Nouvelle Droite et mouvement
identitaire
Entretien
accordé au Prof. J. P. Zuquete
Né au Portugal,
le Professeur Dr. José Pedro Zuquete est historien et politologue, actif au
sein de plusieurs universités (Coïmbra, Rome, Bath, Seattle, etc.). Cet
admirateur de Louis-Ferdinand Céline s’est spécialisé dans l’étude des
mouvements sociaux et politiques contestataires (toutes obédiences confondues).
Il a produit un nombre impressionnant d’articles, d’essais et de livres dont la
liste est consultable sur : http://scholar.google.com.br/citations?user=TDX0kigAAAAJ&hl=en&cstart=0&pagesize=20
. J’ai
répondu à ses questions. En espérant lui avoir été utile. Une première batterie
de réponse figure déjà ici : http://robertsteuckers.blogspot.be/2014/10/de-quelques-questions-geopolitiques.html
(RS).
Quelle est la principale différence pour vous entre la Nouvelle Droite
et le mouvement identitaire ?
La
première chose dont il faut tenir compte pour répondre correctement et
intelligemment à votre question, c’est que les deux mouvements ne sont pas nés
à la même époque, sont issus de contextes très différents. Quand la
« nouvelle droite » (ND), ou la mouvance qui sera baptisée comme
telle par les journalistes du « Nouvel Observateur » en 1979, émerge
à la fin des années 60, le terme « identité » n’était nullement
utilisé en politique, dans le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Vers
la fin des années 90, quand le spectre du Rideau de fer a définitivement disparu
et que la dualité du partage de Yalta n’est plus qu’un mauvais souvenir du
passé, apparaît le mouvement identitaire, qui, notamment sous l’impulsion de
Fabrice Robert, deviendra en 2003 le « Bloc identitaire ». Le terme
« identitaire » acquiert alors une signification bien précise :
il s’agit, pour ceux qui s’auto-définissent par ce qualificatif, de défendre
les mœurs traditionnelles des populations autochtones face à des phénomènes qui
ont pris une ampleur considérable, ce que l’on ne pouvait pas encore soupçonner
à la fin des années 60 et au début des années 70. Ces phénomènes sont
l’immigration de masse, l’islamisation réelle ou imaginée des banlieues
françaises, d’autres transformations sociales dues aux flux migratoires mais
aussi l’homogénéisation idéologique et culturelle qu’impulsent les médias au
service des partis dominants qui tiennent le pouvoir. Il faut ajouter aussi
d’autres phénomènes, nettement moins médiatisés mais d’autant plus subtils, qui
contribuent à bloquer toute évolution et tout changement dans les sociétés
française et européennes, comme, par exemple, l’imposition du
« politiquement correct », non seulement face à un problème lancinant
comme le racisme mais aussi face à une incompréhension manifestée par la
population de base pour des importations américaines, telles le gendérisme et
ses corollaires.
On sait
qu’entre l’émergence de la ND et l’incubation du futur mouvement identitaire de
Fabrice Robert, les grands récits idéologiques se sont érodés puis effondrés
(surtout suite à la perestroïka de Gorbatchev et à la chute du Mur de Berlin et
du Rideau de Fer), pour être d’abord remplacés par des micro-récits sans
prétention universelle puis par des « narratives » fabriqués dans les
officines médiatiques d’Outre-Atlantique et, enfin, par les nano-récits que
chaque individu désormais isolé, replié sur lui-même, émet via les réseaux
sociaux, dont Facebook. Successivement, le philosophe Jean-François Lyotard
(1924-1998), les exposants des différents courants postmodernes et, enfin, de
nouveaux sociologues inquiets de l’implosion totale d’une société devenue une
« dissociété » ont décrit cette involution très problématique. La
revendication identitaire est un phénomène qui découle tout naturellement de
cette volonté de créer de nouveaux récits, inspirés par la tradition et
l’histoire, pour remplacer les récits universalistes anti-traditionnels et
a-historiques, véhiculés par les formes libérales, socialistes et communistes
du progressisme moderne, en fait pour les remplacer par des récits régionaux ou
européens circonscrits dans le temps et dans l’espace de cette région-là et de
cette Europe-là (dans la mesure où tout phénomène concret, et par conséquent,
toute phénoménalité politique, s’expriment dans un espace particulier, à un moment
particulier). Pour affirmer un tel récit, il faut simultanément refuser les
anciens grands récits (aujourd’hui évanouis), refuser le discours médiatique
occidental forgé dans des officines américaines ou suggéré par elles, critiquer
l’inconsistance des récits parcellaires générés par le courant postmoderne et
déplorer l’implosion totale qui s’observe dans les sociétés occidentales depuis
l’émergence des réseaux sociaux.
