissaient davantage dans les intérêts des
Ottomans que dans ceux des Russes, ont refusé cet expédient qui aurait pu,
finalement, sauver la cohérence de la Sainte-Alliance. Anglais et Français,
rappelle Straub, se méfiaient du résultat à long terme d’un accord général qui
affaiblirait définitivement l’Empire ottoman qui n’aurait alors plus eu d’autre
solution que de demander son inféodation à l’Empire russe, exactement comme
aujourd’hui, la Turquie d’Erdogan et de Davutoglu joue sur deux tableaux, sur
l’Occident et sur la Russie, dans l’espoir de se hisser au rang d’une puissance
régionale incontournable. Metternich, face à la première crise grecque des
années 20 du 19ème siècle qui déclenche ce que l’on a appelé la
« question d’Orient », accuse Lord Palmerston d’être un
« tyran » dans la mesure où c’est l’Angleterre qui mène une politique
égoïste, contraire aux intérêts du continent dans son ensemble. L’objectif
anglais, lui, était de contrôler la Méditerranée sans aucune possibilité d’être
contrecarré par une autre puissance européenne, quitte à soutenir toute sorte
de mouvements séditieux de nature révolutionnaire (selon Metternich), comme
aujourd’hui une politique comparable se déploie en Syrie afin qu’aucun môle de
puissance régionale, alliée à la Russie ou à une autre puissance européenne,
qui se montrerait challengeuse, ne puisse émerger.
Indépendance
belge et Guerre de Crimée
Deuxième lézarde dans l’édifice de la
Sainte-Alliance : l’indépendance belge. Une fois de plus, c’est
l’Angleterre qui craint le développement du Royaume-Uni des Pays-Bas, disposant
d’une flotte hollandaise de haute qualité, d’une industrie textile en Flandre
(la Lys autour de Courtrai et Wijnegem) et en Wallonie (vallée de la Vesdre),
d’un binôme charbon/acier à Mons, Charleroi et Liège, d’une présence en
Insulinde à la charnière de l’Océan Indien et du Pacifique, d’anciennes
colonies en Afrique du Sud (colonie du Cap) et dans l’île Maurice qui auraient
pu revenir dans le giron néerlandais et surtout d’une aura dans une Allemagne
du Nord qui parle des dialectes très proches du néerlandais. Ce Royaume-Uni des
Pays-Bas aurait parfaitement pu attirer à lui, plutôt que la Prusse, les
régions d’Allemagne du Nord. Pour briser ce môle germanique continental potentiel
en face de ses côtes, à une nuit de navigation du cœur de Londres, jadis
incendiée par la flotte de l’Amiral de Ruyter lors des guerres
anglo-hollandaises du 17ème siècle, il fallait lui faire subir une
sécession définitive, affaiblissant les deux lambeaux subsistants.
Troisième lézarde, encore plus profonde : la Guerre
de Crimée. Après le soutien français apporté en 1839-1840 au khédive d’Egypte,
Mehmet Ali, en révolte contre la Sublime Porte, les deux puissances
occidentales, la France et l’Angleterre, se muent en protectrices de l’Empire
ottoman pour contenir la Russie au nord du Bosphore. Bismarck reste neutre, de
même que la Belgique de Léopold I, qui est un ancien officier de l’armée du
Tsar Alexandre. Cette intervention franco-anglaise en Mer Noire vise
l’endiguement de la Russie, le maintien d’un Empire ottoman désarticulé,
affaibli, incapable d’autonomie et à la merci des pressions occidentales qui
entendent garder les mains complètement libres en Méditerranée orientale et en
Egypte. Elle génère également l’anti-occidentalisme russe, comme l’attestent
d’ailleurs le Journal d’un écrivain
de Dostoïevski et les souvenirs de Tolstoï, officier combattant sur le front de
Crimée. La Guerre de Crimée provoque donc une rupture profonde entre l’Ouest et
la Russie qui alimentera toutes les idéologies antioccidentales qui germeront
ultérieurement, qu’elles aient été de facture slavophile ou eurasiste et que
cet eurasisme ait été tsariste ou communiste (stalinien).
La
ruine de la Chine des Qing
Parallèlement à ces trois lézardes –question grecque,
révolution belge et Guerre de Crimée-
les deux puissances occidentales participent à la ruine de la Chine, présente
dans le Sinkiang (le « Turkestan chinois ») et au Tibet, deux
composantes importantes du puzzle centre-asiatique à l’époque de gloire des
routes de la soie. La première guerre de l’opium, menée par l’Angleterre contre
le Céleste Empire, se déclenche parce que le protectionnisme chinois, porté par
une bureaucratie bien organisée, barre l’accès au commerce que les Anglais
voudraient illimité. Le protectionnisme des empereurs Qing crée un déséquilibre
commercial en défaveur des Anglais qui importent plus de marchandises chinoises
qu’ils n’en exportent vers le Céleste Empire. Obligés de payer en lingots d’argent,
métal précieux qu’ils ne possèdent pas en grandes quantités, les Anglais, pour importer
leur thé, vendent de l’opium indien contre l’argent qu’ils ont préalablement
cédé pour obtenir le breuvage traditionnel des après-midi londoniens. Ils
inversent alors le déséquilibre commercial : l’Empereur, en envoyant son
haut fonctionnaire zélé Lin Zexu, riposte en interdisant les fumeries d’opium,
en confisquant les ballots de drogue et en imposant de sévères restrictions. Ces
mesures entraînent l’intervention britannique et la première guerre de l’opium
(1839-1842) qui s’achève par le Traité de Nankin, où la Grande-Bretagne obtient
pleine satisfaction. La seconde guerre de l’opium (1856-1860) se déclenche
immédiatement après la Guerre de Crimée, sous prétexte d’un non respect des
clauses du Traité de Nankin de 1842. La France, alliée de l’Angleterre,
participe à la curée et, en 1860, cette guerre se solde par la prise de Pékin
et le pillage du Palais d’été. La Chine est contrainte d’accepter les
stipulations de la Convention de Pékin (1860), qui reprennent les clauses
humiliantes des traités précédents. Cette défaite entame considérablement le
prestige des empereurs Qing : la Chine, auparavant superpuissance
économique, déchoit en un pays déficitaire, rétif à la modernisation technique,
et en une nation esclave de la consommation d’opium. La situation déplait à de
larges strates de la population chinoise, ce qui aboutit à la révolte dite des
Taiping, qui éclate dès 1851. Le pouvoir central mettra quinze ans à mater ce
soulèvement, dirigé par un certain Hong Ziuquan, qui se prenait pour le frère
de sang de Jésus-Christ (15).
