Archives de Synergies Européennes, 1997
2000 ans d’histoire balkanique
♦ Recension : Balkan-Chronik : 2000 Jahre zwischen Orient und Okzident, Michael W. Weithmann, Verlag F. Pustet/Styria, Regensburg/Graz, 1995, 542 p.
Depuis
les événements en ex-Yougoslavie, l’intérêt des historiens européens
s’est réveillé et les thèses, ouvrages, reportages, etc. sur la péninsule balkanique
se succèdent à un rythme inhabituel. Parmi ceux-ci, la fresque
historique, couvrant deux millénaires, de l’historien, balkanologue,
byzantinologue et politologue Michael W. Weithmann, attaché à
l’Université de Passau. Ce gros livre fait suite à deux autres ouvrages
d’intérêt général de l’auteur sur les Balkans et à une étude sur
l’histoire de la Grèce, du haut Moyen-Âge à l’époque actuelle. Balkan Chronik : 2000 Jahre zwischen Orient und Okzident met d’abord l’accent sur les confins inter-ethniques et surtout sur leurs origines.
En se penchant sur les constantes géographiques et culturelles des Balkans, Weithmann constate que :
« dans ce réseau de paysages contrastés, jamais jusqu’ici aucun empire de bonne taille ni aucune construction étatique n’ont pu se former ou se maintenir pendant un temps assez long, et jamais un peuple seul n’a pu en devenir la force déterminante. Car la puissance politique, elle aussi, a dû se fractionner et rester éclatée, tout comme le paysage. Les chaînes de montagnes qui traversent le pays de long en large n’ont pas que des effets sur l’espace, ne sont pas que des barrières spatiales, mais aussi des barrières culturelles, elles empêchent la pensée des hommes d’acquérir une perspective synoptique, de concevoir les problèmes communs, ce qui aurait pourtant été bien nécessaire et le serait encore. Les liaisons terrestres y demeurent pénibles et, aujourd’hui encore, un hiver rude bloque les voies de communication dans les Balkans. Les peuples qui y habitent, à cause d’une nature ingrate, ont été contraints de s’ancrer à demeure sur l’espace restreint de leur habitat. Leur environnement géographique interdit d’unifier plusieurs zones de sédentarisation optimale et donc d’organiser des territoires politiques supra-régionaux » (pp. 13-14).
La
disparité géographique, poursuit Weithmann, la nature montagneuse de
l’Europe du Sud-Est, la disparité des climats, des flores, des cultures
et des types d’économie conduit à des particularismes exacerbés, à des
isolements, à des revendications de souveraineté sans nuances, à une
mentalité “cantonale”, qu’on retrouve parfois en Suisse.
Autre précision : Weithmann, en toute bonne logique mitteleuropäisch, n’inclut pas la Slovénie et la Croatie
(mis à part le Sud de la Dalmatie) dans sa définition des Balkans. La
Bosnie en fait partie, y compris quand elle est incluse dans l’État
oustachiste d’Ante Pavelic. La Slovénie est alpine, tandis que la
Slavonie croate n’est pas montagneuse, donc non balkanique, “Balkan”
signifiant “montagne” en langue turque.
Tradition, communauté, patriarcat
Les Balkans, signale Weithmann. sont également caractérisés par une forme traditionnelle et communautaire de la société.
« Il s’agit de “sociétés fermées”, que l’on rencontre chez bon nombre de peuples indo-européens. avant qu’ils n’accèdent à un ordre de type étatique. Les liens du sang, la grande famille, le clan, la tribu sont les éléments déterminants de la société. L’individu y est ancré et attaché dans des ordres hiérarchisés solides et stricts, depuis sa naissance… Mais seule la parenté patrilinéaire compte ! Car, dans les Balkans, nous avons affaire à des sociétés masculines, patriarcales. Dans la communauté domaniale, chez les Anciens, seuls les hommes comptent, la mère en est exclue, elle reste soumise à sa propre famille. En accord avec les “directoires” claniques, les phratries déterminent le destin de la tribu. Pour se défendre contre des ennemis communs ou pour se lancer dans des campagnes militaires ou des razzias, les clans peuvent s’unir dans des structures grandes-tribales, mais celles-ci se dissolvent immédiatement après la fin de l’entreprise » (pp. 37-38).
