Bibliographie jüngerienne (2)
♦ Günter FIGAL und Heimo SCHWILK (Hrsg.), Magie der Heiterkeit : Ernst Jünger zum Hundersten, Klett-Cotta, Stuttgart, 1995.
Ce
volume est le “cadeau” que l’éditeur Klett-Cotta (maison fondée en 1659
!) offre à son meilleur auteur pour ses 100 ans. Toutes les grandes
plumes du “jüngerisme” s’y sont données rendez-vous, y compris quelques
nouveaux venus dans cette phalange réduite mais prestigieuse. Dans leur
brève mais dense préface, les éditeurs soulignent l’importance de l’œuvre du centenaire : elle est une clef pour déchiffrer
le siècle, elle nous enseigne la distance pour ne pas être avalé par le
temps, elle nous révèle qu’il faut demeurer en dehors de la modernité
pour pouvoir la comprendre. Plus essentiellement encore : le continent
qu’est cette œuvre nous invite sans cesse à de nouvelles expéditions, de
nouvelles explorations. Gottfried Boehm, d’emblée, nous énonce le
fondement le plus sûr de la démarche jüngerienne : « Qui lit Jünger, apprend à voir
». L’œuvre de Jünger est donc une « optique fondamentale ». Wolfgang
Bergsdorf montre que la “postmodernité” de Jünger n’est pas celle de l’anything goes de Paul Feyerabend mais une volonté de revitaliser la gnose chrétienne, dans le sens des paroles du Père Felix d’Heliopolis
: « Vous devez veiller à ce que le monde demeure ouvert ». Le
philosophe italien Franco Volpi, après avoir posé une analyse rigoureuse
de l’histoire philosophique occidentale, constate que Jünger, au bout
de cette trajectoire, en ce siècle, propose ce qu’il faut proposer, soit
une « éthique de la sobriété ». Karlheinz Weißmann explore le rapport Barrès/Jünger. Michael Großheim se penche sur Le Travailleur
et compare les travaux de Klages et de Jünger ; Klages rejetait
complètement la technique au nom de la “Terre-Mère” et Jünger
l’acceptait, pour éviter les sentimentalités de la nostalgie ruraliste.
Peter Koslowski met en exergue les grandes lignes de la “philosophie
poétique” de Jünger, comme tentative d’échapper aux systèmes dogmatiques
et doctrinaires de la modernité, et même, dans une certaine mesure, du
gnosticisme, qui confisquent toute légitimité à la poiesis, au “faire”, à
la créativité et à l’histoire vécue. Botho Strauß, haï depuis peu par
les gauches dogmatiques et hyper-simplificatrices, termine le volume par
un appel à une Aufklärung plus profonde. Renouant avec Vico et Hamann, contre Kant et Descartes.
Hans-Harald MÜLLER & Harro SEGEBERG, Ernst Jünger im 20. Jahrhundert, Wilhelm Fink Verlag, München, 1995.
Dans
leur introduction, les éditeurs soulignent quelques-unes de leurs
intentions : dénoncer comme dépourvues de sens et d’intérêt toutes les
stratégies visant à ostraciser Jünger à cause de son passé
“national-révolutionnaire”, insister sur la difficulté à embrasser toute
l’œuvre jüngerienne en un seul recueil d’hommages, insister sur la
pluralité de perspectives qu’autorise cane œuvre, abonder dans le sens
de Koslowski quand il parle de “philosophie poétique”, de Müller quand
il en souligne la “flexibilité” et de Ketelsen quand il juge que
l’attitude centrale de l’œuvre est la souveraineté. H.-H. Müller : « La
réalité politique de la République de Weimar, après 1927, n’était plus
pour lui que l’objet de ses fantaisies destructrices ». Jünger était un
prophète annonciateur de la fin d’une époque, au langage violent.
Brigitte Werneburg explore quant à elle le rapport entre Jünger,
Benjamin et la photographie. Cette technique fige la pluralité des
expressions de l’événement, du paysage ou de la personne photographiés,
générant ainsi une uniformité, comme si toutes les cover persons
étaient des statues d’acier.
