Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1990
Robert STEUCKERS
Quelle philosophie politique de l'écologie?
Attention! Cet article a été rédigé en 1990, il y a un quart de siècle!
Les bons scores des Verts français à la suite des dernières campagnes électorales dans l'Hexagone, la persistance des Grünen
ouest-allemands et les sondages favorables aux listes écologistes en
Belgique pour les prochaines élections (12% à Bruxelles!) obligent tous
les militants politiques, de quelque horizon qu'ils soient, à développer
un discours écologique cohérent. En effet, pour la décennie qui vient,
pour les premières décennies du XXIième siècle, se dessine une nouvelle
bipolarité entre, d'une part, les nationaux-identitaires, animés par une
forte conscience historique, et, d'autre part, les Verts, soucieux de
préserver le plus harmonieusement possible le cadre de vie de nos
peuples. Cette bipolarisation est appelée à refouler graduellement dans
la marginalité les anciennes polarisations entre partisans du
laissez-faire libéral et partisans de l'Etat-Providence. C'est en tout
cas ce qu'observe un professeur américain, Peter Drucker (1), dont la
voix exprime des positions quasi officielles. Toutes les formes de
libéralisme, malgré le sursaut tapageur des années Reagan, sont appelées
à disparaître en ne laissant que les traces de leurs ravages moraux et
sociaux; en effet, les impératifs de l'heure sont des impératifs
globaux de préservation: préserver une conscience historique et
préserver un cadre de vie concret contre les fantasmes de la «table
rase» et contre le messianisme qui promet, avec un sourire vulgairement
commercial, des lendemains qui chantent. Ces impératifs exigent des
mobilisations collectives; dès lors, beaucoup de réflexes ne seront plus
de mise, notamment l'engouement dissolvant pour l'individualisme
méthodologique, propre du libéralisme, avec sa sainte horreur des
obligations collectives structurantes qui, elles, parient sur le très
long terme et ne veulent pas se laisser distraire par les séductions de
l'instant (le «présentisme» des sociologues).
Le
libéralisme politique et économique a engendré la mentalité marchande.
C'est un fait. Même si d'aucuns, dans des clubs agités par une hayekite
aigüe, croient pouvoir prouver que les choses auraient pu tourner
autrement. On connaît le bon mot: avec des "si", on met Paris en
bouteille. L'histoire est là qui montre l'involution lente mais sûre du
libéralisme théorique d'Adam Smith à la déliquescence sociale totale
que l'on observe chez les hooligans de Manchester ou de Liverpool, chez
les consommateurs de crack du Bronx ou dans la déchéance ensoleillée et
sidaïque de San Francisco. Le fantasme libéral de la perfectibilité
infinie (2), qu'on lira à l'état pur chez un Condorcet, a induit les
peuples à foncer bille en tête vers les promesses les plus fumeuses,
dans une quête forcenée de plaisirs éphémères, de petits paradis
d'inaction et de démobilisation. La jouissance hédoniste de l'instant
est ainsi devenue le telos
(le but) des masses, tandis que les gagneurs, plus puritains, tablaient
sur la rentabilité immédiate de leurs investissements. Jouissance et
rentabilité immédiates impliquent deux victimes: l'histoire (le temps),
qui est oubliée et refoulée, et l'environnement (l'espace), qui est
négligé et saccagé, alors que ce sont deux catégories incontournables
dans toute société solidement assise, deux catégories qui résistent pied
à pied aux fantasmes du «tout est possible - tout est permis» et qu'il
sera toujours impossible de faire disparaître totalement.
Ce
résultat navrant du libéralisme pratique, de cette vision du monde
mécanique (qui a le simplisme extrême des mécaniques) et de ces
suppléments d'âme moralisants (participant d'une morale
auto-justificatrice, d'une morale-masque qui cache l'envie intempérante
de tout avoir et tout maîtriser), nous force à adopter
1) une philosophie qui tienne compte du long terme, tout en préservant
a) les ressources de la mémoire historique, laquelle est un réceptacle de réponses acquises et concrètes aux défis du monde, et
b)
les potentialités de l'environnement, portion d'espace à maintenir en
bon état de fonctionnement pour les générations futures;
2)
une pratique politique qui exclut les discours moralisants et
manipulateurs, discours gratuits et a fortiori désincarnés, blabla
phatique qui distrait et endort les énergies vitales.