Ce
phénomène, baptisé « identitaire », peut s’interpréter de mille et
une façons : nous prendrons appui sur des réflexions qui ne sont
absolument pas issues de cette mouvance identitaire mais qui peuvent
parfaitement rendre compte du phénomène, bien qu’à leur corps défendant. On
peut donc expliquer le mouvement identitaire en explorant tous azimuts le
paysage intellectuel français, car celui-ci a généré une contre-culture, même
et y compris dans des cénacles apparemment éloignés de toute contestation
antirépublicaine, gauchiste ou droitiste. Ainsi, le philosophe et journaliste
Jean-François Kahn, représentant d’une gauche française très particulière et
très critique à l’endroit des régimes UMPiste ou socialiste en place à Paris,
avait théorisé en 2008, dans Où
va-t-on ? Comment on y va… Théorie du changement par recomposition des
invariances (Fayard, 2008), la permanence d’invariances dans les mentalités
et les traditions politiques.
Pour Kahn, dans cet ouvrage, les ruptures
fracassantes que réclamaient au fond les « grands récits », soumis
jadis à l’analyse critique de Jean-François Lyotard, sont impossibles dans
toute l’ampleur qu’ils appelaient de leurs vœux. On a fini, à la suite de
Lyotard, par percevoir finalement l’impossibilité de toute coupure radicale,
par rapport aux acquis du passé, à des traditions ou des modes de vie hérités.
La crise du progressisme procède de ce constat. Une société repose donc sur des
« invariances spécifiques », qui ne sont nullement figées mais
constituent un ensemble d’éléments que l’on peut recomposer de maintes façons
pour sortir des ornières politiques où, nécessairement, s’enlise un jour tout
pouvoir. Kahn appelle cela la « continuité évolutive », où, pour lui,
la notion d’évolution (par recomposition des invariances) remplace celle du
progrès linéaire et vectoriel des grands récits qui se figeaient dans la
répétition stérile, tout en n’apportant plus aucune amélioration réelle à la
vie quotidienne des citoyens. Selon Kahn donc, les invariances se recomposent
entre elles, permettant aux sociétés de ne pas se figer, et toute société, qui
ne recompose pas les invariances qui constituent son fond, risque l’implosion.
Kahn, qui reste ancré à gauche et demeure critique à l’endroit de bon nombre de
permanences qui risquent de freiner toute « continuité évolutive »,
parle également de la « recomposition des mensonges de référence »,
mensonges qui structurent notamment, à ses yeux comme à ceux de ses compagnons
de gauche, les discours nationalistes (ou les « récits non
universalistes » ou, pour d’autres encore, les « essences »). En
1989, Kahn, dans Esquisse d’une
philosophie du mensonge (Flammarion), plaidait pour un recours au
« dire vrai » contre les mensonges des récits fabriqués ou des
dogmatismes idéologiques. Le discours identitaire, qui ne fait pas référence à
Kahn qui, lui, n’a certainement pas voulu lui donner des munitions idéologiques,
est donc les discours d’un mouvement qui veut préserver les invariances
fondatrices des sociétés française et européennes, pour s’y référer en
permanence, pour les utiliser comme matériaux afin de recomposer une société
nouvelle débarrassée des scories progressistes, politiquement correctes,
illuministes et pseudo-républicanistes dont les générations nouvelles ne
veulent plus parce que celles-ci estiment qu’elles n’apportent plus rien de
tangible et de concret pour améliorer, ou du moins conforter, leur quotidien et
leur avenir. Les identitaires appellent l’ensemble de ces invariances l’ « identité »,
terme que ne reprend pas Kahn pour en faire le fondement de sa doctrine et de
sa praxis politiques, jugeant sans doute le terme trop figé ou trop susceptible
d’être interpréter de manière figée et de générer ainsi d’insupportables « ritournelles ».
Ensuite, l’autre revendication de Kahn, celle
qui consiste à en appeler au « dire vrai », rejoint aussi les
préoccupations des identitaires : le fatras idéologico-médiatique dominant,
que Kahn nommera ultérieurement « l’horreur médiatique », est alors
posé comme un tissu de mensonges grossiers, de blabla idéologique inconsistant,
auquel il faut opposer un « parler vrai » que revendiquent aussi les
nouveaux adeptes français de la critique orwellienne des médias et de nos
sociétés médiatisées, regroupés autour du philosophe Jean-Claude Michéa.
