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Quelles règles géopolitiques ont joué dans le conflit du Kosovo?
Intervention de Robert Steuckers au Colloque de " Synergon-Deutschland
", 24-25 avril 1999 & à la Conférence sur la Guerre en Yougoslavie
de la " Lega Nord ", Milan, 6 mai 1999.
Avec
le déclenchement du conflit en Yougoslavie, le 25 mars 1999, toute
géopolitique européenne, russe, euro-russe, eurasienne ou germano-russe
(peu importe désormais les adjectifs!), doit :
Premièrement : être une réponse au projet de Zbigniew Brzezinski, esquissé dans son livre The Grand Chessboard.
Deuxièmement
: organiser une riposte à la stratégie pratique et réelle qui découle
de la lecture par les états-majors de ces thèses de Brzezinski. Cette
stratégie s’appelle " New Silk Road Land Bridge Project ", comme vient
de le rappeler Michael Wiesberg dans l’éditorial de Junge Freiheit, la
semaine dernière. Le Projet " New Silk Road Land Bridge " (= Pont
Terrestre sur le Nouvelle Route de la Soie) repose cependant sur des
réflexions géopolitiques et géostratégiques très anciennes. Elle est une
réactualisation de la stratégie du “containment” appliquée pen-dant la
guerre froide. Le “containment” dérive des théories géopolitiques
1.
d’Homer Lea, dont Jean-Jacques Langendorf, expert militaire suisse, a
réédité le maître-ouvrage en allemand au début des années 80. Dans The
Day of the Saxons, Lea fixait la stratégie britannique du “containment”
de l’Empire russe, du Bosphore à l’Indus. Lea expliquait que les Russes
ne pouvaient pas s’emparer des Dardanelles ou les contrôler
indirectement (on se souvient de la Guerre de Crimée et des clauses très
dures imposées à l’Empire russe par le Traité de Paris de 1856), qu’ils
ne pouvaient pas franchir le Caucase ni dépasser la ligne
Téhéran-Kaboul.
2.
d’Halford John Mackinder, pour qui les puissances maritimes, dont
l’Angleterre, devaient contrôler les " rimlands ", pour que ceux-ci ne
tombent pas sous l’hégémonie du " heartland ", des puissances du milieu,
des puissances continentales. La dynamique de l’histoire russe, plus
précisément de la Principauté de Moscovie, est centripète, dans la
mesure où la capitale russe est idéalement située : au départ de Moscou,
on peut aisément contrôler le cours de tous les fleuves russes, comme,
au dé-part de Paris, on peut aisément contrôler tous les fleuves
français et les régions qu’ils baignent. Moscou et Paris exercent une
attraction sur leur périphérie grâce à la configuration hydrographique
du pays qu’elles contrôlent.
La dynamique centrifuge de l’histoire allemande
Au
contraire, la dynamique de l’histoire allemande est centrifuge parce
que les bassins fluviaux qui innervent le territoire germanique sont
parallèles les uns aux autres et ne permettent pas une dynamique
centripète comme en Russie d’Europe et en France. Un pays dont les
fleuves sont parallèles ne peut être aisément centralisé. Les bassins
fluviaux restent bien séparés les uns des autres, ce qui sépare
également les populations qui se fixent dans les zones très oecuméniques
que sont les vallées.
L’unification politique des pays à fleuves
parallèles est très difficile. Face à cet inconvénient du territoire
allemand, plus spécialement de la plaine nord-européenne de l’Yser au
Niémen et, plus particulièrement encore, au territoire du Royaume de
Prusse (du Rhin à la Vistule), l’économiste Friedrich List préconisera
la construction de chemins de fer et le creusement de canaux d’une
vallée parallèle à l’autre, de façon à les désenclaver les unes par
rapport aux autres.
Outre
l’Allemagne (et la Prusse), d’autres régions du monde connaissent ce
parallélisme problématique des fleuves et des vallées.
1.
La Belgique, dont la configuration hydrographique consiste en une
juxtaposition des bassins de l’Yser, de l’Escaut et de la Meuse, avec un
quasi parallélisme de leurs affluents (pour l’Escaut : la Lys, la
Dendre ; puis la Senne, la Dyle et le De-mer), connaît en petit ce que
la grande plaine nord-européenne connaît en grand. Au début de
l’histoire de la Belgique indépendante, le Roi Léopold I a fait appel à
List, qui lui a conseillé une politique de chemin de fer et le
creusement de canaux permettant de relier les bassins de l’Escaut et de
la Meuse, puis de la Meuse et du Rhin, en connexion avec le système
allemand. De ce projet, discuté très tôt entre Léopold I et F. List,
sont nés le Canal Albert en 1928 seulement (d’Anvers à Liège) et le
Canal du Centre (reliant la Haine, affluent de l’Escaut, à la Sambre,
principal affluent de la Meuse). Ensuite, autre épine dorsale du système
politico-économique belge, le Canal ABC (Anvers-Bruxelles-Charleroi).