La
position de la femme dans les Balkans est difficilement compréhensible
pour l’Occidental moderne et citadin. « L’homme ne peut s’abaisser à
travailler, car il est un héros ou un héros potentiel », disent les
Monténégrins.
« Les femmes sont acquises par des transactions matrimoniales, selon un schéma purement exogame, la femme devant toujours appartenir à un autre clan. Plus tard, quand plusieurs religions concurrentes ont régné dans les Balkans, les différences religieuses n’ont jamais constitué d’obstacle aux mariages exogames. Les formes sociales archaïques se sont toujours avérées plus puissantes que les divergences de religion. On se procurait des femmes pour le travail domestique et agricole, on les raflait en guise de trophée, on les épousait pour montrer sa richesse et pour engendrer des descendants masculins capables de devenir des guerriers. Dans le foyer, la femme ne devenait importante que si elle donnait le jour à des fils. Sinon, elle pouvait être répudiée ou remplacée par des concubines. Quand l’époux mourrait prématurément, ce qui arrivait souvent à cause des nombreuses querelles, les femmes étaient condamnées au veuvage jusqu’à leur mort, et elles portaient des vêtements noirs. Ce n’est donc pas l’Islam qui a confiné les femmes au foyer dans les Balkans, les a obligées à porter le voile et leur a imposé un statut mineur. Tout cela est de mille ans plus ancien, c’est un héritage de la société gentilice patriarcale. Mais ni l’Islam ni l’orthodoxie n’ont entrepris de sérieux efforts pour modifier cette situation » (p. 38).
Weithmann
constate que cette forme pure de patriarcalité a perduré depuis la plus
haute antiquité, depuis les Thraces et les Illyriens, en dépit des
grandes structures politiques romaines, byzantines ou ottomanes. C’est
dans cette permanence de la forme gentilice d’organisation sociale qu’il
faut rechercher la diversité balkanique, car « un gouvernement, un
ordre étatique, qui ne tiendrait pas compte des liens du sang, qui
interdirait aux hommes de porter les armes et s’arrogerait le pouvoir
d’être le seul autorisé à dire le droit, surtout le droit pénal,
rencontrerait l’incompréhension des membres du clan et susciterait leur
hostilité. Pour l’homme clanique, l’État est toujours l’ennemi, qu’il
soit étranger ou autochtone, dictature ou démocratie » (p. 40). Cet état
de choses est encore parfaitement perceptible en Albanie, en Macédoine,
au Monténégro et dans le Kosovo. Les peuples balkaniques qui ont une
tradition étatique et nationale plus solide, comme les Roumains, les
Serbes, les Grecs et les Bulgares, le doivent à la durée de leur union
ethnocentrée contre les Turcs ou contre leurs voisins. Ces guerres de
longue durée ont effacé petit à petit les particularismes.
Un byzantinisme face à l’Occident
En
constatant la très ancienne opposition entre l’Orient (orthodoxe) et
l’Occident (catholique), Weithmann constate qu’elle ne cessera pas de
sitôt et que ce clivage-là, du moins, marquera encore l’Europe dans
l’avenir.
« Malgré leurs différences quantitatives sur le plan de la puissance politique, les nations orthodoxes, héritières de Byzance, disparue des Balkans — les Grecs, les Bulgares, les Roumains et les Serbes —, développeront une conscience commune “byzantine” face à l’Ouest ; cette conscience sera marquée par la conviction d’être dans l’orthodoxie, d’une part, par la crainte d’être entraîné dans la rigueur désenchantée et dans la froideur calculante de l’Occident, d’autre part » (p. 47).
« Le concept central de la pensée occidentale est l’individualité, la dignité et les droits de la personne individuelle et autonome (…). Malgré l’héritage antique, cette idée est étrangère à Byzance. Dans l’orthodoxie, l’individu reste plongé dans l’ordre communautaire. La personnalité se sublime dans le collectif. La communauté a priorité absolue par rapport à l’individu. On comprendra dès lors pourquoi le concept de liberté individuelle est très difficilement conceptualisable à l’Est » (p. 49).