Dislocation
de l’Empire des Qing
L’affaiblissement du pouvoir impérial permet aux
Britanniques de progresser en Birmanie, ancien Etat tributaire de la Chine, et
aux Français de s’emparer de l’Annam et de tout le Vietnam dans les années 80
du 19ème siècle. Les maoïstes s’inspireront de cette révolte des
Taiping, 80 ou 90 ans plus tard, car elle prêchait un certain égalitarisme et
rejetait les hiérarchies politiques traditionnelles, qui venaient de prouver
leur incompétence à maintenir la Chine dans son statut de grande puissance
impériale. Simultanément, vu le discrédit dans lequel le pouvoir Qing était
tombé, d’autres révoltes secouent la Chine au même moment, risquant de
précipiter l’Empire dans un chaos indescriptible où s’affrontent des entités
rivales. La révolte des Taiping constitue sans doute la guerre civile la plus
meurtrière de l’histoire : de vingt à trente millions de morts. La Chine
en ressort démographiquement affaiblie. Elle passe de 410 millions d’habitants
en 1851 à 350 millions en 1873 (16). Indépendamment des ravages cruels que
cette révolte a fait subir à la Chine, elle servira, en dépit d’une inspiration
chrétienne bizarre donc non chinoise, non autochtone, de modèle aux
nationalismes futurs et au maoïsme (qui est un nationalisme chinois à la sauce
communiste). L’idéologie des nationalismes et communismes chinois,
irréductibles à leurs modèles européens car sinisés en profondeur, a pour socle
principal un refus des « traités inégaux », pareils à ceux imposés
par les Britanniques suite aux deux guerres de l’opium, ce qui induit
aujourd’hui, alors que la Chine se redresse et reprend la place prépondérante qu’elle
détenait jadis dans l’économie mondiale, une volonté de laisser à chaque entité
politique le droit de déterminer librement ses choix, sans que ceux-ci ne
soient oblitérés par des idéologies universalistes (17), imposées par des
puissances hégémoniques occidentales et contraires aux principes du mos majorum à la chinoise, c’est-à-dire
du culte des ancêtres, et à la sage notion de perpétuation des schémas connus
qu’il convient de ne pas modifier, au nom d’un équilibre et d’une harmonie issus
d’une méditation des pensées taoïstes. Les Taiping, en s’inspirant d’une
interprétation très biscornue des évangiles, n’avaient pas opté pour un
« schéma connu », confucéen ou taoïste, parce que les schémas connus,
à leurs yeux, avaient justement déchu et précipité la Chine dans une incapacité
à saisir les clefs de la puissance moderne, elles, bien instrumentalisées par
l’ennemi britannique. Après la longue guerre civile, l’Impératrice régente Cixi
lancera timidement la Chine sur la voie d’une modernisation technologique
insuffisante, selon un rythme trop lent, jugeront plus tard les
révolutionnaires du Kuomintang du Dr. Sun Ya Tsen, qui proclameront la
république en 1912.
L’extraversion des deux puissances occidentales s’est
traduit, tout au long du 19ème siècle, par des interventions
répétées sur des théâtres non européens, par un désintérêt croissant et par un
mépris affiché pour les autres puissances européennes non extraverties (selon
la terminologie adoptée par Constantin Frantz), dont elles n’ont jamais tenu compte
des besoins et des aspirations. Elles n’ont eu de cesse de camoufler leur
mépris derrière des discours ronflants, idéologiques ou moralisants, avec
l’appui d’une presse haineuse déversant des flots de logorrhées bellicistes ou
dépréciatives contre les Russes, par exemple, ou contre les Allemands et les
Autrichiens, considérés comme des « barbares » grossiers, incultes
parce que ne partageant pas les schémas révolutionnaires, jacobins ou
manchesteriens. Cette attitude, en ruinant la pentarchie de la Sainte-Alliance,
a provoqué quantité de déséquilibres stratégiques en Europe, comme l’avait
prévu Frantz, ce qui a conduit à l’explosion d’août 1914. Et à la fin de l’excellence
européenne.