L’unité belge, pourtant très contestée politiquement, doit sa survie à
ce système de canaux. Sans eux, les habitants de ces multiples
microrégions flamandes ou wallonnes, auraient continué à s’ignorer et
n’auraient jamais vu ni compris l’utilité d’une certaine forme d’unité
politique. L’idée belge est vivace à Charleroi parce qu’elle repose,
consciemment ou inconsciemment, sur le Canal ABC, lien majeur de la
ville avec le large (les ports de mer de Bruxelles et d’Anvers) (le
Ministre-Président flamand, Luc Van den Brande, confronté récemment à
de jeunes étudiants wallons de Charleroi, dans un débat sur la
confédéralisation des régions de Belgique, a entendu de vibrants
plaidoyers unitaristes, que l’on n’entend plus ailleurs en Wallonie ;
dans leur subconscient, ces jeunes savent ou croient encore que leur
avenir dépend de la fluidité du trafic sur le Canal ABC).
2.
. La Sibérie, comme " Ergänzungsraum " [espace complémentaire] de la
Russie moscovienne, connaît également un parallélisme des grands fleuves
(Ob, Iénisséï, Léna). Si la Russie semble être, par son hydrographie,
une unité géographique et politique inébranlable, en dépit d’un certain
particularisme ukrainien, les immenses prolongements territoriaux de
Sibérie, eux, semblent avoir, sur le plan hydrographique, les mêmes
difficultés que l’Allemagne et la Belgique en plus petit ou en très
petit. Raison pour laquelle le Ministre du Tsar Sergueï Witte, au début
de ce siècle, a réalisé au forceps le Transsibérien, qui alarmait les
Anglais car les armées russes acquéraient, grâce à cette voie
ferroviaire transcontinentale, une mobilité et une vélocité inégalées.
La réalisation du Transsibérien donne l’occasion à Mackinder de formuler
sa géopolitique, qui repose essentiellement sur la dynamique et
l’opposition Terre/Mer. Parce que les voies ferrées et les canaux
donnent aux puissances continen-tales une forte mobilité, comparable à
celle des navires des thalassocraties, Mackinder théorise le
containment, bien avant la guerre froide, au moment où la moindre
mobilité habituelle de la puissance continentale russe cesse d’être
véritablement un handicap.
3.
L’Indochine possède également une configuration hydrographique de type
parallèle (avec le Hong rouge, le Mékong, le Ping, le Yom, le Salween,
l’Irrawaddy). Cette configuration explique la " Kleinstaaterei " de
l’ensemble indochinois, manipulé par les Français à la fin du XIXième
siècle, par les Américains après 1945.
4.
La Chine a aussi des fleuves parallèles, mais elle a pu y pallier en
organisant des liaisons par une navigation côtière bien organisée. Autre
caractéristique de l’hydrographie chinoise : les sources des grands
fleuves se trouvent pour une bonne part sur les hauts plateaux du Tibet,
ce qui explique l’acharnement chinois à conserver ce pays conquis dans
les années 50. Qui contrôle les sources tibétaines des grands fleuves
chinois et indochinois risque à terme de contrôler l’alimentation en eau
de la Chine.
Ce regard jeté sur l’hydrographie démontre surtout que la géopolitique est bien souvent une hydropolitique.