Enfin,
l'état du monde actuel et la bipolarisation en train de s'installer
nous obligent à déployer une stratégie précise qui empêchera 1) les
rescapés du bourgeoisisme libéral d'investir le camp des «identitaires
historicisés» et 2) les rescapés de l'égalitarisme caricatural des
vieilles gauches, vectrices de ressentiments, d'investir le camp des
«identitaires éco-conscients». Cette stratégie peut paraître
présomptueuse: comment, concrètement, réaliser un double travail de ce
type et, surtout, comment affermir une stratégie en apparence aussi
détachée des combats quotidiens, aussi régalienne parce que non
partisane et non manichéenne, aussi réconciliatrice de contraires
apparemment irréconciliables? Les traditions gramsciennes et la
métapolitique nous ont enseigné une chose: ne pas craindre les théories
(surtout celles qui visent la coincidentia oppositorum),
être attentif aux mouvements d'idées, même les plus anodins, être
patient et garder à l'esprit qu'une idée nouvelle peut mettre dix,
vingt, trente ans ou plus pour trouver une traduction dans la vie
quotidienne. Organiser une phalange inflexible d'individus
hyper-conscients, c'est la seule recette pour pouvoir offrir à son
peuple, pour le long terme, un corpus cohérent qui servira de base à un
droit nouveau et une constitution nouvelle, débarrassée des scories d'un
passé récent (250 ans), où se sont multipliés fantasmes et anomalies.
Une
société de pensée a pour mission d'explorer minutieusement
bibliothèques et corpus doctrinaux, œuvres des philosophes et des
sociologues, enquêtes des historiens, pour forger, en bout de course,
une idéologie cohérente, souple, prête à être comprise par de larges
strates de la population et à s'inscrire dans la pratique politique
quotidienne. Les idéologies qui nous ont dominés et nous dominent encore
dérivent toutes d'une matrice idéologique mécaniciste, idéaliste,
moralisante. Le libéralisme dérive des philosophies mécanicistes du
XVIIIième siècle et de l'idéalisme moralisant et hédoniste des
utilitaristes anglais. Ce bricolage idéologique libéral ne laissait
aucune place à l'exploration féconde du passé: dans sa méthodologie,
aucune place n'était laissée au comparatisme historicisant, soit à la
volonté de se référer à la geste passée de son peuple pour apprendre à
faire face aux défis du présent, à la mémoire en tant que ciment des
communautés (où, dans une synergie holiste, éléments économiques,
psychologiques et historiques s'imbriquent étroitement), si bien qu'un
Jacques Bude (3) a pu démontrer que le libéralisme était un
obscurantisme, hostile à toute investigation sociologique, à toute
investigation des agrégats sociaux (considérés comme des préjugés sans
valeur).
Par
ailleurs, la philosophie linéaire de l'histoire que s'est annexée le
libéralisme dans sa volonté de parfaire infiniment l'homme et la
société, a conduit à une exploitation illimitée et irréfléchie des
ressources de la planète. Pratique qui nous a conduit au seuil des
catastrophes que l'on énumerera facilement: pollution de la Sibérie et
de la Mer du Nord, désertification croissante des régions
méditerranéennes, ravage de la forêt amazonienne, développement
anarchique des grandes villes, non recyclage des déchets industriels,
etc.