De
la dangerosité perverse des modernités
Toutefois, aux yeux du Prof. Beckwith, les
modernisations/centralisations, par l’action des communistes, affecteront les
grandes entités politiques de la masse continentale eurasiatique, surtout la
Chine et la Russie maitresses des vastes régions de l’Asie centrale, où des
syncrétismes séduisants avaient été forgés par des cultures aujourd’hui
disparues. Ces modernisations vont éradiquer la diversité linguistique et
religieuse, les synthèses fécondes qui ont innervé la région, laissant derrière
elles un désert culturel, que les postcommunismes actuels ne parviennent pas à
combler, surtout que la planète entière subit, depuis la chute du Mur de
Berlin, un tropisme « néolibéral » préoccupant, bien plus incapable
de restaurer les assises des vieilles cultures centre-asiatiques que ne
l’étaient les communismes dans leurs diverses moutures. Beckwith conclut à la
dangerosité perverse des modernités. L’explorateur italien Giuseppe Tucci
(1894-1984), polyglotte et orientaliste, est sans nul doute celui qui nous a,
de la manière la plus didactique, dressé un tableau des religions syncrétiques
de cette Asie centrale et du Tibet (18) : un dossier à ouvrir afin de
parfaire le long travail de restauration qu’il faudra bien entreprendre pour
guérir l’humanité des maux de la modernité et des faux traditionalismes qu’elle
génère dans son sillage pour perpétrer par procuration, par succession
ininterrompue d’opérations « fausse bannière », son œuvre de
destruction et de mort, comme le montre l’instrumentalisation du fondamentalisme
des salafistes et des wahhabites, dont les pauvres schémas n’arrivent pas à la
cheville des anciens syncrétismes, à dominante musulmane, nés et morts à
Samarkand et à Boukhhara.
Pour sortir la Chine de la misère où l’avaient plongé les
guerres de l’opium et les pressions britanniques, le premier mouvement
républicain, le Kuo Mintang du Dr. Sun Yatsen, s’inspirera indirectement, après
sa prise du pouvoir en 1911-1912, des thèses de l’Allemand Friedrich List, qui
entendaient généraliser un développement intérieur, c’est-à-dire un
colonialisme intérieur et non pas tourné vers l’extérieur et vers les
périphéries non européennes. List a inspiré le développement des communications
par canaux et voies de chemin de fer en Allemagne (projet concret visant à
réaliser le testament politique du Roi Frédéric II de Prusse) et en Belgique (à
l’invitation de Léopold I). Sollicité comme « expert
ès-développement » avant la lettre, il a également influencé
l’organisation territoriale des Etats-Unis dans la première moitié du 19ème
siècle, préconisant, notamment, de relier la région des grands lacs, fertile en
céréales, à l’Atlantique par un système de canaux, donnant ainsi le coup
d’envoi à la puissance agricole que sont demeurés les Etats-Unis depuis lors,
dont la meilleur arme, selon Eagleburger, assistant de Kissinger et conseiller
de Nixon, est la surproduction de denrées alimentaires (« Food is the best
weapon in our arsenal »). Plus tard, List a été considéré comme le
théoricien du développement autonome et de l’indépendance économique nationale
ou continentale, surtout dans les pays du dit « tiers monde » qui
venaient d’accéder à l’indépendance. Il avait des disciples chinois, dont le
dernier en date est assurément Deng Xiaoping, promoteur de la Chine post-maoïste.
Dans la France gaullienne, l’économiste François Perroux se plaçait dans son
sillage et plaidait en faveur d’une indépendance semi-autarcique que d’autres,
comme André Grjébine, moderniseront dans le cadre européen, sans obtenir
l’oreille des eurocrates.
Kang
Youwei et Liang Qichao
Les idées de List vont bien entendu inspirer les
précurseurs chinois du mouvement national et républicain du Kuo Mintang. Dans
un ouvrage largement distribué dans les pays anglo-saxons et en Allemagne,
l’historien indien du développement
Pankaj Mishra (19), qui enseigne en Angleterre, rappelle le travail
patient des hauts mandarins chinois qui ne voulaient pas voir leur patrie
impériale sombrer dans un marasme définitif. Parmi eux, Liang Qichao et son
maître Kang Youwei. Tous deux entendaient imiter le mouvement Meiji japonais,
moderniser et généraliser l’enseignement, les structures de l’Etat et les
forces armées. Ils se heurteront à une forte résistance des éléments
passéistes. Les nationalistes étatistes du Kuo Mintang et les communistes de
Mao seront tous deux, à leur manière, les héritiers de cette volonté
modernisatrice de Liang Qichao et Kang Youwei, pionniers du renouveau chinois,
inspirés par l’ère Meiji japonaise, dès la fin du 19ème siècle. Les
idées de Liang Qichao et de Kang Youwei sont néanmoins pétries de
confucianisme, catalogue de principes inébranlables dont ils ne se déferont
jamais, alors que la tentation des premiers nationalistes du Kuo Mintang était
de rejeter l’héritage confucéen comme responsable du retard et des défaites
chinoises. De même, en dépit des discours communistes lors de la « longue
marche » et de la prise du pouvoir, en dépit de la révolution culturelle
maoïste des années 60 du 20ème siècle, mise ultérieurement sur le
dos de la « Bande des quatre » (dont la veuve de Mao), le
confucianisme n’a cessé d’irriguer la pensée politique chinoise dans sa volonté
de récupérer son statut de grand empire historique : il a marqué les
avatars du Kuo Mintang dans la gestion de l’île de Formose, devenue la
« Chine nationaliste » ; il a marqué tout aussi profondément la
gestion communiste de la Chine continentale. Il a accompagné le pays dans sa
marche hors du premier carcan communiste pour le faire évoluer vers le système
original qui, aujourd’hui, lui a redonné une puissance incontournable, bien
qu’elle soit, in fine, plus
quantitative que qualitative, car calquée sur le modèle occidental et
social-darwiniste, comme l’avait d’ailleurs prévu un disciple de Kang Youwei,
fasciné par le social-darwinisme occidental à la fin du 19ème
siècle, Tan Sitong, décapité sur ordre de l’Impératrice douairière en 1898,
suite à l’éviction de l’héritier réformiste du trône chinois, Guangxu. Celui-ci
avait reçu, sans les formalités inutiles de la vieille étiquette impériale,
Liang Qichao, Kang Youwei et Tan Sitong pour faire passer, sur le mode
accéléré, des réformes modernisatrices, bien que toujours confucéennes dans
leur esprit, suite à l’écrasante défaite subie par la Chine face aux armées
japonaises en 1895 : l’expérience a duré exactement 103 jours, explique
Pankaj Mishra, avant d’être brutalement réprimée par Cixi, appuyée par le vieux
mandarinat et les partisans obtus des vieilles structures vermoulues de la
dynastie Qing. Il ne restait plus que la voie nationaliste et républicaine,
antimandchoue, celle d’un bouleversement radical comme le voulait Sun Yatsen.