Outre
Kahn, dont les idées ou les analyses se diffusent sans nul doute bien au-delà
des cercles de gauche et des lecteurs des hebdomadaires qu’il a animés ou qu’il
anime encore (L’événement du jeudi,
Marianne, etc.). A son corps défendant, elles se répandent aussi dans les
milieux identitaires ; je pense qu’une lecture attentive de quelques
livres du philosophe Pascal Bruckner, dont L’euphorie
perpétuelle (Grasset, 2000), s’avère intéressante, en dépit du fait que
Bruckner ne s’est jamais vraiment aligné sur des thèses anticipant le discours
identitaire : on l’a compté parmi les « nouveaux philosophes »
(au même titre qu’André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkelkraut,
etc.) ; il a soutenu l’action de l’OTAN contre la Serbie, l’intervention
américaine en Irak, la politique de Sarkozy, etc. Pour le Bruckner de L’euphorie perpétuelle toutefois, le
« culte du bonheur », cœur de la pensée festiviste selon Philippe Muray,
est un « nouveau stupéfiant collectif » dans les sociétés
occidentales. Mais l’ensemble des dispositifs mis en place pour imposer ce
« stupéfiant collectif » est finalement très coercitif :
l’hédonisme est obligatoire, est un dogme, et tout ce qui le contrarie, ou est
posé comme « contrariant », est rejeté dans l’opprobre. Tous ceux qui
posent l’hédonisme obligatoire comme un édifice mensonger, recourent au
« dire vrai » qui le dénigre ; par suite, ces critiques,
rappelés à l’ordre par les « chiens de garde du système » (Serge
Halimi), sont marginalisés et diabolisés : la France connait à intervalles
réguliers des chasses aux sorcières hystériques, forme gauloise du macchartysme
qui avait sévi aux Etats-Unis entre le coup de Prague de 1948 et le milieu des
années 50. Or cet hédonisme obligatoire est une idéologie « figeante »,
fausse parce que toute rigidité forcée évacue l’incontournable tragique qui
fait la toile de fond du monde, l’Hintergrund
de la Weltlichkeit : il n’est
pas idoine à servir de ciment pour une véritable société, pour une vraie Cité,
conviviale et « fonctionnante », cet hédonisme n’étant que
« rideau de fumée » pour les « belles âmes » irresponsables.
De même, Bruckner, dans Misère de la
prospérité (Grasset, 2002), démontrait que l’économie était passée du
statut de science aride à celui d’une religiosité froide mais absolument intolérante,
dont on ne peut plus mettre les dogmes en doute. Le discours des économistes
néolibéraux est effectivement intangible de nos jours, personne n’est autorisé
à le critiquer sauf certains altermondialistes établis qui partagent, avec les
têtes d’œuf néolibérales, le culte de l’économie, considérée, par eux comme par
leurs adversaires officiels et apparents, comme le seul moteur de l’histoire. Donc
double critique du « bonheurisme » et de l’économisme chez Bruckner,
comme on les trouvait aussi chez un Guillaume Faye, dans les rangs de la ND,
surtout à la fin des années 70.
Si Kahn
et Bruckner ne sont certes pas des auteurs cités et officiellement appréciés
par les identitaires, qui ne les mentionnent guère sur leurs blogs, Hervé
Juvin, en revanche, est plus abondamment évoqué, suite à ses derniers livres et
à quelques entretiens parus dans le quotidien Le Figaro. Il ne vient cependant d’aucune officine classée à tort
ou à raison à « droite » de l’échiquier politique français. Il a toutefois
publié de nombreux articles sur le site « fr.novopress.info », animé
par des identitaires, virtuoses dans l’art de manier le multimédia pour assurer
ce que Jean-Yves Le Gallou appelle la « bataille de la ré-information »
ou organiser un « pôle de rétivité », comme le voulait Foucault mais
sous d’autres signes. En lisant l’ouvrage majeur d’Hervé Juvin sur les
questions qualifiables d’ « identitaires », on se rappelle les thèses
de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) sur les ethnies, les « ethnies
premières » (dont il faut préserver la spécificité pour assurer le
caractère pluriel de l’humanité), thèses consignées notamment dans Tristes Tropiques, ouvrage
autobiographique et plaidoyer pour un ethnopluralisme sainement compris, garant
d’un humanisme véritable qui ne saurait s’identifier à l’arasement moderniste
qu’impose la civilisation libérale à tous les peuples du monde.