Le
marxisme a été un socialisme non enraciné, fondé sur les méthodes de
calcul d'une école libérale, l'école anglaise des Malthus et Ricardo. Il
n'a pas davantage que le libéralisme exploré les réflexes hérités des
peuples ni mis des limites à l'exploitation quantitative des ressources
du globe. En bout de course, c'est la faillite des pratiques
mécanicistes de gauche et de droite que l'on constate aujourd'hui, avec,
pour plus bel exemple, les catastrophes écologiques des pays naguère
soumis à la rude férule du «socialisme réel». A ce mécanicisme global,
qui n'est plus philosophiquement défendable depuis près d'un siècle, se
substituera progressivement un organicisme global. Les pratiques
politico-juridiques, l'idéologie dominante des établissements,
notamment en France et en Belgique, sont demeurées ancrées solidement
dans le terreau mécaniciste. L'alternative suggérée par le mouvement
flamand, appuyée par les sociologues de la Politieke Akademie créée par
Victor Leemans à Louvain dans les années 30 (4), a été soit éradiquée
par l'épuration de 1944-51 soit récupérée et anémiée par la
démocratie-chrétienne soit refoulée par une inquisition têtue qui ne
désarme toujours pas. Or cette alternative, et toute autre alternative
viable, doit se déployer au départ d'une conscience solidissime de ses
assises. Ces assises, quelles sont-elles? Question qu'il est légitime de
poser si l'on veut prendre conscience de la généalogie de nos positions
actuelles, tout comme les néo-libéraux avaient exhumé Adam Smith,
Mandeville, Condorcet, Paine, Constant, etc. (5), au moment où ils se
plaçaient sous les feux de la rampe, avec la complaisance béotienne de
la médiacratie de droite. L'archéologie de notre pensée, qui conjugue
conscience historique et conscience écologique, a ses propres chantiers:
1)
Les textes de la fin du XVIIIième siècle, où on lit pour la première
fois des réticences à l'endroit de la mécanicisation/détemporalisation
du monde, portée par des Etats absolutistes/modernistes, conçus comme
des machines entretenues par des horlogers (6). L'idéologie
révolutionnaire reprendra à son compte le mécanicisme
philosophico-politique des absolutismes. L'hystérie des massacres
révolutionnaires, perçue comme résultat négatif du mécanicisme
idéologique, induit les philosophes à re-temporaliser et re-vitaliser
leur vision du politique et de l'Etat. Dans sa Critique de la faculté de juger
(1790), Kant, auparavant exposant des Lumières, opère une volte-face
radicale: les communautés politiques ne sont pas des systèmes
d'engrenages plus ou moins complexes, mais des Naturprodukte
(des produits de nature) animés et mus par une force intérieure,
difficilement cernable par la raison. Le poète Schiller prendra le
relais du Philosophe de Königsberg, popularisant cette nouvelle
attention pour les faits de monde organiques. Dans ce Kant tardif,
l'organicisme que nous défendons prend son envol. Intellectuellement,
certains libéraux, cosmopolites et universalistes qui battent l'estrade
du petit monde parisien depuis quelques années, se revendiquent d'un
Kant d'avant 1790; le philosophe de Königsberg s'était pourtant bien
rendu compte de l'impasse du mécanicisme désincarné... Remarquons, par
ailleurs, qu'un Konrad Lorenz a puisé énormément de ses intuitions dans
l'œuvre de Kant; or, ne l'oublions pas, il pourfend simultanément deux
maux de notre temps, a) l'égalitarisme, stérilisateur des virtualités
innombrables et «différenciantes» des hommes, et b) le quantitativisme,
destructeur de l'écosystème. Notre axe philosophique part de la
volte-face de Kant pour aboutir aux critiques organicistes très
actuelles et pionnières de Konrad Lorenz et, depuis son décès, de
l'épistémologie biologique de ses successeurs (Rupert Riedl, Franz
Wuketits). De cette façon, nous formulons une double réponse aux défis
de notre fin de siècle: 1) la nécessité de replonger dans l'histoire
concrète et charnelle de nos peuples, pour ré-orienter les masses
distraites par l'hédonisme et le narcissisme de la société de
consommation, et 2) la nécessité de prendre les mesures qui s'imposent
pour sauvegarder l'environnement, soit la Terre, la Matrice tellurique
des romantiques et des écolos...
