Route des épices et conquête du Pacifique
Robert Steuckers
Recension : Carlos Canales y Miguel del Rey, Naves negras – La Ruta de las especias, EDAF (http://www.edaf.net – edaf@edaf.net ), Madrid, 2015.
La
collection historique EDAF, publiée en Espagne, est remarquable à plus
d’un titre. Elle se focalise essentiellement sur l’histoire militaire
espagnole depuis les Celtibères. Le dernier volume paru est consacré
tout à la fois à la recherche tâtonnante et épique des meilleures routes
pour obtenir les épices si convoitées, quand l’Europe était bloquée en
Méditerranée par le verrou ottoman, installé surtout depuis la conquête
de Constantinople en 1453. L’Europe, acculée par la pression turque,
risquait d’étouffer, dos à l’Atlantique alors res nullius,
et se trouvait donc devant une nécessité impérieuse : renouer
commercialement avec les Indes et la Chine, alors principales créatrices
de richesses, soit en faisant sauter le verrou ottoman (opération
impossible à l’époque), soit en contournant l’Afrique (le projet
portugais), soit en dégageant la Volga de l’étau des Tatars islamisés
(l’option russe), soit en voguant vers la Chine par l’Ouest (le projet
de Colomb). Ce sont les deux projets ibériques qui obtiendront le plus
retentissant succès, bien que les efforts russes en direction de la
Caspienne n’aient pas été vains. Les Portugais et les Espagnols
contourneront l’Afrique en direction de l’Océan Indien prenant ainsi les
Ottomans à revers qui riposteront en conquérant le Levant, la
Mésopotamie et l’Egypte.
Colomb,
en voulant aller au Cathay (Chine) et aux Indes des épices par les
voies maritimes de l’Ouest atlantique, croyait à la véracité des calculs
faux d’un géographe et cartographe italien, Toscanelli, qui, en 1474,
avait dessiné une carte où l’île de « Cippangu », soit le Japon, se
trouvait à hauteur du Mexique et le Cathay au large de la Californie.
Toscanelli, inspiré par Eratosthène, imaginait que la Terre avait une
circonférence de 29.000 km, alors que le chiffre exact est de 40.000 km.
Entre les côtes portugaises et l’hypothétique emplacement de Cippangu,
il n’y avait donc pas une distance maritime facilement franchissable
mais d’abord la colossale barrière d’un Nouveau monde américain,
s’étendant de l’Arctique à l’Antarctique, et, derrière elle, une immense
« Mer du Sud », l’Océan Pacifique. L’ouvrage très documenté et
richement illustré de nos deux auteurs raconte l’histoire héroïque de la
conquête du Pacifique par les forces ibériques, à commencer par la
recherche d’un passage à travers l’immense barrière américaine lors de
l’expédition de Magellan.
Cette
expédition inaugure la conquête du Pacifique, gigantesque espace
maritime, que n’avaient même pas deviné les plus méticuleux des
cartographes prédécesseurs de Mercator, dont la maîtrise, on le verra,
assure la domination mondiale. En s’installant aux Philippines, les
Espagnols tiennent en échec les marins chinois et japonais et deviennent
les premiers Européens à dominer cet immense espace maritime qui leur
sera successivement contesté par les puissances protestantes (Hollande
et Angleterre) puis par les Etats-Unis qui les évinceront suite à la
guerre de 1898, où l’Espagne perd les derniers de ses atouts impériaux.
Cet effondrement provoque la fameuse crise politique et culturelle de
1898 qui force l’Espagne à se penser autrement qu’en l’instrument d’une
impérialité voulue par la divine providence. L’Allemagne prend
brièvement son relais dans le Pacifique, au nom de l’ancienne fraternité
impériale du temps de Charles-Quint, et s’installe aux Mariannes,
dominant provisoirement le Pacifique sans pour autant y déployer une
volonté géopolitique suffisante. Quand le géopolitologue Karl Haushofer
rencontre Lord Kitchener aux Indes, alors qu’il faisait route vers le
Japon pour y assumer les fonctions d’attaché militaire allemand, leur
conversation, amicale, tourne autour de la maîtrise du Pacifique :
Kitchener semblait privilégier une entente anglo-allemande dans cette
région maritime. Il ne souhaitait ni une présence américaine accentuée
(au-delà des Philippines) ni une conquête japonaise, en dépit de
l’alliance anglo-japonaise contre la Russie en 1904-1905. Pour
Kitchener, l’éviction des puissances européennes hors de cet espace
maritime sonnerait le glas de la prééminence européenne dans le monde.