Après l’effondrement des empires serbe et bulgare des Xe et XIe siècles, les Balkans sont morcelés et le resteront jusqu’à l’arrivée des Ottomans [au XIVe s.].
Byzance ne contrôle plus que les côtes égéennes au départ de
Thessalonique. La Grèce est partagée entre deux despotats concurrents.
Les Balkans intérieurs sont encore davantage divisés : la Bulgarie est
scindée en trois petits royaumes, la Macédoine et la Serbie
sont une mosaïque de petites principautés hostiles les unes aux autres.
L’Albanie et le Monténégro n’ont pas d’autres organisations que les
clans. La Bosnie est un royaume dominé par la religiosité bogomile.
Dans l’espace danubien, dominé par la dynastie hongroise, la Croatie et
la Transylvanie se détournent du Sud-Est européen, pour lorgner vers
l’Europe centrale, la Bohème et la Pologne. La Dalmatie est sous la
coupe de la République de Venise, qui tente de soustraire ce littoral
aux convoitises hongroises (et plus tard, turques).
C’est dans ce vide politique que s’engouffrera la puissance ottomane. Les Serbes sont battus au “Champ des Merles” (Plaine du Kosovo) en 1389. Les Bulgares subissent un sort tout aussi terrible : leur capitale Tirnovo (Veliko Tarnovo), foyer lumineux de culture orthodoxe, est rasée à titre de représailles (1393). Seul le Prince de Valachie, Mircea le Vieux (Veteranus) [1355-1418], résiste victorieusement mais essuie une défaite politique : le Sultan installe sur le trône d’Argeş Vlad Ier l’Usurpateur [de fin 1394 à début 1396], entérinant le premier traité de vassalité de la Valachie
envers la Sublime Porte. Face à cette présence ottomane sur ses
frontières immédiates, la Hongrie est obligée de tourner son regard vers
les Balkans. En 1396, le roi Sigismond de Luxembourg
[1368-1437] réunit ses troupes hongroises, renforcées par des
chevaliers allemands et français, afin de constituer « une forêt de
lances capables de retenir le ciel s’il venait à tomber ». Mais l’armée
européenne est battue à Nicopolis (1396) par le Sultan Bayezid Ier
(Bajazet) [1360-1403]. Les Bulgares, qui n’avaient pas vu l’entrée des
“Latins” dans leur pays d’un très bon œil, paient la note : leurs
monastères sont incendiés par les Turcs, leurs églises sont transformées
en mosquées. L’élite intellectuelle se réfugie en Russie. Les boyards
démissionnent ou se convertissent à l’Islam. L’aventure ottomane peut
commencer dans les Balkans. La défaite de Sigismond scelle le sort de la
péninsule, sept ans après la défaite serbe du “Champ des Merles”. En 1417, Mircea l’Ancien, faute d'alliés sûrs, est contraint de verser un tribut annuel au Sultan Mehmed Ier.
Janos Hunyadi et le Grand-Vizir Sokolli
En 1456, le Sultan Mehmed II marche sur Belgrade. Contre lui, le royal héros hongrois Jean Hunyadi (János Hunyadi) lève, à l’âge de 70 ans, une armée de paysans, encadrée par des franciscains, dont le prédicateur Jean de Capistran.
Sans l’aide des chevaliers et des nobles, les paysans magyars écrasent
les Ottomans et libèrent Belgrade. Le Sultan est blessé dans le mêlée.
Toutes les cloches d’Europe sonnent à la volée pendant plusieurs jours
d’affilée. Mais Hunyadi meurt. Les derniers princes serbes indépendants
du Moyen-Âge, Lazar et Stefan III Branković, se soumettent au Sultan en 1458. Ce qui reste de l’État médiéval serbe est définitivement incorporé à l’Empire ottoman après la chute de Smederevo, en 1459.
