Arnold Gehlen et l’anthropologie philosophique
INTRODUCTION (2016): Arnold Gehlen (1904-1976) est, avec Max Scheler et Helmut Plessner, l’un des représentants majeurs de l’anthropologie philosophique apparue dans les années vingt en Allemagne. L’homme est pour lui une créature dont la culture est la seule nature. Être imparfait (Mängelwesen), il compense sa déficience biologique par l’invention de la technique et des institutions. Libéré ainsi des sollicitations immédiates des besoins et des pulsions, il peut prévoir et planifier. Après avoir cédé à la tentation du national-socialisme pendant les années trente, Gehlen est devenu après 1945 un représentant du conservatisme technocratique et un critique avisé de la société moderne. Ses thèses ont nourri la réflexion de Jürgen Habermas, Hans Blumenberg, Ernst Tugendhat et Theodor W. Adorno. Quand les pollutions, le dérèglement climatique etc. menacent l’avenir de l’humanité, mais quand aussi s’exprime partout le souci de sa préservation, alors il est temps de découvrir l’anthropologie d’Arnold Gehlen.
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Arnold Gehlen et l’anthropologie philosophique
Rédigé
en 1979 et en 1980, le texte de cette conférence sur Arnold Gehlen
mérite toujours d’être lu, malgré les années qui ont passé. En effet,
parmi les éditeurs francophones, seules les Presses Universitaires de
France ont estimé utile de publier ses Travaux d’anthropologie sociale.
Livre indispensable, incontournable mais auquel il manque tout le
contexte de l’œuvre. Puisse notre article y remédier, de façon fort
simple et didactique.
***
Depuis
longtemps déjà, notre courant de pensée se penche sur la nécessité de
tracer les grandes lignes d’une anthropologie pour le XXe voire le XXIe
siècle. Au seuil de cet exposé, il me semble bon de définir, avant
toute chose, le terme “anthropologie”. L’anthropologie consiste en
l’étude scientifique de l’homme ; cependant, il faut distinguer : 1)
l’anthropologie culturelle ; 2) l’anthropologie biologique ; 3)
l’anthropologie philosophique.
L’anthropologie
culturelle s’attache à partir des sciences sociales (sociologie,
économie, etc.), à étudier les phénomènes culturels humains, autrement
dit, les variations de comportement observables à partir d’une même base
génétique. Ainsi, l’anthropologie culturelle, étudiant une même race,
peut expliquer des variations de comportement dues au milieu social. Par
exemple, une étude d’anthropologie culturelle comparée de la société
viking et de la Scandinavie moderne montre, pour une même race, des
variations dans l’idéologie, dans l’éthique, le niveau des techniques,
qui s’expliquent par l’évolution historique du dressage culturel et non
par la biologie (cette race n’ayant pas fondamentalement varié depuis
lors) (Secrétariat “Études et Recherches” du GRECE, « L’anthropologie
philosophique », in : Études et Recherches n°2 [1ère série], supplément au n°10 d’éléments, 1975).
L’anthropologie
biologique étudie l’homme du point de vue de la biologie, c’est-à-dire
de la génétique et des lois de l’hérédité en particulier.
L’anthropologie philosophique
s’efforce d’étudier l’homme scientifiquement de manière globale,
c’est-à-dire en utilisant les ressources de toutes les sciences de
l’homme. Elle s’efforce entre autres d’établir la synthèse entre
l’apport de l’anthropologie biologique et celui de l’anthropologie
culturelle. L’anthropologie philosophique cherche ainsi à définir une
conception totale de l’homme à partir de laquelle peut se déduire une
conception du monde (art. cit). Parler d’anthropologie philosophique
équivaut à parler sans détours d’Arnold Gehlen, l’auteur qui a appliqué
le fruit de ses recherches aux problèmes de la société industrielle
moderne. Aucun de ses ouvrages n’est, à ce jour, traduit en français.