Le projet " New Silk Road Land Bridge "
Revenons
au projet américain de " New Silk Road Land Bridge ". Ce projet vise à
créer une barrière d’Etats et de bases contenant la Russie loin des mers
et de l’Océan Indien. Cette barrière commence à l’Ouest sur
l’Adriatique (avec l’Albanie) et se termine en Chine. Elle relie, comme
la Route de la Soie du temps de Marco Polo, les deux parties les plus
peuplées de la masse continentale eurasienne. En termes militaires,
cette barrière serait constituée de l’Albanie réorganisée par les
partisans de l’UCK, encadrés par des officiers américains et turcs, une
Macédoine où l’on aura sciemment minorisé les Slaves au profit des
Albanais renforcés par les réfugiés du Kosovo, une Turquie comme pièce
centrale de la nouvelle OTAN, l’Azerbaïdjan qui vient de mettre à la
disposition de l’OTAN la plus importante base aérienne de l’ex-Armée
Rouge, l’Ouzbékistan à proximité de la Caspienne qui vient de dénoncer
le pacte qui le liait à la Russie (dans le cadre de la CEI). A ce
dispositif turcocentré, s’ajoutera très vite la Géorgie (qui vient aussi
de se désolidariser du Pacte d’entraide de la CEI), la Tchétchénie qui a
déjà perturbé l’acheminement par oléoduc des pétroles de la Caspienne
en direction du port russe en Mer Noire, Novorossisk. Plus au nord, dans
la région de l’Oural, deux républiques autonomes musulmanes de la
Fédération de Russie, le Tatarstan, le Bachkortostan et, au Sud,
l’Ingouchie (voisine de la Tchétchénie et également musulmane), par la
bouche de leurs présidents respectifs, ont exprimé leurs réticences face
à la solidarité qu’exprimait l’immense majorité des Russes à l’égard
des Serbes dans le combat qui oppose ceux-ci à l’OTAN et aux Kosovars
albanais de l’UCK, manipulés par Washington et Ankara. A l’Est de Moscou
mais à l’Ouest de l’Oural, sur le cours d’un affluent important de la
Volga, la Kama, au sud des régions moins oecuméniques du nord de
l’Oural, se trouvent donc des régions susceptibles d’entrer en rébellion
ouverte contre Moscou, si le pouvoir russe cherche à disloquer la
barrière américano-turque de l’Adriatique aux confins chinois.
Dans
The Grand Chessboard, Zbigniew Brzezinski table clairement sur la
turcophonie d’Asie centrale, appelée à être organisée par Ankara, et,
par ailleurs, évoque la possibilité d’étendre la sphère d’influence
chinoise jusqu’au Kazakhstan, rejoignant ainsi le pôle turcophile et
turcophone s’étendant de Tirana à l’Ouzbékistan. La barrière serait
ainsi soudée, le verrou serait complet. Les Russes de Sibérie et d’Asie
centrale seraient "contenus". La barrière serait consolidée par un appui
inconditionnel à une Turquie de 70 millions d’habitants (et bientôt 100
millions !). Ankara recevrait des armes et un équipement technologique
de pointe. Les Etats-Unis donneraient ainsi aux Turcs l’accès à des
satellites de télécommunications, leur permettant d’inonder l’Asie
centrale turcophone d’émissions de télévision orientées. Des fondations
apparemment " neutres " offrent d’ores et déjà des bourses d’étude à des
étudiants turcophones d’Asie centrale pour étudier à Istanbul et à
Ankara. Washington ferme les yeux sur le génocide que subissent les
Kurdes, non turcophones et locuteurs d’une langue indoeuropéenne proche
du persan. Les Kurdes pourraient disloquer le verrou en proclamant leur
indépendance et en s’alliant aux autres indoeuropéophones de la région :
les Arméniens, orthodoxes et alliés traditionnels des Russes, ennemis
jurés de la Turquie depuis le génocide de 1916, et l’Iran, adversaire
des Etats-Unis et alliés potentiels de Moscou.
Carte musulmane obligatoire pour la Russie
Cette
carte musulmane jouée par les Etats-Unis jette le désarroi à Moscou.
Evguenii Primakov sait désormais qu’il doit trouver une parade mais sans
brusquer les 20 millions de musulmans de la Fédération de Russie et les
ressortissants des ex-républiques musulmanes et turcophones de l’URSS,
constituant l’ " étranger proche ". La Russie est contrainte de forger à
son tour un projet cohérent pour les peuples turcophones, sous peine de
bétonner définitivement son propre encerclement, mis en oeuvre par les
Américains. C’est ce qui explique, notamment, l’intérêt que porte notre
ami Alexandre Douguine à l’Islam, en tant que force traditionaliste que
l’on pourrait opposer à l’Ouest. Douguine fonde sa théorie de l’Islam
sur l’oeuvre de deux auteurs : Constantin Leontiev et René Guénon.
Constantin Leontiev voulait au XIXième siècle une alliance des
Orthodoxes et des Musulmans contre l’Ouest (catholique, protestant et
libéral). Leontiev s’opposait au soutien russe apporté aux petits
peuples slaves des Balkans, parce que ceux-ci, disait-il, étaient animés
par des idéologies émancipatrices et libérales, téléguidées depuis
Vienne, Paris et Londres. Leontiev s’opposait ainsi au théoricien du
nationalisme serbe Ilia Garasanin (Garachanine), qui liait l’orthodoxie
balkanique à une revendication anti-ottomane et émancipatrice des
communautés paysannes slaves. Garasanin demandait l’aide russe, mais ne
souhaitait pas introduire l’autocratisme dans les Balkans. A ce titre,
il apparaissait comme subversif pour les traditionalistes, dont
Leontiev. La référence à Guénon, qui s’est converti à l’Islam et retiré
au Caire, participe essentiellement, chez Douguine, d’une critique
générale du " règne de la quantité ". Diverses instances en Russie
cherchent donc à justifier et à consolider intellectuellement une
politique d’ouverture à l’Islam qui puisse faire pièce à celle que
déploient les Etats-Unis autour de la turcophonie centre-asiatique.