De même,
si la marque de Levi-Strauss est évidente chez Juvin, celle d’un autre ethnologue
français, Robert Jaulin (1928-1996), est plus perceptible encore : en
effet, pour Jaulin, l’Occident a imposé une « paix blanche » aux
« ethnies premières », qui, de ce fait, sont toutes condamnées à la
disparition dans le contexte actuel, disparition qui est également le prélude
de la disparition programmée des peuples de la sphère occidentale, jugés comme
des archaïsmes anthropologiques, animés par des invariances qui bloquent
l’avènement du tout-économique. L’Occident n’est dès lors pas une civilisation,
voire LA civilisation, comme il le
prétend, mais un vecteur pernicieux de « décivilisation », dans la
mesure où il se gargarise de discours universalistes, ennemis de la diversité
humaine et, par là même, toujours selon Juvin, « criminels et araseurs ».
L’anti-occidentalisme de la ND repose sur cette féroce critique jaulinienne de
la « paix blanche », même si cette ND n’a cité Jaulin qu’une seule
fois lors de l’un de ses colloques annuels, par la voix de Pierre Bérard, un
exposant très fin de cette mouvance, beaucoup plus fin que ses habituelles
figures de proue. Juvin articule sa démonstration critique dans La grande séparation (Gallimard, 2013)
en évoquant justement deux types de « séparation » : les petites
séparations nécessaires, où les peuples, les ethnies, les Etats se donnent des
valeurs invariantes bien précises et délimitées, pour se démarquer des autres
et pour promouvoir une façon originale et inaliénable d’être hommes (au
pluriel !). Ces « petites séparations » sont nécessaires à la
survie de l’humanité toute entière car elles offrent -aux regards (pluriel !) et aux
réflexions de tous les hommes inclus dans toutes ces entités séparées qui
constituent l’humanité (au sens véritable et donc pluriel du terme), - des modes originaux d’être et de survivre qui
peuvent inspirer les autres ; leur disparition appauvrit le genre humain
qui, homogénéisé, dispose de moins de stratégies concrètes et observables pour
survivre en cas de catastrophes inattendues. Face aux « petites
séparations » nécessaires, accumulées au cours de l’histoire, la
« décivilisation » occidentale organise la « grande
séparation » qui vise à détacher l’humain (toutes les expressions de
l’humain sans exception aucune) du donné naturel et de toutes les productions
culturelles particulières et vernaculaires : d’où, en France, les charges
continues de Bernard-Henri Lévy contre les racines (assimilées à une résurgence
du « nazisme », en dépit du fait qu’une antinazie notoire comme
Simone Weil avait prononcé à Londres entre 1940 et 1943 un vigoureux plaidoyer
pour l’enracinement), l’hostilité à toutes les formes de populisme qui écornent
la sacralisation du néolibéralisme, les réactions hystériques à l’endroit des
manifestations de 2014 pour le maintien de la famille traditionnelle et contre
l’enseignement des théories du genre, etc. L’opposition binaire, qui se dessine
à l’horizon, est ici clairement perceptible : d’une part, il y a ceux qui
veulent se maintenir dans une « petite séparation » héritée, puis la
consolider et en faire les assises d’une Cité nouvelle, et, d’autre part, ceux
qui veulent se débarrasser de tout héritage et même détruire les assises
bio-ontologiques de l’homme.
En
résumé, la mouvance identitaire, à l’intérieur ou à l’extérieur du « Bloc
identitaire » qui en est l’institution visible, ancre dans un espace
idéologique que l’on situe à « droite » et même à l’« extrême-droite »
du champ politique français, plusieurs thématiques qui, au départ, sont nées
chez des intellectuels classés à gauche :
- La mouvance identitaire s’oppose
donc à tout retour des « grands récits » idéologiques, analysés par
Lyotard dans la perspective d’une certaine « postmodernité », qui
aurait voulu, avec Armin Mohler, substituer à ces récits nés des Lumières une
série de récits différents nés des « autres Lumières », notamment
celles de la tradition allemande de Herder ; cette hostilité aux
« grands récits » est dérivée de l’option dite de « troisième
voie », entre communisme et capitalisme, empruntée par certaines figures
historiques du mouvement identitaire dans les années 80, dans le sillon creusé
par Jean-Gilles Malliarakis ; cette option de « troisième voie »
renoue aussi avec l’ensemble bigarré des « non-conformismes des années
30 » (même dans leur hostilité au fascisme, jugé trop
« étatique », et au nazisme, jugé trop « totalitaire »).
- Elle estime que les
« coupures radicales », préconisées par les progressismes issus des
Lumières, sont des dérapages navrants qui font basculer les sociétés dans
l’inhumain, les transforment en « dissociétés » (concept forgé par
Marcel De Corte).
