Bibliographie jüngerienne (1)
♦ Heimo SCHWILK, Ernst Jünger : Leben und Werk in Bildern und Texten, Klett-Cotta, 1988.
Ce
magnifique ouvrage d’iconographie, composé des extraits les plus
significatifs de l’œuvre de Jünger, et des lettres les plus chargées de
sens, est le compagnon inséparable du “Jüngerien”, le livre de chevet
auquel il reviendra sans cesse. Il est une compilation réussie, une
compilation qui n’ennuie pas mais incite sans cesse à la méditation.
Heimo Schwilk, le dynamique néo-conservateur berlinois, germaniste
raffiné, homme qui suscite d’emblée la sympathie, a subdivisé son
maître-ouvrage en six tranches biographiques : l’enfance et
l’adolescence (1895-1912), la guerre (1914-1918), l’époque militante du
“Travailleur” et de la “mobilisation totale” (1918-1933), l’observation
du gouffre (1933-1948), l’époque du franchissement de la “ligne”
(1948-1965), l’époque de l’acceptation sereine et joyeuse du monde
(1965-1988). Dans sa conclusion, Schwilk relate avec une extraordinaire
précision et une remarquable concision la phase politique de Jünger,
sans oublier la maturation littéraire qui se poursuit à cette époque,
indépendamment de l’effervescence politique : lecture des grands poètes
français, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Huysmans. Sans oublier non plus
l’amitié qui l’a lié à Alfred Kubin. Schwilk souligne aussi le
caractère “urbain” et “moderne” du nationalisme des frères Jünger, en
opposition au ruralisme völkisch. « Le national-révolutionnaire
— écrit Schwilk — est un révolutionnaire “sans phrase”, qui ne se sent
tenu que par la réalité et par la nécessité historique, qui veut croire à
la foi et se met au service des tendances dynamiques de son temps, qui,
elles, condamnent le monde bourgeois au déclin ». Jünger dans ce
microcosme, « voit dans tout rapport positif à l’élémentaire, une
caractéristique de l’âge post-bourgeois ». De cette époque date aussi
l’amitié avec Carl Schmitt, qui lui apprend à connaître Léon Bloy
et lui enseigne que le “péché originel” de la modernité est, justement,
la négation du “péché originel”. C’est l’expressionniste Arnolt Bronnen
qui tente en vain de rapprocher Goebbels et Jünger, tandis que celui-ci
est aussi en contact avec Erich Mühsam, Bert Brecht et Ernst Toller,
les hommes de l’ultra-gauche communisante. Mais les groupuscules
politiques sont décevants : ils veulent tirer la couverture à eux, ne
parviennent pas à s’entendre, se chamaillent entre chefaillons. Cette
déception, couplée à celle de la guerre et de la défaite, au sentiment
d’horreur de la guerre ultra-mécanisée, conduit Jünger à une forme
sublime de pacifisme : il s’oppose désormais au conservatisme
romantique, à l’utopisme des progressistes, à l’autorité légitime et à
la violence des terroristes, et adopte, par le biais de son héros d’Héliopolis,
Lucius de Beer, la “position théologique” : Jünger parie désormais sur
l’individu (d’élite, l’individu hyperconscient) et sur le pouvoir
inspiré par l’amour. Cette nouvelle orientation conduit à une critique
de la technique, partagée par son frère Friedrich Georg
: l’hyper-technicisation arrache l’homme au temps historique, son seul
temps réel. Mais au-dessus de l’histoire des hommes, il y a l’harmonie
cosmique, dont le retour périodique, tous les 76 ans, de la Comète de
Halley, est un indice. Ernst Jünger aura eu le bonheur de la voir deux
fois. En conclusion : un livre qui permet de prendre le pouls d’une
existence fascinante dans son intensité guerrière, dans son originalité
politique, dans le sublime des distances qu’elle est capable de prendre
face aux événements et aux phénomènes, dans sa démarche de séismographe
du monde, dans son acceptation mystique de l’harmonie cosmique.
♦ Martin MEYER, Ernst Jünger, Carl Hanser Verlag, München, 1990.
L’objet
de ce livre est d’explorer l’arrière-plan philosophique de l’œuvre
jüngerienne. La guerre mondiale démontre à Jünger l’immédiateté de
l’histoire, où le cœur a davantage de poids que le cerveau. Meyer évoque
Vico. Après 1918, il distingue chez Jünger une période surréaliste qui
explique son amitié avec l’inclassable Kubin et sa proximité avec Walter Benjamin. Meyer a une formule pertinente : “anarchisme prussien”. L’idéologie sous-tendant Le Travailleur, est un produit des futuristes, de Spengler et de Max Weber. La distance esthétique que pratique Jünger après ses déceptions politiques, de Lettre de Sicile à la deuxième version du Cœur aventureux,
découle du primat désormais accordé à la nature plutôt qu’à l’histoire.
Meyer plonge dans l’anthropologie jüngerienne et ses multiples
linéaments : la doctrine d’Arnold Gehlen qui voit en l’homme un “être de
manques”, la thématique de la douleur, le concept schmittien du
politique, Rousseau et Sade. Dans la critique du nihilisme, consécutive à l’essai Über die Linie, Meyer voit une conjonction des questions ontologiques soulevées par Heidegger
et des visions apocalyptiques de Léon Bloy et de Carl Schmitt. Bloy
était un “démolisseur”, animé par des convictions catholiques. Ce qu’il
démolissait , c’était le monde bourgeois, indigne de durer, mais Bloy
n’adhérait pas pour autant à la “philosophie au marteau” de Nietzsche : l’éternel retour laisse ce “catholique intolérant” froid, de même que l’amor fati,
qui séduira Jünger pendant son époque nationale-révolutionnaire. Plus
tard, la philosophie de la nature a pris définitivement le dessus chez
Ernst Jünger, à la remorque d’un physicien du XIXe
siècle, Gustav Theodor Fechner (1801-1887). Fechner était un panthéiste
qui croyait que toute créature, animale ou végétale, avait une âme. La
nature ne hiérarchise pas les êtres, elle les juxtapose. Dans cette
optique, tout anthropocentrisme dénote une mécompréhension profonde du
sens de la création. Tout est lié à tout. La philosophie implicite des Chasses subtiles
est un héritage de Fechner, qui consolide et enrichit la “méthode
physiognomique”, pense Meyer. Le livre de Martin Meyer est difficile,
car il est surtout un chantier de suggestions dans l’univers ardu des
philosophes, auquel, justement, le lecteur-philosophe reviendra.
Inlassablement.
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