Le vieux général britannique a été prophète, tout en se mettant en
porte-à-faux par rapport aux options impérialistes anglaises
habituelles. Le Japon déclarera la guerre à l’Allemagne en 1914 pour
pouvoir s’emparer, à peu de frais, des Mariannes et des bases chinoises
de la marine du Kaiser. Cet élargissement de son assiette géopolitique
dans le Pacifique lui vaudra l’inimitié implacable des Etats-Unis qui, à
l’occasion de la seconde guerre mondiale, s’empareront à leur tour des
Mariannes, ex-espagnoles, ex-allemandes, ex-japonaises, scellant de la
sorte leur pouvoir dans la « Grande Mer du Sud », fortement consolidé
par leur présence au beau milieu de l’Océan Indien, à Diego Garcia, île
minuscule transformée en une formidable base aéronavale à partir de
laquelle les Américains sont capables de frapper tous les littoraux et
arrière-pays de l’Océan Indien ou de la « Zone des moussons », de
l’Afrique du Sud à la péninsule arabique, de l’Inde à Singapour et de
Singapour à l’Ouest de l’Australie. C’est à partir de Diego Garcia que
les bombardiers américains ont frappé l’Afghanistan dès l’automne 2001.
Demain, ce sera au départ de cette même base qu’ils pourront, le cas
échéant, frapper les îles ou atolls conquis ou fabriqués par la Chine
dans la Mer de Chine du Sud. Avec leurs maîtrise du Pacifique et leur
domination de l’Océan Indien au départ de la petite île de Diego Garcia,
les Etats-Unis peuvent prétendre être une puissance globale, la
première puissance globale de la planète, dont la prééminence est
toutefois contestée aujourd’hui par des forces politiques
sud-américaines, russes, indiennes, persanes et chinoises.
Lord
Kitchener et Karl Haushofer, qui deviendra bien vite un grand
spécialiste du Pacifique, avaient raison : la maîtrise de la « Grande
Mer du Sud » est la clef de la puissance globale qu’exercent aujourd’hui
les Etats-Unis. Cette puissance, initialement, a été espagnole et
habsbourgeoise, seule synthèse légitime à nos yeux (l’Angleterre et la
France n’ont aucune légitimité traditionnelle en Europe : elles
représentent toutes deux des forces obscures et malsaines, issues de la
forfaiture anti-templière de Philippe le Bel, des platitudes morales de
Louis XI ou de la piraterie utilisée par Elisabeth I). Il faut sans
cesse rappeler que cette synthèse du 16ème siècle de Charles
Quint est celle qui unit les légitimités bourguignonne (Marie, fille de
Charles), habsbourgeoise (Maximilien, fils de Frédéric III), castillane
et aragonaise (Ferdinand et Isabelle), celle que l’historien catholique
belge Luc Hommel nommait la « Grande Alliance », celle en laquelle
voulait nous ancrer un autre historien oublié, Drion du Chapois. C’était
le seul projet européen valable, qui aurait pu sauver l’unité de notre
civilisation, empêcher préventivement que nous ne tombions dans les
abjections actuelles : il a été contrecarré par toutes les voyoucraties
incapables d’avoir une vision synthétique et longue-termiste de
l’histoire et du destin européen.
L’ouvrage
de Canales et del Rey a été rédigé sur le ton épique, mettant l’accent
sur le caractère résolument aventureux des expéditions espagnoles et
portugaises en Extrême-Orient, où deux éthiques guerrières se sont
affrontées : celle du chevalier (le caballero)
et celle du samourai. Les conflits entre Espagnols, d’une part, et
seigneurs de la guerre chinois (comme le célèbre Li Ma Hong) ou
Indonésiens musulmans se succédaient pour la maîtrise des ports
littoraux, de Taiwan, des Philippines, des Moluques (où le Sultan de
Ternate a essayé d’expulser les Ibériques des « épiceries ») ou de
Malacca (où le Sultan d’Aceh harcelait les Portugais). Le gouvernement
portugais de Goa, face à ces assauts continus, voulait capituler, se
replier sur les seules Indes et abandonner les comptoirs indonésiens et
pacifiques. Le Roi Sébastien, qui mourra les armes à la main au Maroc en
1578, envoie un capitaine exceptionnel, pétri des idéaux de la vieille
chevalerie, Luis de Ataide, Comte d’Atouguia et Marquis de Santarem.
Celui-ci déclare : « Je veux tout conserver et, moi vivant, nos ennemis
ne gagneront pas un pouce de terrain ». La mort héroïque de Sébastien et
de la fine fleur de la chevalerie portugaise sur le champ de bataille
marocain d’Alcazarquivir en 1578 plongera l’empire lusitanien dans le
chaos, avant que l’on ne se décide à donner la couronne du Portugal à
Philippe II d’Espagne en 1580. Le contrôle effectif des possessions
portugaises se fera à partir de Manille, pourtant assiégée par la
piraterie chinoise et japonaise, par les éléments musulmans de
l’archipel philippin et par les Moluquois.