- Elle veut retrouver des
« invariances spécifiques », observables et dans l’histoire d’un
peuple et dans ses mœurs contemporaines mais, pour elle, ces
« invariances » sont temporellement plus profondes et davantage
qualifiables d’« essentielles », par l’immuabilité que les
identitaires leur prêtent, que celles articulées dans la démonstration de Kahn.
- Elle veut réenclencher une
« continuité évolutive » sur base de telles « invariances »
car, dans sa perspective, elle perçoit un blocage mortifère dans la société
française contemporaine. Pour les identitaires, ce blocage a beaucoup de causes
mais la cause principale en est évidemment l’immigration de masse, et
l’islamisation des banlieues qui en résulte. Immigrés et musulmans raisonnent
sur base d’autres « invariances », a priori parfaitement respectables,
s’inscrivent dans d’autres « continuités ». La juxtaposition de
diverses continuités bloque toutes les continuités et, parfois, les
« invariances » sociales des uns et des autres se télescopent
violemment : habitudes alimentaires (les identitaires défendent la gastronomie
française qui use abondamment de la viande porcine), rôle de la femme dans la
société, codes vestimentaires, etc. Résultat final, aucune
« continuité » ne peut se déployer à fond, engendrant des lots de
frustration dangereux sur le long terme. La radicalisation salafiste s’explique
notamment par cette frustration. Pour les identitaires, la présence
d’invariances non européennes disloque les dispositifs vitaux de l’humanité
européenne, reposant sur des invariances spécifiques à l’homo europaeus. Tout comme pour le militant salafiste novice, les
« invariances » européennes, confondues avec les idéologèmes
occidentaux que rejettent aussi les identitaires, sont des freins à la pratique
sereine de son islamité.
- La mouvance identitaire perçoit
la culture médiatique, qui formate les esprits selon des méthodes perverses
déjà dénoncées par Orwell, comme un gigantesque mensonge surplombant nos
sociétés. Elle critique les discours médiatiques, depuis une position marginale
et contestatrice. Elle n’est pas seule dans ce combat, le groupe
« Polemia » animé par Jean-Yves Le Gallou est sur la même longueur
d’onde : pour ce groupe, comme pour les identitaires et toutes les autres
forces contestatrices de l’homogénéisation en France, l’information médiatique relève
de la « dés-information », anomalie et scandale qu’il faut contrer
par un combat permanent pour la « ré-information », afin de contrer
les effet de ce que Kahn appelle la « philosophie du mensonge ».
- La mouvance identitaire, comme
d’autres forces contestatrices dans la France d’aujourd’hui, entend recourir au
« parler vrai » ou « dire vrai », soit à un langage
idéologique et politique qui soit le contraire du « politiquement
correct » ou qui le contourne habilement, le mettant face à ses
contradictions ou à ses rigidités. Cela pourrait impliquer ce que j’appelle un
« retour à la France rabelaisienne », comme le préconisait le grand
spécialiste russe de la littérature française du 16ème siècle,
Mikhail Bakhtine. Pour ce philologue russe, le peuple (dépositaire de la
légitimité en toute bonne logique socialiste soviétique, du moins
officiellement) use de la « langue de la place du marché » pour
stigmatiser les errements des élites défaillantes. Les gauches françaises
contemporaines, au pouvoir, en alternance avec des droites qui ont intériorisé
les « invariances » des discours de la gauche culturelle,
représentent ces élites défaillantes qui parlent de socialisme, de convivialité
sociale, qui la promettent, et ne plongent la population que dans les misères
engendrées par un néolibéralisme outrancier qui détricote non seulement l’Etat
social mais aussi, désormais en alliance avec le gendérisme, les linéaments
fondamentaux des mœurs populaires voire les assises mêmes de l’ontologie biologique
humaine. Pour railler ces errements de la pseudo-élite cafouilleuse, il faut
tout à la fois un « parler vrai » moqueur et persiflant, celui de la
satire et de l’ironie, et un « dire vrai » dérivé de la brave
« common decency » défendue par Orwell et son disciple Michéa, face à
l’arrogance des politiciens établis et des intellectuels orgueilleux.
- La mouvance identitaire a aussi
des côtés sombres, pessimistes, atrabilaires qui surgissent immanquablement
devant le spectacle de l’« euphorie perpétuelle » (Bruckner) ou du
« festivisme » (Muray) : ce spectacle fâche et dégoûte dans la
mesure où, comme je viens de le dire, il évacue le tragique, refuse de penser
la logique du pire (Clément Rosset) et nie de ce fait les fondements mêmes du
réel, incite à l’irresponsabilité et est, par voie de conséquence, la pensée
d’un peuple « ilotisé » par un hegemon
qui ne veut pas de challengeurs.