En Bosnie, c’est la confusion. Le roi Étienne Thomaš
(Stefan Tomašević) appelle le Pape à l’aide, mais les Bogomils,
hostiles à Rome, font, eux, appel au Sultan. Le roi bosniaque est
décapité par les Turcs en 1463. La Bosnie devient une riche province de
l’empire ottoman, qui fournit aux sultans d’Istanbul des vizirs, des
généraux, des architectes et des artistes. L’empire ottoman devient un
empire à deux vitesses : d’une part, les dhimmi, non-musulmans
soumis aux musulmans, mais qui peuvent se convertir et appartenir ainsi
automatiquement au peuple porteur de l’État, garder leurs armes et
grimper l’échelle sociale pour accéder aux plus hautes fonctions de
l’empire. Mais les conversions seront rares, sauf en Bosnie. En
Bulgarie, les Slaves convertis sont appelés les Pomaks ; ils sont encore
environ un million aujourd’hui, à côté de Turcs venus d’Anatolie (9,6%
de la population bulgare). Comme les Juifs ou les Musulmans d’Espagne,
certains Chrétiens des Balkans se convertissent en surface et conservent
“cryptiquement” leur culte et leurs rites. En Albanie, un curieux
syncrétisme christiano-islamique émerge, dont la fameuse secte des
Bektachis, qui jouera plus tard un rôle capital dans l’éclosion de
l’identité albanaise. Parmi les jeunes garçons recrutés de force pour le
sérail du Sultan (10% de la population masculine), convertis et éduqués
dans toutes les matières ou engagés dans le corps des Janissaires, certains connaîtront une carrière brillante, ainsi le Serbe Sokolović, devenu Troisième Vizir en 1555 [puis Grand-Vizir en 1565] sous le nom de Sokollu Mehmed Pacha, converti évidemment à l’Islam, rétablit le Patriarcat orthodoxe de Serbie en 1557 !
Au XVIIe
siècle, les Turcs d’Anatolie renoncent progressivement à ce recrutement
de garçons balkaniques, qui les empêche, eux, d’accéder aux plus hautes
fonctions de l’empire. Le Corps des Janissaires
dégénère complètement, jusqu’à son élimination en 1826. Weithmann, au
regard de cette évolution, constate qu’il n’y a pas tellement eu
turcisation des Balkans, mais plutôt balkanisation de la partie
anatolienne de l’empire ottoman.
Ottomans et Grecs
En 1454, un an après la chute de Constantinople, le Sultan Mehmed II le Conquérant accepte l’élection du nouveau Patriarche œcuménique orthodoxe Gennade II Scholarios,
qui garantira pour l’avenir la loyauté des orthodoxes-grecs à l’égard
du Sultan. Mais les Slaves orthodoxes et leurs églises nationales
n’entrent pas en ligne de compte, car elles sont autocéphales. L’Église
grecque, qui avait mal accepté cette autocéphalie des Slaves bulgares et
serbes, obtiendra souvent leur dissolution du pouvoir ottoman ! Les
Grecs tenteront de contrôler ces églises, en nommant des prêtres grecs.
L’hellénisation des élites slaves menace de faire déchoir les langues
serbe et bulgare au rang de patois paysans. Plus tard, le nationalisme
serbe se référera à ce fond paysan, inébranlable, intact face aux
tentatives de turcisation ou d’hellénisation. En 1557, quand Sokollu
Mehmed Pacha (alias Sokolović) rétablit le Patriarchat serbe à Peć, il
lui permet d’étendre sa juridiction à la Bosnie et à la Macédoine :
l’idée grande-serbe venait de naître, par la grâce d’un Serbe devenu
musulman et Grand-Vizir !
Weithmann
conclut : « la culture impériale islamique dominante est la culture des
Musulmans, la culture orthodoxe traditionnelle est celle des Grecs et
des Hellénisés. Ces deux formes de culture dominante n’affectent pas les
peuples des Balkans. Voilà pourquoi, chez les Slaves, les Albanais et
les Roumains, éclot une riche culture populaire. Dans beaucoup de
contrées albanaises, serbes et bulgares, les anciens modes de vie
archaïques et immémoriaux reviennent à la surface ». Weithmann le
déplore : ce terreau d’un “ethno-nationalisme tribal” conduira aux excès
des guerres balkaniques du XIXe et du XXe siècles, dont les derniers événements de Yougoslavie sont la suite.