Qui est Arnold Gehlen ?
Qui est Arnold Gehlen
? Penchons-nous d’abord sur sa biographie. Il est né le 29 janvier 1904
à Leipzig, dans une famille originaire de Westphalie. En 1927, il
acquiert le titre de docteur en philosophie. En 1930, il est professeur
ordinaire à l’université de Leipzig. En 1938, il est nommé à Königsberg
et, en 1940, à Vienne. Mobilisé, il interrompt son enseignement.
Grièvement blessé au cours des combats de Silésie en janvier 1945, il
échappe à la captivité. En 1947, il reprend ses activités à Spire
(Speyer), puis, en 1962, il reçoit une chaire de sociologie à l’école
technique supérieure d’Aix-la-Chapelle. On le constate: la carrière
d’Arnold Gehlen est essentiellement universitaire.
Il a été un homme de son temps. Il a vécu quatre régimes politiques et sociaux différents : le IIe Reich wilhelminien, la République de Weimar, le IIIe
Reich de Hitler et la République de Bonn. Cette succession de pouvoirs
différents l’a tout naturellement amené à réfléchir sur l’obsolescence
des régimes politiques et des philosophies qui leur servent d’assises
intellectuelles. Il a ainsi perçu le ridicule des fantaisies passéistes
qui ne sont que fuite devant le réel et refus de relever les défis du
monde politique. Mais il a également perçu l’importance capitale de
certains fondements inébranlables qu’il appellera les institutions.
En somme, la philosophie d’Arnold Gehlen reste ouverte
aux situations nouvelles. Elle est comme l’homme, seul être vivant
adaptable à des situations nouvelles, en état de malléabilité, de
plasticité permanente. Cela peut paraître compliqué. Mon objectif, ce
soir, visera principalement à démontrer pourquoi l’homme est cet être
qui peut s’adapter à des situations différentes et qui, en fin de
compte, est le créateur de son univers.
Nous
allons analyser les différentes étapes de l’œuvre d’Arnold Gehlen,
résultat d’une réflexion qui a l’immense mérite de n’avoir négligé
aucune discipline. Nous analyserons donc sa démarche au niveau
philosophique d’abord ; au niveau biologique, ensuite. En conclusion,
nous parlerons des implications de ces investigations rigoureuses.
Les références philosophiques
Replaçons-nous dans le contexte du XVIIIe siècle, à l’aurore du Romantisme. Schopenhauer souligne dans Über den Willen in der Natur [1836, tr. fr. : De la volonté dans la nature,
PUF, 1969] l’harmonie qui existe entre la constitution physique des
animaux et le milieu dans lequel ils vivent. Schopenhauer admirait
l’utilité de chaque organe chez l’animal, la mobilité des fauves à se
porter là où ils pouvaient saisir leur proie, s’émerveillait, par
exemple, du caractère préhensile de la queue des singes arboricoles.
Chaque animal, concluait-il, est l’expression d’une volonté, voire d’une
volonté globale qui se manifeste sous différents aspects. L’animal, en
conséquence, est parfaitement adapté à son milieu. Il est doté des
organes adéquats. Une des grandes questions auxquelles l’œuvre d’Arnold
Gehlen s’efforcera de donner une réponse satisfaisante est la suivante :
en est-il de même pour l’homme ?
Herder
En 1772, Johann Gottfried Herder, dans un ouvrage intitulé Vom Ursprung der Sprache [tr. fr. : Traité de l’origine du langage,
PUF, 1992], distingue pertinemment l’homme de l’animal : l’homme n’a ni
les instincts ni les potentialités physiques des animaux. Chaque
animal, écrit Herder, vit et meurt dans sa « sphère », nous dirions
aujourd’hui dans son “environnement”. Et si les sens d’un animal sont
très développés, il aura une sphère d’autant plus réduite. C’est en
quelque sorte une proportion inversée : plus la sphère est réduite, dit
Herder, plus les capacités de l’animal seront perfectionnées. Ces
capacités ont la possibilité de se concentrer sur le milieu réduit, sans être éparpillées sur une surface importante.