Hydropolitique carolingienne
En
Europe, en prenant pied dans les Balkans (en Albanie, au Kosovo et en
Macédoine) et en frappant Belgrade et Novi Sad sur le Danube, les
Etats-Unis tentent de barrer la nouvelle grande voie d’eau qui traverse
l’Europe, de l’embouchure du Rhin à Rotterdam en passant par le Main, le
nouveau canal Main-Danube et le cours du Danube lui-même jusqu’à
Constantza en Roumanie. Cette volonté d’entretenir une liaison fluviale à
travers le continent est très ancienne. Déjà Charlemagne avait eu ce
projet, à l’aube de l’histoire européenne occidentale. On oublie très
souvent que les Carolingiens raisonnaient en termes d’hydropolitique.
Charlemagne, doté d’une solide santé physique, s’est rendu compte des
difficultés géographiques et physiques à centraliser son empire. Pour
maintenir l’édifice en place, il a été obligé, pendant toute sa vie, de
voyager sans cesse d’un château palatin à l’autre. Les missi dominici
ont pris le relais, transmettant les consignes à travers tout l’empire.
Les seules voies de communication permanentes et faciles à l’époque
étaient les fleuves. Les Francs, par exemple, pour s’emparer de ce qui
allait devenir l’Ile-de-France et en faire le centre de leur puissance
politique, ont descendu le cours de l’Oise sur des radeaux. Seuls les
fleuves permettaient d’acheminer d’énormes quantités de marchandises
dans des temps raisonnables. Pour ceux qui ne perçoivent pas
l’importance des fleuves après la disparition des routes romaines, le
partage de l’empire à Verdun en 843, entre les trois petits-fils de
Charlemagne, apparaît absurde. Pourtant, ce partage est d’une logique
limpide pour qui raisonne en termes d’hydropolitique. Charles le Chauve,
roi de la Francie occidentale (qui deviendra la France), reçoit les
bassins de la Somme, de la Seine, de la Loire et de la Garonne.
Lothaire, empereur, reçoit la Lotharingie, de la Frise au Latium, ce qui
apparaît illogique voire aberrant, sauf si l’on regarde bien la carte
hydrographique : Lothaire reçoit les bassins du Rhin (avec la Moselle),
de la Meuse, du Rhône (avec la Saône et le Doubs) et du Pô. Louis le
Germanique, avec la Francie orientale (qui deviendra l’Allemagne) reçoit
en héritage la dualité allemande qui repose, physiquement parlant, sur
la dualité de la configuration hydrographique du pays : il hérite des
fleuves parallèles de la plaine nord-européenne (Ems, Weser, Elbe, Oder)
et, surtout, du Danube qui ouvre d’immenses perspectives en aval.
L’héritage
de Louis le Germanique, qui s’emparera de la Lotharingie, scelle la
dualité de l’histoire allemande, où, plus tard, la Prusse organisera la
grande zone des fleuves parallèles, tandis que l’Autriche prendra en
charge le système danubien. Cet état de choses explique pourquoi les
Allemands se sont immédiatement entendus avec les Hongrois et
qu’ensemble, ils ont guerroyé des siècles durant contre l’Empire ottoman
qui entendait, lui aussi, s’emparer du Danube en en remontant le cours
pour s’emparer de la " Pomme d’Or " (Vienne). Après les premières
tentatives de Frédéric II de Prusse, au XVIIIième siècle, de doter son
royaume d’un bon système de canaux raccourcissant les distances pour les
marchandises à transporter, réalisations qu’il récapitule lui-même dans
son " Testament politique " de 1752, l’économiste du XIXième siècle
Friedrich List élabore des projets pour tous les pays d’Europe et pour
l’Allemagne en particulier. Il demande aux hommes d’Etat d’ " organiser
le Danube " et d’accélérer le creusement du Canal joignant le Main au
Danube. De là vient cette grande idée de relier Rotterdam à Constantza
et la navigation fluviale danubienne au système de la Mer Noire et des
fleuves russes qui s’y jettent. Plus tard, cette idée récurrente dans
les politiques d’aménagement du territoire se retrouve chez le
géopolitologue Walther Pahl, qui signale que la majeure partie des
exportations russes en céréales, en pétrole et en produits sidérurgiques
empruntent les voies et les ports de la Mer Noire pour se répandre dans
le monde. Plus précis, le géopolitologue Arthur Dix, en 1923, quelques
mois après la signature des accords germano-russes de Rapallo, entre
Rathenau et Tchitchérine, dessine une carte montrant la synergie
potentielle entre les systèmes fluviaux russes, allemands et danubiens,
permettant d’organiser l’Europe centrale et orientale, éventuellement
contre les politiques anti-européennes de la France et de l’Angleterre.