Hongrois
et Autrichiens affronteront dès lors les Turcs et les Hellénisés, ils
seront les alliés des Slaves balkaniques, orthodoxes ou catholiques, et
des Roumains. Derrière les Austro-Hongrois, une autre puissance se
profile, la Russie, surtout à partir de Pierre le Grand, qui entend
battre les Ottomans, les chasser de la rive septentrionale de la Mer
Noire, protéger les peuples frères des Balkans, éviter que ceux-ci ne
tombent sous la coupe des “latins”, donc des Autrichiens et des
Hongrois. Russes et Austro-Hongrois pratiquent la stratégie habituelle
des puissances continentales : protéger le centre de leur empire en
conquérant des glacis. Les Balkans, constate Weithmann, deviennent une
pomme de discorde entre trois puissances continentales: Vienne, Moscou
et Istanbul. D’abord, on songe à se tailler des zones d’influence, puis à
se partager les dépouilles de l’empire ottoman, mais l’Angleterre
veille, elle veut un “équilibre des puissances” en Europe, afin
qu’aucune puissance continentale ne puisse absolument dominer les
autres. Dans les Balkans, c’est une politique difficile à mener : raison
pour laquelle Londres plaide pour le maintien de l’empire ottoman.
C’est là, à notre sens, qu’il faut voir l’origine de l’indéfectible
alliance entre la Turquie et les puissances maritimes anglo-saxonnes :
hier Londres, aujourd’hui Washington.
Du “Volksgeist” de Herder à l’ethno-nationalisme
Cette
option anglaise n’empêche pourtant pas Austro-Hongrois et Russes de
grignoter graduellement le territoire ottoman, de constituer une
formidable “frontière militaire” de l’Adriatique aux Carpathes
transylvaniennes. La Révolution française accorde un répit aux Ottomans
qui n’ont plus, face à eux, le gros des forces autrichiennes et russes.
Pour répondre à l’universalisme niveleur des Lumières révolutionnaires françaises, les Allemands opèrent, via une interprétation restrictive de la philosophie de Herder,
un retour à leur intériorité, à leur histoire nationale, à l’essence de
leur germanité, développent en quelque sorte une “autocéphalie
allemande”, historique et culturelle, cette fois, et non pas religieuse.
D’une part, l’idée allemande du Volk autonome — et pur
seulement dans la plénitude de son autonomie — et, d’autre part,
l’autocéphalie slave-orthodoxe, vont fusionner dans les Balkans.
Weithmann :
« Beaucoup d’érudits serbes, croates ou roumains, actifs au titre d’“éveilleurs de peuple” au sens où l’entendait Herder, ont été formés à Vienne ou à Leipzig et ont correspondu avec des homologues allemands ou avec des universités allemandes (…). [Et cela] dans un espace, où beaucoup de Volksgeister — tels que Herder les concevait — se juxtaposent, se compénètrent, se chevauchent et ne forment jamais de tissus unis, comme se l’était imaginé le philosophe humaniste [Herder], mais au contraire un espace fractionné depuis des siècles par des frontières mentales, religieuses et politiques (…). Comment expliquer l’attraction qu’a exercée le sentimental romantisme du Volk chez les Allemands en Europe du Sud-Est ? Cette forme de nationalisme de culture fascinait les peuples balkaniques, animés par leurs mythes héroïques hérités de leur Moyen-Âge lumineux et par leur histoire essentiellement interprétée dans un sens religieux » (pp. 208-209).
En
Allemagne, l’idéologie nationale dérivée de Herder, explique Weithmann,
a eu des effets unificateurs, surtout dans sa volonté de dépasser le
clivage catholiques/protestants. Dans l’espace fractionné et divisé des
Balkans, cette idéologie nationale n’unit pas mais fractionne encore
davantage, créant des entités inviables du point de vue stratégique.