L’ouvrage
de nos deux auteurs nous révèle également une quantité d’informations
aujourd’hui oubliées en Europe sur le Japon et la Chine des 16ème et 17ème
siècles. Les activités d’un commerçant armé japonais Luzon Sukezaemon,
hostile à toute présence ibérique dans le Pacifique, montrent déjà les
lignes de force de la future expansion japonaise après l’ère Meiji :
Sukezaemon, en effet, a cherché, y compris avec l’aide du chef chinois
Li Ma Hong, à maîtriser les Philippines pour assurer son commerce
florissant avec les ports chinois et avec le Cambodge, activités
marchandes qu’il poursuivra après être tombé en disgrâce au Japon. On
peut dire que Sukezaemon est un précurseur inconscient mais pragmatique
de l’idée d’une « sphère de co-prospérité est-asiatique », contrariée
dans son développement endogène par une présence étrangère à l’espace
asiatique et pacifique, qui bouleverse, par sa simple présence, des flux
locaux que les autochtones auraient voulu voir se développer sans cette
immixtion. Déjà, à cette époque, le Japon faisait pression, depuis le
Nord de l’espace pacifique, sur les Philippines devenues espagnoles et
dont les gouverneurs tentaient plutôt de se projeter vers le Sud
indonésien, comme il fera pression sur les Philippines américaines après
1898, tout en visant le pétrole indonésien pour parfaire
l’industrialisation envisagée par l’ère Meiji. Cette menace japonaise du
16ème siècle avait été bien perçue par le vice-roi du
Mexique Martin Enriquez qui a ordonné à l’explorateur Juan de la Isla de
cartographier l’océan jusqu’au 60° degré de latitude nord, soit
jusqu’au Kamtchatka russe d’aujourd’hui, et de dresser un inventaire
aussi complet que possible des populations indigènes et de leurs mœurs.
L’objectif est de tenir en échec un Japon qui a certes pour atout une
chevalerie belliqueuse et héroïque, admirée par les hidalgos castillans
et aragonais, mais pour désavantages une marine peu expérimentée et des
navires mal équipés en artillerie.
D’autres
capitaines, particulièrement audacieux, interviendront au Siam et en
Indochine. Quelques explorateurs découvrirent même l’Australie mais sans
pouvoir exploiter cette découverte : leur expédition a donc été oubliée
et redécouverte par un chercheur australien Lawrence Hargrave en 1909.
Ces aventures extraordinaires seront freinées par deux facteurs : les
querelles entre jésuites portugais et franciscains espagnols dans le
camp catholique, dont les arguments pseudo-théologiques rencontrent
l’incompréhension des Asiatiques ; la concurrence entre Anglais et
Hollandais dans le camp protestant, pour des motifs essentiellement
commerciaux. Les rapports privilégiés entre Japonais et Espagnols,
pourtant promis à un avenir fécond, prendront fin avec l’irruption des
Hollandais dans la région, dès les expéditions de Joris van Spielbergen.
Les Hollandais seront plus tard évincés par les Anglais, sauf, bien
sûr, en Indonésie, dont la conquête totale s’achèvera une grosse
vingtaine d’années après Waterloo, les Pays-Bas unis étant alors libérés
de la menace française. Le 17ème siècle, déplorent nos deux
auteurs, sera une guerre entre Européens en Extrême-Orient, dont
tâcheront de tirer avantage Chinois, Japonais, Javanais, ressortissants
de Bornéo, etc. Les premiers perdants de cette lutte quadrangulaire
furent les Portugais, qui ne bénéficient plus de l’appui espagnol à
partir de 1640, où les deux couronnes se séparent après avoir été unies
pendant soixante ans. Les Anglais maîtriseront les Indes, l’Australie,
la Nouvelle-Zélande et quelques comptoirs épars mais sans jamais se
tailler une présence dans la partie la plus œcuménique de l’espace
pacifique, entre le Japon, les Philippines, l’Indochine, Formose et le
littoral chinois : il faudra attendre le 19ème siècle et les
sales guerres de l’opium pour que la pression anglaise se fasse sentir
lourdement sur les côtes chinoises. L’Espagne gardera les Philippines
envers et contre tout jusqu’en 1898. L’aventure commencée avec les
navires que les Japonais nommaient les kurofune,
les « navires noirs » prenait alors fin, réduisant à néant les efforts
héroïques de soldats, de marchands, de vice-rois, de gouverneurs, de
religieux et de marins qui s’étaient déployés dans les pires difficultés
depuis le début du 16ème siècle, depuis la mort au combat de Magellan aux Philippines.
Enfin,
dernière remarque, l’épopée que retracent Canales et del Rey, est
tellement époustouflante qu’on a peine à croire qu’elle ait été effacée
des mémoires et qu’aucune agence cinématographique
européenne ne se soit emparée de ces souvenirs magnifiques pour
produire quantité de films passionnants afin d’éclipser définitivement
ces navrantes historiettes de cow-boys, de gangs new-yorkais ou de
gangsters de Chicago et les navets américains. Il faut aussi se
rappeler, dans ce contexte, que l’Espagne est la première victime du
système propagandiste occidental (franco-anglais) visant à répandre des
« légendes noires ». Ses œuvres, pourtant cardinales pour l’histoire de
l’humanité, doivent dès lors impérativement être « oubliées » comme on
tente aussi d’effacer la geste russe dans le Pacifique (nous y
reviendrons) ou toutes les gestes allemandes ou autrichiennes de
l’histoire européenne.
Robert Steuckers,
Madrid, juillet 2015.
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