Max Klüver, historien con-troversé des prolégomènes de l’affrontement
germano-russe de 1941-45, étudie dans son ouvrage Präventivschlag, les
requêtes successives de Molotov auprès de Ribbentrop dans la période du
pacte germano-soviétique de 39-41, demandant une participation
soviétique dans la gestion du trafic fluvial danubien. Klüver rappelle
que Ribbentrop devait tenir compte de réticences roumaines et hongroises
et d’abord apaiser le conflit qui opposait ces deux petites puissances
danubiennes entre elles. Ce sera l’objet des deux arbitrages de Vienne,
oeuvre diplomatique de Ribbentrop.
La maîtrise du Danube : cauchemar britannique
L’ouverture
d’un trafic transeuropéen via le Danube a toujours été le cauchemar des
Britanniques, depuis 1801.Cette année-là, le Tsar Paul I, allié de
Napoléon, demande à celui-ci d’envoyer des troupes via le Danube et la
Mer Noire, pour amorcer une campagne contre les possessions indiennes de
l’Angleterre en passant par la Perse. Le Danube devait remplacer la
Méditerranée comme voie de communication rapide par eau, parce que
Nelson en avait chassé les Français et anéanti les projets napoléoniens
en Egypte. L’hostilité britannique à tout trafic danubien s’explique :
- Parce que le Danube relativise les voies maritimes méditerranéennes contrôlées par les Britanniques ;
-
En 1942, pendant la seconde guerre mondiale, des journalistes anglais
publient une carte montrant un " Très Grand Reich allemand " centré
autour d’un système " Rhin-Main-Danube ", lui permettant d’exercer son
hégémonie sur l’Ukraine et le Caucase. Pour une certaine opinion à
Londres en 1942, le danger nazi n’est donc pas incarné par une idéologie
totalitaire ou raciste, ou par un dictateur arbitraire aux réactions
imprévisibles, mais par un simple projet d’aménagement du territoire et
des voies fluviales, vieux de mille ans. Comme quoi, selon cette "
logique ", Charlemagne était déjà " nazi " sans le savoir ! Et bien
avant la fondation de la NSDAP ! Aujourd’hui, pour dénoncer le processus
d’unification européen en cours, un géopolitologue français
germanophobe, Paul-Marie Coûteaux, ressort la même carte dans un article
récent de la revue Géopolitique (mars 1999). Coûteaux se situe ainsi
dans la même logique qu’un de ses prédécesseurs, André Chéradame,
géopolitologue durant la première guerre mondiale et architecte oublié
du système de Versailles, notamment pour ce qui concerne ses plans
d’accroissement démesuré de la Roumanie et de la Yougoslavie, et de
destruction de la Hongrie et de la Bulgarie. Chéradame cherchait à
morceler le cours du Danube après Vienne en autant de tronçons nationaux
possibles. Sa géopolitique rencontrait davantage les intérêts anglais
que les intérêts français.
-
Tout accroissement du trafic fluvial danubien limite le monopole des
transports maritimes exercé par les armateurs de la Méditerranée,
généralement britanniques ou financés par la City. Rappelons à ce propos
qu’au moment où Soviétiques et Allemands signent le Traité de Rapallo,
les Américains, par les Accords de Washington de 1922, imposent à la
France et à l’Italie une réduction considérable de leur tonnage, limité à
175.000 tonnes.
Une succession de crises bien préparées
Quelle est la situation actuelle, en tenant compte de tous les facteurs historiques que nous venons de mentionner?
A.
Depuis quelques années, le système Rhin-Main-Danube est devenu une
réalité, vu le percement du Canal Main-Danube sous l’avant-dernier
gouvernement Kohl en Allemagne. Notons que la postérité reconnaîtra
forcément le mérite de Kohl, d’avoir réalisé après 1100 ans d’attente un
projet de Charlemagne. Mais, inévitablement, en connaissant l’hostilité
foncière de la Grande-Bretagne à ce projet, on pouvait s’attendre à des
man¦uvres de diversion, dont la guerre contre la Serbie, avec le
bombardement des ponts de Novi Sad et de Belgrade, a constitué un
prétexte en or.
B.