- La mouvance identitaire perçoit
dès lors les peuples d’Europe, en butte aux avatars d’une idéologie
« politiquement correcte » et aux phénomènes migratoires
afro-asiatiques et à leurs effets dont l’islamisation qui conteste des
« invariances » de la culture européenne (et de la gastronomie
française), comme étant comparables aux « ethnies premières »
menacées par la « paix blanche ». Aux « tristes tropiques »
risquent de succéder les « tristes zones tempérées ». Elle veut dès
lors affirmer tout ce qui fait la spécificité française en France, allemande en
Allemagne, etc. sans que ces spécificités gauloises ou germaniques n’aient à
céder devant d’autres spécificités importées. D’où l’intérêt pour les racines
culturelles de l’Europe, moins présentes à niveau académique ou semi-académique
dans les productions des identitaires que dans celles de la ND. La continuité
de demain doit donc, aux yeux des identitaires, demeurer sur les mêmes rails
qu’autrefois sans modifications dues à des facteurs exogènes.
- La mouvance identitaire, pour
parler le langage de Juvin, s’active pour annoncer, préparer et instaurer une
« petite séparation », après la faillite annoncée de la phase
frénétique de la « grande séparation », voulue par les élites
défaillantes se réclamant des lumières occidentales. Depuis la crise de
l’automne 2008, cette faillite semble inéluctable.
Le discours
de la mouvance identitaire est certes classé à « droite » voire à
l’« extrême-droite » du paysage intellectuel français. Elle est
toutefois tributaire, inconsciemment, d’idéologèmes et de thématiques nées dans
les cerveaux d’une l’intelligentsia qui s’est toujours située à gauche, depuis
l’âge d’or du « sartrisme ». Ce qui doit nous conduire à analyser
tout discours idéologique, quelle que soit sa provenance, ou son étiquetage,
comme expression d’un discours diffus qui ne connaît pas les cloisonnements et
les fermetures que posent les esprits simplistes. Les idées, quand elles sont
substantielles, se diffusent dans tous les esprits, comme un gaz subtil dans un
espace ouvert, même si ces esprits ne les ont pas directement lues. Cette
diffusion fait fi des cloisonnements, des clôtures, que dressent les détenteurs
de tout pouvoir artificiel, de tout pouvoir incapable de se mouler sur les
changements naturels en cours en utilisant à bon escient les invariances
culturelles que Kahn appelait les invariances spécifiques. Dans cette
perspective, la mouvance identitaire est une sorte d’opposition
extra-parlementaire, comparable à cette APO (Ausserparlementarische
Opposition), patronnée par le leader révolutionnaire et soixante-huitard
allemand, Rudi Dutschke, figure emblématique de l’extrême-gauche allemande des
années 60 et 70. Cette comparaison est d’autant plus intéressante à faire que
bon nombre de compagnons de Dutschke se retrouvent aujourd’hui non pas dans une
gauche répétitive, enfermée dans ses slogans, mais en marge du mouvement
néo-conservateur ou national-conservateur ou néo-droitiste en Allemagne (on
songe notamment à l’ancien révolutionnaire devenu « schmittien »,
Günter Maschke, ou à d’autres, contestataires d’inspiration « situationniste »
jadis, devenus aujourd’hui compagnons de route d’un certain conservatisme
contestataire faute d’être encore « révolutionnaire »).
* * *
La ND,
elle, a certainement véhiculé des idées similaires à celles de la mouvance
identitaire, au cours de cette dernière décennie, mais, au départ de son
itinéraire intellectuel, la question de l’identité n’était pas directement
posée. Du moins, elle ne l’était pas dans la même perspective puisque
l’immigration de masse n’avait pas encore réellement commencé et que la
mondialisation ne battait pas en brèche les mœurs traditionnelles de la France.
La ND nait pendant l’effervescence de 1968 et en marge de celle-ci. Elle
connaît ses premières années dans une France qui quitte le système mental
gaullien, hyperpolitique, citoyen, personnaliste, national et engagé
(Malraux !), pour entrer, avec les ères pompidolienne et giscardienne,
dans l’âge quiet et trivial de la consommation de masse, comme le reste de
l’Europe ou à la suite de certaines sociétés européennes plus cossues. Elle
entend, au départ, développer un discours assez aseptisé pour gommer ses
origines révolutionnaires et nationalistes (Europe Action, etc.) et amorcer discrètement
un travail métapolitique, fait de réflexions, de fondations de clubs et d’entrisme
dans les cercles existants, qu’ils soient politiques, culturels ou autres. Son
identité revendiquée tout au début de sa trajectoire est
« occidentale » ou « européenne », les deux termes étant
encore confondus à l’époque dans le langage quotidien (à la suite de Giorgio
Locchi, Guillaume Faye fera, vers le milieu des années 70, la distinction entre
l’Europe, dont il se revendique au nom d’une impérialité post-romaine, et un
Occident américanisé, qu’il perçoit comme un facteur insidieux de déclin). La
ND, autour de l’association GRECE, entend dépasser les discours surannés des
droites françaises, jugés inadéquats face aux mutations du gaullisme (devenu
une option de « tierce voie » sur l’échiquier politique international
encore déterminé par le duopole de Yalta et timidement challengé par les
non-alignés de la Conférence de Bandoung de 1955).