Elle aboutira en 1911-1912.
Rigidités
mentales de l’occidentalisme et du fondamentalisme
En dépit du sort tragique du malheureux Tan Sitong -qui avait délibérément choisi le martyr,
parce qu’un homme insigne, disait-il, devait accepter la mort pour assurer le
triomphe final de ses idées qui ne voulaient que le bien public- le mélange éclectique de pensées pragmatiques
confucéennes et d’idées occidentales, libérales, nationalistes ou communistes,
procure à la Chine contemporaine une pensée politique finalement plus souple
que l’actuelle panacée occidentale où dominent, en dépit des paroles en
apparence « progressistes », des rigidités mentales dérivées des
calvinisme et puritanisme fondamentalistes, alliés au wahhabisme et au
salafisme dans le monde musulman. De telles pensées refusent obstinément les
syncrétismes et les éclectismes idéologiques et philosophiques qui, au cours de
l’histoire, ont apporté l’harmonie aux empires et aux Etats. Ce sont des
schémas para-théologiques fondamentalistes qui se profilent derrière les
idéologies figées que professe l’Occident et qui contribue à son ressac. Elles
se présentent sous des couleurs politiques différentes, tout en partageant en
filigrane les mêmes postulats fondamentalistes, souvent déguisés en
« progressismes », en pseudo-avatars de l’idéologie des
« Lumières » : c’est tantôt ce que l’on appelait justement le
« libéralisme doctrinaire » au 19ème siècle, revenu à
l’avant-plan, suite à Thatcher et Reagan, sous le nom de
« néo-libéralisme », tantôt le marxisme non marxien (car Marx ne
répétait pas des schémas figés et irréalistes comme ses piètres disciples),
tantôt le discours sur les droits de l’homme, où ceux-ci servent de référence
au prêchi-prêcha du « politiquement correct » et d’instruments de
subversion maniés par les services américains pour bouleverser les Etats qui
résistent à leur hégémonie ou entendent garder des barrières quelconques pour
préserver leurs outils industriels nationaux. Via une quantité d’ONG, ces
idéologies figées et répétitives servent d’instruments dans une lutte sans
répit contre les syncrétismes féconds dans les mondes arabe, turc ou orthodoxe.
Le monde asiatique avait réagi contre cette instrumentalisation du discours sur
les droits de l’homme dès le début des années 90, où les diverses doctrines de
Clinton avaient imposé ce discours comme référentiel unique et non critiquable.
Au fil du temps, ce référentiel, soustrait à toute critique, est devenu le
socle inamovible du « politiquement correct », débouchant sur ce que
Georges Orwell avait défini comme le « goodthink ». L’alliance
paradoxale du « politiquement correct » et des fondamentalismes
télé-évangéliques, chrétiens-sionistes ou salafistes a conduit la planète au
blocage actuel, au chaos qui agite le « rimland » géopolitique de la
Libye aux frontières de l’Iran et au Pakistan, à la confusion totale qui marque
les esprits en Occident, où la caste politique est désormais incapable de
distinguer ce qui peut consolider le Bien public de ce qui le disloque et le
ruine.
Ce chaos sur les « rimlands » méditerranéens,
moyen-orientaux ou musulmans, de la frontière tunisienne à l’Indus est né de la
volonté de l’hegemon américain. Au départ d’un soutien à apporter aux
mudjahiddins afghans contre les protecteurs soviétiques d’un régime laïque à
Kaboul, Zbigniew Brzezinski voulait se servir du levier islamiste pour finir
par contrôler la Route de la Soie dans l’Asie centrale musulmane, soviétique
jusqu’à la dislocation de l’URSS. Le fondamentalisme islamiste était alors un
pur instrument et on n’imaginait pas à Washington que des éléments de ce golem
à têtes multiples pourraient un jour devenir incontrôlables et poursuivre un
agenda non dicté par une tierce puissance ou se montrer indisciplinés et
commettre des actions non souhaitées par leurs commanditaires de départ. En
2012, Brzezinski lui-même constate l’échec de son projet stratégique (20) mais,
malgré cet aveu, bien étayé, Washington a réactivé en 2013-2014 la stratégie
qu’il préconisait en Ukraine.