Depuis l’annonce de la fin des travaux du percement du Canal
Main-Danube, bon nombre de voies de communication dans le système
euro-russe du Danube, de la Mer Noire et de la Caspienne subissent des
crises violentes, provoquant des instabilités de longue durée, avec
1.
le conflit de la Tchétchénie, où un oléoduc important acheminant le
pétrole de la Caspienne vers un terminal russe sur la Mer Noire, a été
bloqué par les troubles qui ont affecté cette république ethnique de la
Fédération de Russie.
2.
Une intensification observable des liens entre la Turquie, fermement
appuyée par les Etats-Unis, et les ex-républiques soviétiques
turcophones, qui quitte l’orbite de la CEI et donc de la Russie.
3.
Un conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour l’enclave arménienne
du Nagorno-Karabach, où l’Arménie, sans accès à la mer, est coincée
entre son adversaire et l’allié de celui-ci, la Turquie.
4.
Un chaos permanent dans les Balkans, surtout depuis la crise bosniaque
et la démonisation médiatique de la Serbie, décrite comme une sorte de
croquemitaine politique en Europe.
5.
L’échec d’un plan complémentaire, du temps de Kohl et de Mitterrand,
visant à joindre le Rhin au Rhône et donc le système Rhin-Main-Danube au
bassin occidental de la Méditerranée ; ce projet " carolingien " a été
torpillé par l’aile pro-socialiste du parti des Verts en France,
orchestrée par une certaine Madame Voynet, aujourd’hui ministre dans le
gouvernement Jospin.
6.
La crise financière qui secoue l’Extrême-Orient et affaiblit ainsi des
alliés potentiels de la Russie et de l’Europe.
7. L’arrestation du
leader kurde Öcalan, quelques semaines avant le déclenchement des
opérations de l’OTAN, afin que le mouvement de résistance kurde soit
neutralisé et ne puisse organiser de diversion contre les opérations
américano-turques dans les Balkans, avec l'appui militaire de leurs
mercenaires et de leurs vassaux européens.
8.
Le bombardement des ponts sur le Danube en Serbie et en Voïvodine,
coupant la voie fluviale la plus importante d’Europe et annulant
l’effort financier qu’avait consenti le gouvernement allemand du temps
de Kohl pour réaliser le canal Main-Danube. Les frappes contre ces ponts
sont des frappes contre l’Europe et, plus spécialement, contre
l’Autriche, dont le commerce extérieur a connu un boom spectaculaire
depuis la chute du Rideau de fer et l’indépendance de la Slovénie et de
la Croatie, et contre l’Allemagne. Ainsi, selon un article du Washington
Times, un armateur allemand de Passau en Bavière risque la ruine de son
entreprise parce que le Danube n’est plus navigable au-delà de Belgrade
; de même, un armateur autrichien, disposant d’une flotte plus
considérable, a vu 60 de ses embarcations bloquées à l’Est de la
frontière yougoslave. La Bulgarie et la Roumanie sont isolées et coupées
du reste de l’Europe. Ces pays sont contraints d’accepter les
conditions de l’OTAN et de mettre leurs espaces aériens à la
disposition de l’alliance.
9.
Fin mars, début avril 1999, trois républiques de la CEI, la Géorgie,
l’Azerbaïdjan et l’Ouzbékistan déclarent se désolidariser du pacte de
défense collective qui les liait à la Russie. Ce qui conduit à
l’encerclement complet de l’Arménie, enclavée entre trois pays ennemis,
avec pour seule issue l’Iran. Les oléoducs passeront donc par la Turquie
pour aboutir au terminal de Ceyhan sur la côte méditerranéenne, se
soustrayant de la sorte à la dynamique Danube/Mer Noire.
De
cette façon, le " Pont terrestre " (Land Bridge) sur la nouvelle Route
de la Soie devient une réalité géopolitique, au dé-tri-ment de l’Europe
et de la Russie.
Une riposte est-elle encore possible ?
Quelle
stratégie opposer à ce gigantesque verrou qui coupe l’Europe et la
Russie de leurs principales sources d’approvisionnement énergétique ? Il
a été un moment question de forger une nouvelle alliance entre la
Russie et :
1) La Serbie
2) La Macédoine, à condition qu’elle reste majoritairement slave et orthodoxe ;
3)
La Grèce, qui se détacherait de l’OTAN pour manifester sa solidarité
avec les autres puissances orthodoxes, mais se verrait coincée entre une
Albanie surarmée et appuyée par les Etats-Unis et une Turquie qui n’a
jamais cessé de la menacer en Mer Ionienne.
4)
Chypre, qui serait libérée des Turcs qui occupent sa portion
septentrionale, et deviendrait une base de missiles de la marine russe.