Le
régionalisme, forme très vernaculaire de revendication identitaire locale,
n’apparaît pas tout de suite dans le discours initial de la ND sauf si l’on
veut bien tenir compte d’un fait, très rarement mis en exergue : Louis
Pauwels (1920-1997), devenu en 1978 directeur du Figaro Magazine après avoir dirigé les pages culturelles du
quotidien Le Figaro, met le pied à
l’étrier de la ND en bombardant Alain de Benoist responsable de la rubrique
« Idées » de son journal. Or Pauwels avait été l’animateur de la
revue et des réseaux Planète entre
1961 et 1971. La revue, originale, au graphisme séduisant, abordait des thèmes
que l’on n’aborderait plus aujourd’hui : elle a indubitablement connu un
succès international notoire, en étant traduite en une douzaine de langues, en
ayant déployé un réseau dans tout l’Hexagone et développé des contacts
internationaux. Le « mouvement Planète » organisait des rencontres
culturelles, des dîners-débats, des conférences, des forums et des séminaires
estivaux. Les animateurs du GRECE (et donc de la ND) espéraient faire
rapidement pareil, selon un mode d’organisation similaire (unités régionales,
cercles culturels, universités d’été). Quelques thèmes du « mouvement
Planète » s’infiltrent dans la ND encore balbutiante dont les thèses
biologisantes d’Henri Laborit, le recours à des sciences nouvelles (ou des
gnoses nouvelles plus ou moins scientistes comme la Gnose dite de Princeton),
etc.
Parmi ces thèmes, nous trouvons celui d’un régionalisme nouveau, théorisé
par les militants occitans regroupés autour de Robert Lafont (1923-2009).
Lafont évoquait l’idée de régions périphériques victimes de la
« colonisation intérieure » ou d’un « colonialisme
intérieur », des régions historiques, avec leurs particularités
linguistiques ou dialectales, à qui on niait le droit au développement endogène
au bénéfice de régions jugées plus importantes au sein de l’Etat détenteur de
la souveraineté. Lafont campait son combat à gauche. Mais il existait aussi une
tradition régionaliste de droite (notamment en Bretagne) ou
nationaliste-révolutionnaire. Ici également les idéologèmes de droite et de
gauche vont se mélanger : des Bretons adopteront le révolutionisme
régionaliste de gauche de Lafont ; d’autres opteront pour un ancrage
communautaire traditionnel de droite pour les Occitans. Ailleurs, dans le cadre
d’un institut basé à Nice, le penseur fédéraliste, personnaliste et proudhonien
Alexandre Marc (1904-2000) plaide pour l’émergence d’un « fédéralisme
européen », c’est-à-dire pour une réorganisation du continent européen sur
base des régions. Fidèle aux idéaux non-conformistes des personnalistes
chrétiens des années 30, Alexandre Marc accueille toutefois dans sa maison
d’édition le travail du Breton Yann Fouéré, dont les options autonomistes
premières (avant-guerre) étaient plutôt classables à « droite » mais
qui s’affineront au contact d’un celtisme irlandais ou gallois où la fusion
d’idéologèmes de droite et de gauche est plus concentrée, plus difficilement
détricotable. Au sein de la ND, Jean Mabire, militant normand, introduira la
notion de « patrie charnelle » chère à l’écrivain Saint-Loup. Nous
aboutissons ainsi à un cocktail complexe dont le dénominateur commun est une
contestation de l’ordre établi, posé comme abstrait, au nom des réalités
charnelles, concrètes, ancrées dans le temps et l’espace. La ND et tous ses
avatars -jusqu’à la revue Krisis
d’Alain de Benoist, qui a pour objectif premier de jeter des passerelles entre
les gauches et les droites, et au mouvement « charnel » Terre &
Peuple de Pierre Vial- retiendront, la
première le personnalisme régionaliste de Marc, les seconds l’idée de
« patrie charnelle » de Mabire et Saint-Loup. C’est sur la base de
cette option fédéraliste plutôt que centraliste que la ND finira par développer
un discours sur ce que Kahn, dans son propre camp et dans une optique certes
différente, appellera des « invariances », dont le politique doit
tenir compte, tout en développant un « dire vrai » qui met à mal
l’édifice du mensonge érigé par les dogmatismes coercitifs.