Tout territoire idéal imaginé par cette “autochtonologie” serait
évidemment homogène, mais l’homogénéité ethno-culturelle, là-bas, n’est
possible que dans des territoires démembrés, sans frontières
défendables, bourrés d’enclaves, fragilisés par des “exclaves” toujours
encerclées ; or toute entité politique viable doit avoir des frontières
défendables, au tracé net, en neutralisant tous les tremplins
stratégiques qui pourraient être utilisés par un adversaire. D’où, à
terme, on a vu éclore une logique terrible, dans les Balkans, visant
l’expulsion de l’“Autre” hors des zones stratégiquement importantes que
l’on cherchera forcément à annexer et à homogénéiser démographiquement.
Cette logique est revenue au grand galop entre 1990 et 1996 en
ex-Yougoslavie.
Coup
décisif porté à l’empire ottoman : l’avancée des Russes, flanqués d’une
armée roumaine enthousiaste et de volontaires serbes et macédoniens, en
direction d’Istanbul. En 1878, Russes, Roumains et Bulgares percent à
Chipka et marchent sur Constantinople. Mais Paris et Londres se
rappellent leurs vieilles alliances avec l’empire ottoman contre le
reste de l’Europe, et surtout contre le Saint-Empire : le Tsar Alexandre
II doit faire reculer ses troupes victorieuses. Mais cet affront génère
l’anti-occidentalisme russe et attise l’idéologie panslaviste.
L’Occident, prétendent les Russes depuis cette humiliation, leur a tiré
dans le dos ! Les Russes n’entrent pas à Constantinople mais dictent aux
Turcs vaincus le Traité de San Stefano, reconstituant l’ancien empire
bulgare du Tsar Siméon. Un rêve. Qui ne durera que quatre semaines.
Turcs et Serbes s’allieront pour briser cette nouvelle entité politique
qui chassait les Turcs des Balkans et barrait la route de l’Égée aux
Serbes. C’est le début de la “poudrière balkanique”. Et l’origine des
guerres balkaniques de 1912-1913. Du point de vue russe, pan-orthodoxe
ou panslaviste, l’idéal aurait été une alliance serbe-bulgare, mais
comment concilier l’idée d’une Grande-Bulgarie (celle de San Stefano) et
l’idée d’une Grande-Serbie ? En partageant les tâches : aux Bulgares,
la côte égéenne ; aux Serbes, la Bosnie, désormais protectorat
autrichien. En obéissant à la logique de ce partage, les Serbes
s’opposent à leurs anciens protecteurs autrichiens et hongrois, qui leur
en tiendront rancune. Nous avons là l’origine de l’attentat de Sarajevo
du 28 juin 1914 et donc de la Première Guerre mondiale.
La première Yougoslavie, l’État oustachiste et le pouvoir communiste
Dans
les Balkans, l’armistice de novembre 1918 n’a nullement signifié la fin
des inimitiés, la création de la Yougoslavie a été la création d’un
État fragile où les fédéralistes s’opposaient aux centralistes, les
Serbes aux Croates, etc. L’armée allemande y mettra fin très rapidement,
par une campagne éclair au printemps 1941. La Croatie devient
indépendante, le nouveau pouvoir de Zagreb s’aligne sur l’Allemagne et
l’Italie, mais sans adopter une idéologie fasciste. Weithmann décrit (p.
411) le régime oustachiste comme non-fasciste car, dit-il, il ne recèle
aucune composante sociale-révolutionnaire et se pose au contraire comme
un mysticisme religieux, très prisé à l’époque dans les cercles
catholiques radicaux. La Croatie oustachiste devient ainsi l’avant-poste
du catholicisme face à l’asiatisme balkanique, le glacis “marianique”
face aux Orthodoxes. Franciscains et jésuites soutiennent cette
mystique, souvent par un engagement personnel. Ce pouvoir mystique prend
fin en 1945.