On doit rappeler ici l’enjeu important que constitue cette île,
véritable porte-avions dans la Méditerranée orientale. Chypre se situe à
200 km des côtes syriennes et libanaises, à 500 km des côtes
égyptiennes. Elle est passée sous domination britannique en 1878 et
quasiment annexée en 1914, année où les Cypriotes ont pu acquérir des
passeports britanniques. Ce n’est qu’en 1936 que l’armée, la marine et
l’aviation britanniques transforment cette île en forteresse, au même
moment où les Italiens font de Rhodes, qu’ils possèdent à l’époque, une
forteresse et une base aérienne. Rhodes se situe à 400 km à l’Ouest de
Chypre et également à 500 km des côtes égyptiennes, à hauteur
d’Alexandrie. En 1974, la Turquie occupe le Nord de l’île et y constitue
une république fantoche qu’elle est la seule à reconnaître. L’an passé,
de graves incidents ont opposé des manifestants grecs à des policiers
de l’Etat fantoche turc de l’île. Un manifestant grec a été abattu
froidement par cette police, devant les caméras du monde entier, sans
que cela ne suscite d’indignation médiatique ni d’intervention militaire
occidentale.
5)
La Syrie, dont les fleuves, le Tigre et l’Euphrate, sont asséchés par
la politique des barrages turcs, installés en Anatolie du temps d’Özal.
Seule la Syrie ne peut résister à la Turquie ; au sein d’une alliance
avec la Russie (et si possible, avec l’Europe), elle serait à nouveau en
mesure de faire valoir ses droits.
6) Le Kurdistan, de manière à dégager l’Arménie de son enclavement et, si possible, de lui donner un accès à la Mer Noire ;
7) L’Irak, qui serait le prolongement mésopotamien de cette alliance et une ouverture sur le Golfe Persique.
8) L’Iran qui échapperait aux sanctions américaines (mais on apprend que l’Iran soutient les positions de l’OTAN au Kosovo!)
9)
L’Inde, dont le gouvernement nationaliste vient de tomber à la date du
samedi 17 avril 1999, alors qu’il avait déployé une politique de défense
et d’armement indépendante, pourrait donner corps à cette alliance
planétaire, visant à encercler le " Land Bridge " entre l’Europe et la
Russie au Nord, et une chaîne de puissances du "rimland" au Sud.
10)
L’Indonésie et le Japon, puissances extrême-orientales affaiblies par
la crise financière qui les a frappées l’an passé. L’alliance éventuelle
du Japon et de l’Indonésie, avec le Japon finançant la consolidation de
la marine de guerre indienne (notamment les porte-avions), afin de
protéger la route du pétrole du Golfe au Japon. Cette alliance avait
inquiété les géopolitologues américain et australien Friedmann et
Lebard, il y a quelques années (cf. The Coming War with Japan, St.
Martin’s Press, New York, 1991). Dans son éditorial du Courrier
International (n°441, 15/21 avril 1999), Alexandre Adler, dont les
positions sont très souvent occidentalistes, craint les hommes
politiques japonais hostiles aux Etats-Unis. Il cite notamment Shintaro
Ishihara, devenu gouverneur de Tokyo. Il écrit : " Si un Japon
nationaliste et communautaire décide de devenir le banquier de la Russie
néonationaliste, nous aurons encore beaucoup à réfléchir sur les effets
à long terme de la crise serbe que nous vivons pour l’instant avec
autant d’intensité".
Le
flanc extrême-oriental de cette alliance potentielle s’opposerait au
tandem Chine-Pakistan, soudé à l’ensemble albano-turco-centre-asiatique.
Deux stratégies face à la Chine
Dans
ce contexte, nous devons réfléchir sur l’ambiguïté de la position
chinoise. Brzezinski veut utiliser la Chine dans la constitution du
barrage anti-européen et anti-russe ; il cherche à en faire l’élément le
plus solide du flanc oriental de cette barrière, de ce " Land Bridge "
sur la Route de la Soie, dont l’aboutissement “on le sait depuis Marco
Polo” est le " Céleste Empire ". Une alliance sino-pakistanaise
tiendrait ainsi en échec l’Inde, allié potentiel du Japon dans l’Océan
Indien. D’autres observateurs américains, au contraire, voient en la
Chine un adversaire potentiel des Etats-Unis, qui pourrait devenir
autarcique et développer une économie fermée, inaccessible aux
productions américaines, ou se transformer en " hegemon " en Indochine
et en Mer de Chine. C’est pourquoi on reproche régulièrement à la Chine
de ne pas respecter les droits de l’homme. A ce reproche la Chine répond
qu’elle entend généraliser une pratique des droits de l’homme " à la
carte ", chaque civilisation étant libre de les interpréter et de les
appliquer selon des critères qui lui sont propres et qui dérivent de ses
héritages religieux, philosophiques, mythologiques, etc. Les Etats-Unis
développent donc vis-à-vis de la Chine deux concepts stratégiques :
a) Ils veulent " contenir " la Chine avec l’aide du Japon et de l’Indonésie, voire du Vietnam.