De
la position centrale de l’Iran
Sur fond de quel autre projet, cette réactivation des
projets initiaux de Brzezinski sur la « gateway region » ukrainienne s’est-elle déployée ? Le projet de
contrôler la Route de la Soie centre-asiatique est, simultanément, un projet
d’unir politiquement, sous la férule d’un hégémonisme américain, la zone d’intervention
virtuelle de l’USCENTCOM, le commandement militaire américain au centre de la
masse continentale eurasiatique. L’espace géographique dévolu à l’USCENTCOM a
pour centre l’Iran. Dans un premier temps, les Etats-Unis visaient à annuler le
pouvoir d’attraction que ce centre iranien pouvait éventuellement déployer dans
sa périphérie, de l’Egypte à l’Inde. Le rayonnement de la « civilisation
iranienne » était un projet du Shah qui était parvenu à faire la paix avec
les Saoudiens (annulant de la sorte l’antagonisme chiites/sunnites revenu à
l’avant-plan pour ravager le Proche et le Moyen Orient aujourd’hui), à soutenir
financièrement l’Afghanistan voisin, à tisser des liens féconds avec l’Inde, à
forger des accords industriels et énergétiques avec l’Europe et à pactiser dans
un projet gazier avec l’URSS de Brejnev. Il fallait briser ce rayonnement
iranien sur le « rimland » de l’Océan Indien et le nouveau tandem
pétrolier irano-saoudien. Le Shah, bien qu’officiellement « allié »,
devait dès lors être éliminé : on lui a balancé la révolution de Khomeiny
pour ruiner ses projets et affaiblir ses partenaires européens qui venaient de
vivre les Trente Glorieuses. Mais le golem Khomeiny s’est avéré récalcitrant et
les projets atomiques, que l’ayatollah ne souhaitait pas développer (il avait
lancé une « fatwa » contre les armes atomiques), ont été repris par
Ahmadinedjad, figure diabolisée à souhait par le pouvoir médiatique américain
sur la planète. L’Iran était décrété « Etat voyou ». Son pouvoir
d’attraction n’était pas entièrement éliminé mais sérieusement limité.
Cependant, l’Iran, de par sa centralité sur le territoire dévolu à l’USCENTCOM
ou au « Greater Middle East », est incontournable. L’intervention en
Afghanistan n’a apporté aucun autre résultat que le chaos au bout de quatorze
ans. Onze ans de présence américaine en Irak se solde par un déchaînement de
violence encore plus spectaculaire. D’où certains stratégistes envisagent une
autre stratégie (21) : ôter à l’Iran le statut d’ « Etat voyou »
et en refaire un allié afin de dominer le centre même de l’espace du
« Plus grand Moyen Orient ». Cette stratégie, d’abord complètement
isolée dans un « paysage idéologique américain » dominé par le
bellicisme intransigeant des « néo-conservateurs » faisant chorus
autour des deux présidents Bush, est désormais envisagée comme une solution
possible par davantage de stratégistes, sans nul doute parce que les clivages
religieux du Moyen Orient se sont avérés plus résilients que prévus. Les
différences entre chiites et sunnites avaient été considérées comme
superficielles, comme des enfantillages archaïques appelés à disparaître. La
suite des événements a prouvé le contraire : les peuples du Moyen Orient
tiennent à leurs religions et ne veulent pas se noyer dans l’océan des hommes
sans substance et sans qualités que génère le libéralisme occidental. En Irak,
le pouvoir chiite, mis en place par les Américains suite à l’élimination du
nationaliste arabe sunnite Saddam Hussein, se sent plus proche de la
« civilisation iranienne », dominée par l’islam chiite, que du
wahhabisme sunnite saoudien, qui soutient désormais des forces djihadistes
sunnites en Irak, pour éviter une extension géopolitique indirecte des
« Perses », par chiites irakiens interposés, alors que, pourtant, ces
chiites irakiens avaient été hissés au pouvoir par les Américains, alliés des
Saoudiens : une contradiction majeure des stratégistes d’Outre-Atlantique
qui aura des répercussions inattendues et catastrophiques. De même,
l’Afghanistan, de langue iranienne (indo-européenne), où les Pachtounes
dominants sont sunnites et où la minorité asiatique persophone des Hazaras est
chiite, n’est toujours pas pacifié : les bases arrières pakistanaises des
talibans, d’abord alliés puis ennemis, plongent le Pakistan dans le
chaos ; l’Iran, lui, reste stable dans un environnement totalement
bouleversé. L’élection de Hassan Rohani en 2013 a facilité l’apaisement mais le
jeu demeure complexe et les relations irano-américaines ambigües, surtout parce
qu’un alignement sur les BRICS pourrait s’avérer tout aussi intéressant pour
l’Iran qu’un retour dans le système atlantiste global visant l’endiguement
permanent de la Russie et de la Chine. Israël, qui a bénéficié jusqu’ici du
statut de seul allié privilégié des Etats-Unis, craint le rapprochement
irano-américain qui relativiserait considérablement sa position au Proche et au
Moyen Orient où son ennemi le plus tenace reste le Hezbollah chiite libanais,
iranophile par une sorte de nouvelle convergence panchiite, peu perceptible sur
l’échiquier régional avant l’intervention américaine en Irak. Le regard à
porter sur une éventuelle position rétrogradée d’Israël doit tenir compte d’une
mutation notable : la tradition juive avait toujours été de s’allier avec
les Perses contre les puissances venues de l’Ouest (les Romains puis les
Byzantins), dans le souvenir du Cyrus de la Bible, expliquant aussi le
patriotisme des juifs d’Iran ; Netanyahu, lui, pratique une politique
juive « hérodienne », favorable à la puissance hégémonique venue de
l’Ouest, en l’occurrence les Etats-Unis, qui prennent le relais d’une
Angleterre que les ancêtres idéologiques du Likoud, son parti, avait soit
combattue au nom de l’anticolonialisme soit favorisée au nom d’une alliance
contre le fascisme et le nazisme.
De
la stratégie eurasienne d’Obama
Dans ce contexte trouble et bouleversé, quelle est donc
la stratégie eurasienne d’Obama ? Quels en sont les contours et les
visées ?