Que dites-vous à ceux qui, dans les universités et les médias, disent
que la « mouvance identitaire » est une manifestation d'extrémisme ?
La
mouvance identitaire ne se perçoit pas comme « extrémiste » mais
comme l’expression d’un « juste milieu », du bon sens populaire, du
« common sense » ou de la « common decency », face à une
panoplie agressive d’extrémismes que sont, pêle-mêle, le gendérisme (avec les
facéties et les outrances des « femens »), le radicalisme islamiste,
les dérapages ultra-bellicistes des néoconservateurs américains (et de leurs
alliés européens), les « nouveaux philosophes » français
(Bernard-Henri Lévy), les tenants du « politiquement correct »,
parfois les néolibéraux outranciers, etc. La lecture de La grande séparation d’Hervé Juvin est intéressante ici :
l’auteur déplore les dérapages des idéologies prônant la « grande
séparation » entre les hommes et le donné naturel, d’une part, entre les
hommes et leurs créations politiques et culturelles spécifiques, d’autre part.
Il décrète ensuite ces idéologies criminelles parce qu’elles éradiquent
cruellement la diversité humaine, créant ainsi les conditions d’une implosion
générale de l’espèce humaine. La modernité, pour Juvin, n’est pas la
civilisation mais, au contraire, l’histoire de la perte de la civilisation, une
perte planifié au nom d’une volonté frénétique de vouloir tout réduire au même,
de détruire ce qui diffère (et existe en opérant une « petite
séparation »). Le monothéisme du progrès, écrit-il dans sa conclusion (p.
366), est une idéologie qui s’attaque à l’essence même de la civilisation,
« qui, elle, veut laisser intacte la splendeur du monde tel qu’il
est », dans son foisonnement de diversités, d’espèces, de modes d’être.
Juvin appelle alors à l’éclosion d’une nouvelle démarche civilisatrice qui aura
pour tâche première d’effacer du monde les manifestations de cette idéologie
moderniste et progressiste, au nom du salut même de l’humanité toute entière.
« Est horreur », écrit-il (p. 367) « ce qui incite à changer le
monde » ; « est insoutenable » la réduction de la planète
et des hommes à leur utilité » ; « est criminel tout ce qui fait
entrer » les peuples « dans l’ordre du développement » (c’est-à-dire
de la modernisation outrancière et forcée). L’ennemi des espèces humaines
culturellement et politiquement profilées de mille et une façons est
désigné : c’est l’ensemble des dispositifs modernisateurs, dénoncées aussi
par Heidegger et par Foucault (à la suite de Nietzsche) : il faut, écrit
Juvin (p. 370) faire travail de deuil vis-à-vis de ce fatras malveillant qui se
donne des allures de droit (on perçoit dans bon nombre de pages du livre un
« antijuridisme » de bon aloi qui rappelle certaines critiques de
Foucault). Le projet est dès lors de « faire renaître la diversité
collective » (p. 372), non pas en revenant à ce qui a hélas définitivement
disparu mais par un pari, un choix, une volonté, une volonté constructive, que
je comparerai à l’archéofuturisme de Guillaume Faye, qui sera le recommencement
qui sauve (de l’étouffoir imposé par les extrémistes araseurs de la modernité).
Et ce recommencement (heideggerien) débute par une « autre grande
séparation », celle qui doit nous débarrasser, nous faire oublier,
l’histoire politique moderne et annonce « les retrouvailles avec
l’histoire naturelle de l’homme », par le truchement d’un
« polythéisme joyeux » (p. 374).
L’extrémisme
est donc le fait des vecteurs politiques de la modernité et, ensuite, de ceux
qui se présentent comme les antimodernes emblématiques, les salafistes. Ceux-ci
sont des produits de la modernité : ils véhiculent des simplismes qui sont
tout bonnement l’inversion des simplismes modernistes. Ils disposent d’un
principe araseur quasi identique : si les modernistes veulent faire table rase
du passé, les salafistes, eux, manient le concept de « djalliliyah »,
selon lequel tout ce qui a précédé la révélation coranique est entaché
d’imperfection et voué à disparaître, par la violence s’il le faut. La démarche
identitaire s’autoperçoit donc comme un antidote aux extrémismes qui dominent
aujourd’hui la planète.
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