Weithmann
constate, après avoir analysé la guerre des Partisans de 41-45, puis le
fonctionnement de la nouvelle Yougoslavie fédérative-communiste, et
enfin les événements récents à partir de 1991, que les questions
nationales ne sont nullement réglées : ni en Transylvanie ni en
Bessarabie ni au Kosovo ni en Macédoine ni en Voïvodine ni en Bulgarie
(avec les Turcs et les Pomaks). Les Balkans restent une poudrière. Le
vieux casse-tête de la diplomatie européenne est revenu à l’avant-scène.
Quelle
critique pourrait-on formuler à l’encontre de cette somme qui nous
brosse clairement toute l’histoire balkanique, qui est un instrument
didactique indispensable ? La seule critique que nous pourrions émettre
concernerait ce refus assez net de toute organisation gentilice de la
société, dans le sens où elle serait à l’origine des dérapages et des
excès de l’“ethno-nationalisme”. On connaissait déjà le discours de
Bernard-Henri Lévy et d’Alain Finkielkraut sur les “méchantes tribus” et
sur l’“autochtonologie” et l’autocéphalisme des Serbes. Weithmann
semble s’aligner sur la logique moralisante de ce discours, sans
toutefois tomber dans les singeries médiatiques commises par les deux
tristes intellectuels parisiens au plus fort du conflit bosniaque.
Un affect contre la société gentilice
Weithmann
constate toutefois que ces structures gentilices résistent à tous les
pouvoirs, fussent-ils les plus prestigieux. Cette capacité de résistance
est-elle un phénomène anthropologique incontournable ? Est-elle
susceptible d’être ravivée partout en Europe ? Intéressantes en tout cas
sont ses brèves remarques sur l’hostilité à la forme “État”, au sens
occidental et jacobin du terme, qui s’exprime aujourd’hui par le
nationalisme corse, la révolte fiscale lombarde incarnée par la Lega Nord,
le nationalisme flamand qui cultive une haine aussi tenace que
justifiée à l’endroit des institutions belges calquées sur les
institutions révolutionnaires françaises et qui viennent de prouver au
monde entier leur caractère intrinsèquement criminel et pervers, les
troubles qui secouent l’Algérie, dont la logique sociale est clanique,
anti-étatique et endogame (l’endogamie étant le signe d’une communauté
plus forte et plus fermée), etc. Par ailleurs, les structures familiales
ont été étudiées par Emmanuel Todd, notamment dans L’invention de l’Europe,
qui explique la persistance de structures non individualistes dans
l’Europe germanique, dans l’Europe méridionale et en Finlande. Elles
aussi rejettent implicitement mais tacitement les notions jacobines et
modernes d’égalité et de liberté (individuelle), et prouvent, par le bon
fonctionnement général de leurs sociétés qu’elles sont un modèle
nettement supérieur sur le plan de l’harmonie psychologique et de
l’efficacité sociale, plus démocratique en tout cas que le modèle
français. Todd admet implicitement cette supériorité mais refuse de
l’avouer et parie curieusement pour le modèle jacobin, qu’il baptise
seul “démocratique” en dépit de sa nature clairement coercitive et
autoritaire.