1)
Obama
vise, semble-t-il, à contrôler la Mer Noire, à réaliser à son profit les
clauses du Traité de Paris de 1856 : arracher la Mer Noire à toute forme
d’hégémonisme russe. L’objectif d’Obama est de contrôler ou d’empêcher l’utilisation
maximale des gazoducs et oléoducs « South Stream » ; cette
politique, une fois de plus, vise davantage l’Europe, premier concurrent des
Etats-Unis et « ennemi métaphysique » dans la mesure où c’est
l’Allemagne qui en est le centre névralgique et que tout retour de l’Allemagne
à l’avant-plan sur l’échiquier politique et économique international, surtout
par le biais d’un tandem énergétique germano-russe, est la hantise des anciens
trotskistes devenus « néo-conservateurs » et bellicistes à tous crins
car leur idéologie est inspirée in fine
par les puritanismes les plus échevelés, ennemis de toute forme de diplomatie
harmonieuse et d’équilibres syncrétiques.
2) Le
contrôle de la Mer Noire implique un retour des Etats-Unis et de l’OTAN en
Géorgie et en Azerbaïdjan, en exploitant les ressources de l’allié turc,
exactement comme au temps de la Guerre de Crimée.
3) Ce
projet de domination de l’espace pontique implique aussi d’aider financièrement
l’Arménie à se désenclaver, alors qu’elle est un allié-clef de la Russie et,
accessoirement, de l’Iran dans le Caucase.
4) Même
si cela n’apparaît pas directement aujourd’hui, ce faisceau de stratégies dans
l’espace pontique doit aussi compter sur une réactivation de la subversion
wahhabite en Tchétchénie et au Daghestan, de façon, cette fois, à interrompre
potentiellement le transit des hydrocarbures non plus seulement à hauteur du
Donbass ukrainien mais cette fois dans l’espace transcaucasien, entre la Mer
Noire et la Caspienne. Nous aurions affaire, si cette stratégie finit par
s’inscrire dans les faits, à une double interruption des flux énergétiques en
direction de l’Europe.
5) La
visée finale de cette stratégie pontique de l’ « administration »
Obama est bien sûr d’affaiblir l’Europe, puisque la Russie vend alors ses
hydrocarbures ailleurs en Asie, à des clients que les Etats-Unis ne peuvent
guère influencer. Pour les Russes, la partie est nulle. Le North Stream
achemine le gaz vers l’Allemagne, à l’abri de toute subversion dans l’espace
pontique, mais le reste de l’Europe orientale et centrale est affaibli par le
fonctionnement déficitaire du système South Stream, ce qui implique ipso facto
un affaiblissement du centre germanique de l’Europe et une balkanisation es
volontés européennes, mutatis mutandis,
comme le craignait Metternich.
6) Au-delà
de cet affaiblissement de l’Europe toute entière, la stratégie américaine
actuelle semble vouloir joindre l’espace pontique à l’espace iranien, justement
en agissant dans le Caucase, en Géorgie (l’antique Colchide), en Azerbaïdjan,
en Arménie et sur le flanc septentrional de la chaîne montagneuse caucasienne.
De la Roumanie à l’Afghanistan, nous verrions alors se reconstituer le verrou
d’endiguement, rêvé par tous les stratégistes anglo-saxons depuis Pitt. Simultanément,
ce verrou géopolitique sur le rimland
qui courrait d’Ouest en Est serait doublé d’un verrou placé sur un axe nord-sud
et couperait l’Europe, ennemi principal, de ses approvisionnements russes et
caucasiens, ou ne tolérerait qu’un approvisionnement qui passerait par un
contrôle turc, tandis que les hydrocarbures iraniens seraient déviés vers
d’autres Etats clients.
7) Autre
facette de cette stratégie entre Danube et Indus (sur l’antique territoire de
l’Empire macédonien d’Alexandre le Grand) : centrer autour de l’Iran,
redevenu ami, dépouillé de son statut infâmant d’ « Etat voyou », les
territoires placés, de manière informelle et virtuelle, dans l’orbite de
l’USCENTCOM ; simultanément, pour couper l’Europe et la Chine voire l’Inde
d’autres approvisionnements en matières premières diverses et indispensables, puis
pour prendre solidement pied en Afrique, en développant l’AFRICOM.
8) La
Chine ne doit pas seulement être contenue en Afrique, où elle a déployé une
diplomatie sans imposer de contraintes idéologiques comme le fait l’Occident,
mais aussi ailleurs, surtout dans le Pacifique. Il faut empêcher, mais ce sera
difficile, son approvisionnement optimal en hydrocarbures, comme cela avait été
pratiqué contre le Japon en 1940-1941. Pour parvenir à endiguer la Chine, on
réhabilite l’OTASE, équivalent en Asie orientale de l’OTAN. On cherche à
embrigader la Thaïlande et le Vietnam dans une politique d’endiguement et à
empêcher la Birmanie (le Myanmar) de faire aboutir dans ses ports les terminaux
pétroliers et gaziers de la Chine dans le Golfe du Bengale.
Cette politique internationale belligène d’Obama, qui
n’est jamais qu’un avatar logique des stratégies guerrières pensées par les
néoconservateurs avant ses mandats, a suscité, on s’en doute, la riposte
« eurasienne » de la Russie et de la Chine :
1) Les
gazoducs sibériens acheminent désormais une bonne partie du pétrole et du gaz
russes vers la Chine et non plus vers l’Europe, en passant par l’Ukraine
secouée par des troubles civils, fabriqués par les ONG américaines.
2) Remplacer
le dollar par d’autres devises pour les échanges internationaux.
3) Inclure
l’Iran dans l’Organisation de Shanghai donc dans le groupe BRICS.