2)
La révolution épistémologique du romantisme constitue, pour nous, la
carrière immense et féconde, où nous puisons les innombrables facettes
de nos démarches, tant dans la perspective identitaire/nationale que
dans la perspective éco-consciente. C'est un ancien professeur à la
faculté des Lettres de Strasbourg, Georges Gusdorf (7), qui, dans son
œuvre colossale, a dévoilé au public francophone les virtualités
multiples du romantisme scientifique. Pour lui, le romantisme, dans sa
version allemande, est mobilisateur des énergies populaires, tandis que
le romantisme français est démobilisateur, individuo-subjectif et
narcissique, comme l'avaient remarqué Maurras, Lasserre et Carl
Schmitt. En Allemagne, le romantisme dégage une vision de l'homme, où
celui-ci est nécessairement incarné dans un peuple et dans une terre,
vision qu'il baptise, à la suite de Carus (8), anthropocosmomorphisme.
Gusdorf souligne l'importance capitale du Totalorganizismus
de Steffens, Carus, Ritter et Oken. L'homme y est imbriqué dans le
cosmos et il s'agit de restaurer sa sensibilité cosmique, oblitérée par
l'intellectualisme stérile du XVIIIième. Nos corps sont des membres de
la Terre. Ils sont indissociables de celle-ci. Or, comme il y a priorité
ontologique du tout sur les parties, la Terre, en tant que socle et
matrice, doit recevoir notre respect. Philosophie et biosophie (le mot
est du philosophe suisse Troxler) se confondent. Le retour de la pensée à
cet anthropocosmomorphisme, à ce nouveau plongeon dans un essentiel
concret et tellurique, doit s'accompagner d'une révolution métapolitique
et d'une offensive politique qui épurera le droit et les pratiques
juridiques, politiques et administratives de toutes les scories
stérilisantes qu'ont laissées derrière elles les idéologies schématiques
du mécanicisme du XVIIIième.
3) Dans le sillage de la révolution conservatrice, le frère d'Ernst Jünger, Friedrich Georg Jünger (1898-1977), publie Die Perfektion der Technik
(1939-1946), une sévère critique des mécanicismes de la philosophie
occidentale depuis Descartes. En 1970, il fonde avec Max Himmelheber la
revue Scheidewege qui
paraîtra jusqu'en 1982. Cette œuvre constitue, elle aussi, un arsenal
considérable pour critiquer le fantasme occidental du progrès infini et
linéaire et dénoncer ses retombées concrètes, de plus en plus
perceptibles en cette fin de siècle.
4)
Enfin, dans les philosophies post-modernes, critiques à l'égard des
«grands récits» de la modernité idéologique, le fantasme d'un monde
meilleur au bout de l'histoire ou d'une perfectibilité infinie est
définitivement rayé de l'ordre du jour (9).
Dans
la sphère métapolitique, qui n'est pas «sur orbite» mais constitue
l'anti-chambre de la politique, la tâche qui attend cette phalange
inflexible des militants hyper-conscients, dont je viens de parler, est
d'explorer systématiquement les quatre corpus énumérés ci-dessus, afin
de glâner des arguments contre toutes les positions passéistes qui
risqueraient de s'infiltrer dans les deux nouveaux camps politiques en
formation. Traquer les reliquats de libéralisme et les schématisations
d'un intégrisme religieux stupidement agressif —qui relève davantage de la psychiatrie que de la politique—
traquer les idéologèmes désincarnants qui affaiblissent en ultime
instance le mouvement écologique, traquer l'infiltration des réflexes
dérivés de la vulgate jusqu'ici dominante: voilà les tâches à parfaire,
voilà des tâches qui exigent une attention et une mobilisation
constantes. Mais elles ne pourront être parfaites, que si l'on a
réellement intériorisé une autre vision du monde, si l'on est
intellectuellement armé pour être les premiers de demain.
Robert Steuckers,
Bruxelles, 15 août 1990.
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