Les
“marches blanches” belges sont la preuve que ces populations flamandes,
wallonnes ou allemandes, de même que les communautés marocaines, arabes
ou berbères, dans les grandes villes comme Bruxelles ou Anvers,
contestent inconsciemment la logique de la justice moderne-jacobine où
l’individu souverain et autonome (comme Marc Dutroux) est considéré
comme la fin suprême du droit, quelles qu’aient été les entorses à la
convivialité que cet individu ait pu perpétrer. L’importance
d’associations comme la “Ligue des Familles” en Belgique montre qu’un
droit familial serait au fond préféré à un droit individualiste et que
les crimes contre la famille devraient aux yeux de la population être
sanctionnés avec une sévérité extrême. Cette primauté tacite de la
famille sur l’individu dans le mental de la population explique pourquoi
la révolte contre la magistrature s’est déclenchée au moment où les
parents n’ont pas pu intervenir dans le cours de la justice, ne fût-ce
que pour consulter les dossiers : comme dans les Balkans et selon la
vieille logique clanique indo-européenne ou berbère, l’État abstrait n’a
pas à se substituer aux pères concrets quand le sang a coulé, ni
surtout à les considérer comme des acteurs de seconde zone dans la
tragédie qui les frappe. Madame Eliane Liekendael devrait relire les
auteurs classiques du droit et de la sociologie non individualistes, par
exemple, Gurvitch (cf. infra), Bouvier (cf. infra), quelques ouvrages d’anthropologie ou les sources du droit romain ou du droit franc (la vendetta, la notion de wergeld,
explicitées notamment chez Augustin Thierry) : si elle l’avait fait, si
elle avait interprété les règles dans le sens de telles sources, il y
aurait eu moins de désordre dans la rue. Elle n’aurait même pas eu
besoin de faire preuve d’“imagination”. Préjugé jacobin, quand tu nous
tiens…
Priorité du clan sur l’individu
Une
lecture de Todd aurait également été bénéfique à Weithmann, de même
qu’un ouvrage de politologie, à nos yeux fondamental, celui de Michel
Bouvier, L’État sans politique
(LDGJ, 1986), où l’auteur montre que le droit ne s’organise pas
seulement autour du mythe de l’individu libre et autonome, détaché de
tous liens sociaux, mais que notre civilisation recèle des linéaments de
droit non individualistes, où la personne en tant qu’actrice dans le
drame social, n’est pensable qu’imbriquée de multiples leçons et à
niveaux divers dans le tissu communautaire. La transpersonnalité du
droit doit être réaffirmée par le rétablissement d’un “droit social” qui
ne sépare pas la communauté de ses membres ni l’État de la société
civile. Cette transpersonnalité et cette socialité du droit ne sont
possibles que grâce au ciment d’un “idéal moral et juridique”, comme l’a
affirmé Gurvitch (Sociologie juridique), auquel se réfère
Bouvier. Dans les Balkans, cet idéal moral et juridique est inséparable
de la représentation historico-mythologique que donne le peuple
(ethnique) de lui-même. En Europe occidentale, l’absence de
représentation historico-mythologique interdit tout dépassement du droit
individualiste par un droit transpersonnaliste, pluriel et social, où
la famille et non l’individu est l’unité de base. Un État qui met
l’individu à l’avant-plan risque d’être battu en brèche par une anarchie
de communautés en révolte. Un État qui mettrait la famille voire le
clan au centre de ses préoccupations éviterait la dissolution et
l’anomie sociales. Contrairement à ce que pourrait faire penser les
remarques de Weithmann sur l’anti-étatisme implicite des balkaniques ou
le titre de l’ouvrage de Bouvier, on peut bel et bien penser et imaginer
un État dont l’idéologie ne serait pas individualiste et dont la
pratique ne viserait pas à ruiner les corps intermédiaires et les
ressorts des communautés.
Enfin, Weithmann corrobore, en termes scientifiques, les propos enthousiastes de l’idéaliste russe Alexandre Douguine, consignés dans son rapport sur la guerre en Yougoslavie (cf. Vouloir n° 97/100,
1993). Pour Douguine, chacun des protagonistes de cette lutte
balkanique, les Croates catholiques, les Serbes orthodoxes et les
Bosniaques musulmans, sont les exposants de valeurs collectives
impassables mais refoulées pendant un laps de temps assez court, celui
du yougoslavisme communiste : elles viennent de faire ré-irruption dans
le monde réel, preuve s’il en est qu’il est impossible de les éradiquer
définitivement… Pierre-André Taguieff a d’ailleurs souligné l’importance
de ce texte de Douguine dans son ouvrage Sur la nouvelle droite
(Descartes & Cie, 1994). Inutile de déplorer dès lors une violence
qui est quasiment consubstantielle à l’homme même si on préfère ses
pulsions plus pacifiques. Ensuite, la lecture de Claudio Risé (cf. NdSE
n°24) nous a appris que le retour de cette violence contre les États
désacralisés est une constante de notre époque, et pas seulement en
ex-Yougoslavie… Si les regrets de Weithmann nous apparaissent superflus
ou théoriquement insuffisants, sa conclusion est en revanche très
réaliste : les conflits balkaniques ne sont pas prêts d’être résolus.
► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°26, 1997.
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