Walter Benjamin y voyait la quintessence
de l’esthétique fasciste : une marche vers l’uniformisation,
l’enrégimentement et l’unidimensionnalité. Jünger, au contraire,
estimait que les techniques — dont la photographie — n’étaient pas
instrumentalisables de manière unidimensionnelle. Voilà, en gros, ce qui
le différencie de Benjamin. Josef Fürnkäs reprend un débat déjà assez
ancien en Allemagne : Y a-t-il équivalence entre les démarches des
surréalistes français et Jünger ? Le philosophe Bohrer avait répondu
oui. L’équivalence résidait dans le “momentanisme”, l’attention
privilégiée à l’endroit de toute “soudaineté”, de tout “effroi”
inattendu. Fürnkäs relativise cette équivalence : les surréalistes
demeurent plus citadins que Jünger dans les mythologies qu’ils
développent, plus ludiques et gratuits dans leurs expressions. Harro
Segeber explore le moment où l’idéologie de Jünger se transforme, il en
fait la zone d’intersection, entre Über den Schmerz (Sur la douleur) et Les Falaises de marbre.
Dans ces œuvres, deux perspectives sont étroitement entremêlées.
Jünger
a cru que la technique allait mettre un terme définitif au
bourgeoisisme libéral, mais la technique échappe à tout contrôle ; il
développe dès lors un discours sur la métaphysique qui agit derrière
tout cela : en dépit de cette folie incontrôlable de la technique, une
régénération demeure possible, cachée, encore occultée, mais qui finira
par se manifester, avant que l’humanité ne provoque son propre
anéantissement. Comme le Travailleur, l’observateur distant, qui devine
les puissances à l’œuvre dans cette métaphysique, doit demeurer
attentif, utiliser son “regard”, sa faculté de “voir” pour déceler les
forces en action. Le “Voir” est ainsi un acte d’attaque. Günter Figal
revient sur le dialogue Jünger/Heidegger : le philosophe de la Forêt
Noire démontre que le stade techno-nihiliste de notre époque est le
produit d’une métaphysique occidentale remontant aux Grecs. et si la
conséquence de cette métaphysique est si effrayante, il est inutile de
revenir à l’un ou l’autre de ses stades antérieurs. Jünger ne voit pas
la métaphysique de la même manière : c’est dans l’ambiguïté de la
définition même de la métaphysique que réside tout entier le désaccord
entre Jünger et Heidegger.
Peter Koslowski répond en quelque sorte aux
problématiques que suscitent ce désaccord et cette ambiguïté
définitionnelle. Il faut se référer à d’autres traditions ou à d’autres
métaphysiques que l’occidentale. Koslowski, pour sa part, introduit dans
le débat les interprètes japonais de la modernité, tels Kogaku Arifuku,
Naoki Sakai et Takeuchi. Ces Japonais voient dans le projet de la
modernité une auto-projection de l’Europe (des Lumières). Les
Euro-Occidentaux ne considèrent comme “histoire” que le développement et
la transposition de leur modèle “renaissanciste-illuministe”. Or la
modernité, tout comme la métaphysique, est ambiguë : la langue japonaise
possède deux termes pour désigner la modernité ; kindaisei, pour le projet moderne occidentalo-hégélien (cher à Kojève et à Fukuyama), et gendaisei,
pour ce qui actuel, au diapason des moyens techniques du moment. S’il y
a deux définitions possibles de la “modernité” en japonais, d’autres
cultures pourraient donner encore d’autres définitions : la mise au
diapason pratique, soit la modernité-gendaisei, n’est pas
nécessairement l’application du modèle unique kojèvo-fukuyamaïen. On
peut parler d’une pluralité de projets modernes (gendaisei !), face à une illusion moderne-kindaisei. Jünger a été aussi un exposant de la modernité-kindaisei,
à relents hégéliens, mais en a rapidement perçu les limites, notamment
dans cette période d’interrègne, analysée par Segeberg. Le Japon,
poursuit Koslowski, est une société moderne-gendaisei, postérieure au projet de la modernité-kindaisei.
Il prouve qu’il y a des projets modernes autres qui demeurent possibles
après l’effondrement du projet de la modernité illuministe. Cette
possibilité réinstaure le pluralisme des cultures et l’historicisation
des projets modernes-gendaisei alternatifs, au-delà des pénibles exercices de ravalement du vieux projet moderne-kindaisei, que sont les démonstrations boiteuses de Fukuyama et des vigilants de la political correctness.
Pour revenir plus spécifiquement à Jünger, Rolf Günter Renner conclut
que vu la dépotentialisation des orientations mythiques et historiques,
on ne peut plus reconstruire la modernité par le mythe ou l’esthétique,
mais il faut la contourner et la retourner par la méthode d’une
stratégie narrative et subversive. Ainsi, on sort de cette histoire
occidentale, soumise irrémédiablement à la raison instrumentale.
► Robert Steuckers, Vouloir n°123-125, 1995.
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