b)
ou bien ils veulent l’arrimer à la barrière anti-russe, favoriser son
influence dans le Kazakhstan et renforcer l’alliance anti-indienne qui
la lie au Pakistan (l’optique américaine est tout à la fois
anti-européenne sur le Danube et dans les Balkans ; anti-russe dans les
Balkans, en Mer Noire, dans le Caucase et en Asie centrale turcophone ;
anti-indienne dans d’Himalaya et dans l’Océan Indien ; en toute logique
les diplomaties européennes, russes et indiennes devraient faire bloc et
afficher une politique globale du grand refus).
c)
Reste la question irrésolue du Tibet. Si la Chine accepte le rôle que
lui assignent les disciples de Brzezinski, l’Europe, la Russie et l’Inde
doivent donner leur plein appui au Tibet, prolongement himalayen de la
puissance indienne. Le Tibet offre l’avantage de pouvoir contrôler les
sources de tous les grands fleuves chinois et indochinois ainsi que les
réserves d’eau du massif himalayen, vu que l’eau devient de plus en plus
un enjeu capital dans les confrontations entre les Etats (cf. Jacques
Sironneau, L’eau, nouvel enjeu stratégique mondial, Economica, Paris,
1996). La Chine tient à garder une mainmise absolue sur le Tibet pour
ces motifs d’hydropolitique.
Trois pistes à suivre impérativement
En
conclusion, ce tour d’horizon des questions stratégiques actuelles nous
montre l’absence tragique de l’Europe sur l’échiquier de la planète.
Politiquement et géopolitiquement, l’Europe est morte. Ses assemblées ne
discutent plus que des problèmes impolitiques. Aucune école de
géopolitique connue n’a pignon sur rue en Europe. Que reste-t-il à faire
dans une situation aussi triste ?
A.
Développer une politique turque européenne, qui rejette tout retour de
la Turquie dans les Balkans, terre d’Europe, mais, au contraire,
favorise une orientation des potentialités turques vers le Proche-Orient
et la Mésopotamie, en synergie avec les puissances arabo-musulmanes de
la région. La Turquie ne doit plus être instrumentalisée contre l’Europe
et contre la Russie. Elle doit permettre l’accès aux flottes
européennes et russe à la Méditerranée via les Dardanelles. Elle doit
cesser de pratiquer la désastreuse politique d’assécher la Syrie et
l’Irak qu’avait amorcée Özal, en dressant des barrages haut en aval du
cours de l’Euphrate et du Tigre. Elle doit renouer avec l’esprit qui
l’animait au temps du grand projet de chemin de fer Berlin-Bagdad (autre
hantise de l’Empire britannique).
B.
Généraliser une politique écologique et énergétique qui dégage l’Europe
de la dépendance du pétrole. C’est le contrôle des sources du pétrole
au Koweit, à Mossoul, dans le Caucase et le pourtour de la Mer Caspienne
qui induit les Etats-Unis à développer des stratégies de containment.
Un désengagement vis-à-vis du pétrole doit forcément nous conduire à
adopter des énergies plus propres, comme l'énergie solaire et l'énergie
éolienne. Ces énergies seraient dans un premier temps un complément,
dans un deuxième temps, un moyen pour réduire la dépendance. De Gaulle
avait compris que la diversification des sources d’énergies était
favorable à l’indépendance nationale. Sous De Gaulle, de nouvelles
techniques ont été mises en oeuvre, comme les usines marémotrices de la
Rance, l’énergie solaire dans les Pyrénées, une politique de
construction de barrages dans tout le pays et le pari sur l’énergie
nucléaire (qui n’est plus une alternative absolue depuis la catastrophe
de Tchernobyl). L’objectif de toute politique réelle est d’assurer
l’indépendance alimentaire et l’indépendance énergétique, nous
enseignait déjà Aristote.
C.
Vu que la supériorité militaire américaine dérive, depuis le Golfe et
la guerre contre la Yougoslavie, d’une bonne maîtrise des satellites
d’information, il est évident qu’une coopération spatiale plus étroite
entre l’Europe et la Russie s’impose, de façon à offrir à terme une
alternative aux monopoles américains dans le domaine de l’information
(médias, internet, etc.). Il est évident aussi que l’utilisation
militaire des satellites s’avère impérative, tant pour les Européens que
pour les Russes. La minorisation de l’Europe vient de son absence de
l’espace.
Robert STEUCKERS, Forest/Cologne, 24 avril 1999.
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