Cette priorité, qui consiste, en fin de compte, à
contrôler tout le rimland de la Grèce
à la Mer de Chine du Sud, est handicapée par le chaos persistant qui bouleverse
le Proche Orient et la Mésopotamie irakienne. Ce chaos empêche l’organisation
optimale, pourtant promise, d’un « Plus Grand Moyen Orient ». Ces
désordres sanglants ne peuvent constituer un modèle séduisant. D’autres
acteurs, en apparence alliés des Etats-Unis, poursuivent d’autres projets,
comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite qui ne se soucient guère de l’établissement
d’un « Greater Middle East » et donnent la priorité à l’élimination
de toutes les factions musulmanes qui ne s’alignent pas sur les canons
rigoristes du wahhabisme saoudien. Cette priorité induit un état de guerre
permanent de tous contre tous qui n’autorise aucune installation d’un pouvoir
solide, syncrétique et pacificateur. Du coup, des voix s’élèvent pour dire
« qu’il manque un Saddam » (22), corroborant ainsi les paroles
prophétiques prononcées par le Raïs vaincu et écrasé au pied de la potence…
L’Irak, disait-il, en cet instant fatidique, « était plongé dans un
enfer ». Le baathisme, même sous la poigne très rude des militaires
irakiens, était un système plus efficace, plus générateur d’ordre et de paix
civile, que le chaos installé depuis l’invasion américaine. De même, Bachar
El-Assad apparaît comme un allié potentiel contre les débordements
incontrôlables de l’EIIL, en dépit des diabolisations qu’il a subies dans les
médias au début de la guerre civile syrienne. La stratégie consistant à armer
des factieux déséquilibrés ou d’anciens vaincus de guerres civiles antérieures
ou des minorités religieuses et/ou ethniques ou des politiciens falots et
véreux aspirant à s’emparer d’un pouvoir qu’ils ne pourraient pas tenir avec
leurs seules forces s’avère un fiasco : il aurait mieux valu préconiser un
développement harmonieux à la chinoise.
L’harmonie confucéenne, idéologie chinoise, asiatique,
confucéenne ou bouddhiste recèle plus de possibles féconds que les
fondamentalismes puritains américains ou wahhabites saoudiens. Et quand le
fanatisme puritain se camoufle derrière une interprétation facile, médiatisable
et caricaturale de l’idéologie des droits de l’homme, qui confine à l’hystérie
avec Carter, Bill et Hillary Clinton ou encore Bernard-Henri Lévy, le chaos
s’installe et l’enfer (pavé de bonnes intentions) descend sur terre comme en
Libye, en Syrie, en Irak ou dans le Donbass. Les droits de l’homme, dans leur
application, disaient déjà les Chinois au début des années 90 du 20ème
siècle, doivent être tempérés par les messages pacificateurs des religions
traditionnelles, surtout le confucianisme qui prêche l’harmonie. Qui dit
religion apaisante dit automatiquement capacité à forger des syncrétismes
harmonieux et féconds, comme le voulait le Shah avec son idée de
« civilisation iranienne » qui est parvenu à signer une paix avec le
roi Fayçal d’Arabie Saoudite, réduisant à néant, dans les années 70 du 20ème
siècle, le contentieux pluriséculaire entre Chiites et Sunnites. Autre
syncrétisme pacificateur : les baathismes syrien et irakien qui, bien que
devenus ennemis, ont chacun procuré la paix intérieure à leurs pays respectifs.
Quant au kémalisme, reposant sur le syncrétisme alaouite turc et sur l’appareil
militaire (hostile aux fondamentalismes et aux terribles simplifications des
zélotes religieux), il offrait, finalement, une plus large marge de manœuvre à
la Turquie et ses dernières manifestations, avant la mise au pas
fondamentaliste perpétrée par Erdogan, avaient fait montre de velléités
eurasistes, liées idéologiquement à ses positions parfois pantouraniennes, plus
conformes à la position pontique de la Turquie, réduite sur le plan territorial
suite aux clauses du Traité de Lausanne de 1923 et dépouillée des ressources
énergétiques de l’actuel Kurdistan irakien (gisements de Kirkouk et de
Mossoul).
L’alliance entre les puritains de Boston (avec leurs
avatars télé-évangélistes, chrétiens-sionistes et autres), les trotskistes de
la côte est, mués en néoconservateurs pour qui la notion trotskiste de
« révolution permanente » s’est transformée en pratique de la
« guerre permanente », et les wahhabites djihadistes saoudiens qui ont
plongé la Libye, la Syrie et l’Irak dans le chaos, est une alliance que l’on
peut sereinement qualifier de calamiteuse, vu l’absence de résultats
acceptables au regard de la simple bienséance. Face à elle, l’eurasisme est donc
un antidote où entrent en jeu les valeurs asiatiques, bouddhistes et
confucéennes non dérivées du tronc abrahamique et les volontés syncrétiques des
grands khans mongols dont Marco Polo fut un conseiller pendant dix-sept ans. A
ce corpus de religions asiatiques et à cette volonté de syncrétisme s’ajoutent
les idéaux équilibrants et apaisants que nous lègue Aristote, avec son idée de
« nomos » de la terre, reprise au 20ème siècle par Carl
Schmitt. Il ne s’agit nullement d’un « nomos » figé, comme pourrait
nous le faire croire l’aristotélisme scolastique ou la pratique metternichienne
en marge de la Sainte-Alliance, mais d’un « nomos » dynamique, que le
philosophe Heidegger, sous l’impulsion du futur archévêque de Fribourg Conrad
Gröber, a exploré, prouvant que les concepts grecs étaient plus
« fluides », plus souples, que ne l’avaient imaginé les scolastiques :
ceux-ci, prêtaient le flanc aux critiques, souvent antireligieux, qui
percevaient l’aristotélisme des « Anciens » comme une charpente trop
rigide, rejetée par les « Modernes ». Confucianisme chinois et
aristotélisme tablant sur un « nomos » irrigué de concepts fluides
impliquent la mise en œuvre d’une diplomatie planétaire diamétralement
différente de la pratique occidentale dominante aujourd’hui et opposée à
l’anti-diplomatie du néoconservateur Robert Kagan à l’époque du fameux Axe
Paris-Berlin-Moscou de 2003 quand l’Europe et la Russie se sont opposées, de
concert mais hélas trop brièvement, au bellicisme américain en Irak. Cet axe
éphémère était une réactualisation de l’alliance implicite franco-austro-russe
du 18ème siècle, flanquée des bonnes politiques maritimes du Roi
Louis XVI et de la Tsarine Catherine.
La réémergence d’un Axe Paris-Berlin-Moscou, difficile à
raviver depuis la trahison du gaullisme par Sarkozy et Hollande, renoue avec
les meilleurs traditions du siècle des Lumières, où les Lumières n’étaient pas
réduites aux piètres schémas vociférés par un Bernard-Henri Lévy. Il s’agissait
de neutraliser le cycle infernal des guerres mondiales et des guerres
permanentes commencé avec la Guerre de Sept Ans en 1756 (23). L’eurasisme est
donc cette réponse nécessaire et équilibrante à des forces génératrices de
désordres criminels et destructeurs.
Robert Steuckers, octobre 2014 (rédaction finale, janvier
2015).
Notes :
(1) Marlène LARUELLE, L’idéologie
eurasiste russe ou comment penser l’empire, L’Harmattan, Paris, 1999.
(2) Christian W.
SPANG, Karl Haushofer und Japan – Die
Rezeption seiner geopolitischen Theorien in der deutschen und japanischen
Politik, Iudicium Verlag, München, 2013.
(3) Robert KAPLAN, Monsoon – The
Indian Ocean and the Future of American Power, Random House, New York,
2011.
(4) Christopher I.
BECKWITH, Empires of the Silk Road – A
History of Central Eurasia from the Bronze Age to the Present, Princeton
University Press, Princeton, 2009.
(5) Tessa HOFMANN, Annäherung an Armenien – Geschichte und
Gegenwart, Verlag C. H. Beck, München, 1997-2006.
(6) Sur Saul B.
Cohen, cf. David CRIEKEMANS, Geopolitiek
– ‘Geografisch geweten’ van de buitenlandse politiek ?, Garant,
Antwerpen/Apeldoorn, 2007.
(7) J. P.
MALLORY & Victor H. MAIR, The Tarim
Mummies. Ancient China and the Mystery of the Earliest Peoples from the West,
Thames & Hudson, London, 2000.
(8) Reinhard SCHMOECKEL, Deutschlands unbekannte
Jahrhunderte - Geheimnisse aus dem Frühmittelalter, Verlag Bublies, Schnellbach, 2013; à lire
en parallèle avec le travail du Prof. Beckwith : Reinhard
SCHMOECKEL, Die Indoeuropäer - Aufbruch
aus der Vorgeschichte, Verlag Bublies, Schnellbach, s.d.
(9) Jean-Michel SALLMANN, Le grand désenclavement du monde – 1200-1600, Payot, Paris, 2011.
(10) Pour comprendre la volonté russe de se projeter vers
le Pacifique, lire: Owen MATTHEWS, Glorious
Misadventures – Nikolai Rezanov and the Dream of a Russian America, London,
Bloomsbury, 2013-2014.
(11) Cf. son entretien repris le 14 juin 2014 sur http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2014/06/14/s-a-r-don-sixto-enrique-de-borbon-la-voluntad-rusa-de-independencia-nos-ayu.html
(12) Eberhard STRAUB,
Der Wiener Kongress – Das grosse Fest und
die Neuordnung Europas, Stuttgart, Klett-Cotta, 2014.
(13) Olivier BLANC, Les
hommes de Londres – Histoire secrète de la Terreur, Paris, Albin Michel,
1989.
(14) Cf. notre article consacré à Constantin
Frantz : in Jean-François MATTEI, Les
Œuvres philosophiques (deux tomes), volume III de l'Encyclopédie
philosophique universelle, Paris, PUF, 1992.
(15) Cf. : http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2009/12/24/a911661dab8d842f12880d2134ef6047.html
(16) John KING FAIRBANK, The Great Chinese Revolution
1800-1985, 1986, p. 81.
(17) Robert STEUCKERS, “Les
amendements chinois au nouvel ordre mondial”, sur http://robertsteuckers.blogspot.be/2014/04/les-amendements-chinois-au-nouvel-ordre.html
(18) Giuseppe TUCCI, Les religions du Tibet et
de la Mongolie, Payot, 1973.
(19) Pankaj MISHRA, Aus
den Ruinen des Empires – Die Revolte gegen den Westen und der Wiederaufstieg
Asiens, S. Fischer, Frankfurt a. M., 2013.
(20) Robert STEUCKERS, « Etonnantes révisions chez
les grands stratégistes américains », cf. http://robertsteuckers.blogspot.be/2013/08/etonnantes-revisions-chez-les-grands.html
(21) Robert BAER, Iran – l’irrésistible ascension,
J.C. Lattès, Paris, 2008; Trita PARSI, Treacherous Alliance – The Secret
Dealings of Israel, Iran, and the U.S., Yale University Press, 2007;
Barbara SLAVIN, Bitter Friends, Bosom Enemies – Iran, the U.S., and the
Twisted Path to Confrontation, St. Martins Press, New York, 2007.
(22) Wayne MADSEN, “Missing Saddam”, cf. http://euro-synergies.hautetfort.com/apps/search/?s=missing+saddam
(23)
Robert STEUCKERS, “Historical Reflections on the Notion of “World War””, cf. http://robertsteuckers.blogspot.be/2014/02/historical-reflections-on-notion-of.html
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