Avec
la même pertinence, Herder définit l’homme comme un être auquel il
“manque” beaucoup d’atouts, comme un être en état de manque (Mängelwesen).
L’enfant nouveau-né, dit-il, est le plus démuni des êtres produits par
la nature. Il est nu, faible, désarmé, privé de tous les moyens de
protection et de défense que la nature offre à d’autres êtres, animaux
ou végétaux. En somme, il faut définir l’homme négativement :
par ses “manques”, par ses “lacunes organiques”. Pour dire, sans avoir
notre vocabulaire scientifique, que l’homme n’a pas d’instincts précis,
c’est-à-dire qu’il n’est pas phylogénétiquement programmé et que, par
conséquent, il est soumis à un choix, placé devant un choix, Herder
disait : « Ses sens, son organisation ne sont pas axés, concentrés sur
une seule chose, sur un seul type d’activité. L’homme a des sens pour
tout. Ses forces physiques sont répandues à travers le monde. Ses
représentations ne vont pas dans une seule direction ». C’était la façon
à Herder de rejeter le déterminisme. Car, de surcroît, l’homme n’a pas
de milieu, n’a pas de sphère étroite et uniforme, où il n’y a qu’un seul
type de travail à accomplir ; il y a un monde d’activités autour de lui
et un grand nombre de vocations s’adressent à lui. Herder avait
parfaitement pressenti ce que, plus tard, les recherches biologiques
allaient confirmer : l’ouverture-au-monde et l’inadéquation biologique.
Pour
Herder, le langage, ou plutôt les langages, cherchent à pallier la
pauvreté organique et instinctuelle de l’être humain. Les langages
produisent entendements et raisons. Ils rendent des facultés possibles.
On peut donc dire que l’entendement et la raison ne reposent pas sur
l’organisation animale de l’homme mais qu’elles sont une nouvelle
direction, une nouvelle voie que la nature offre à l’homme. Depuis ces
intuitions de Herder, l’anthropologie philosophique n’a pas
fondamentalement progressé. Elle n’a fait qu’approfondir et cerner avec
plus de précision « un état de chose, un fait dans l’ensemble des faits
que constitue le monde », pour paraphraser Wittgenstein.
Nietzsche
Il
nous semble utile, à ce stade-ci de notre exposé, de rappeler le
contexte presque trimillénaire de la philosophie européenne : ce
contexte, que nous allons schématiser considérablement voire
outrancièrement, nous dévoile une opposition entre les philosophies de
la volonté, d’une part, et les philosophies de l’esprit, d’autre part.
Les premières, pourrait-on dire, sont inégalitaires parce que
l’intensité des volontés est chaque fois différente ; les autres sont
égalitaires parce que tous partagent indistinctement la même parcelle
d’esprit. Ces philosophies s’opposent sur l’objet et sur les méthodes.
• À propos de l’objet :
—
Les philosophies de l’esprit (que nous posons ici comme égalitaires)
croient en une vérité absolue qu’il est possible d’atteindre en
connaissant son essence, son être. Elles visent une ontologie.
— Les
philosophies de la volonté (que nous posons ici comme inégalitaires)
sont fondées sur l’idée que la vérité absolue n’existe pas. L’homme ne
saisit qu’une perspective du monde. Nietzsche dit dans Wille zur Macht (La Volonté de puissance)
: « Il n’y a pas de chose en soi, pas de connaissance absolue ; ce
caractère perspectiviste et illusoire est inhérent à l’existence » [tr.
G. Bianquis]. Ces philosophies de la volonté impliquent donc une
connaissance des hommes, de “qui” peut connaître. Elles reposent sur une
anthropologie.
• À propos des méthodes :
— Les
philosophies de l’esprit partent du point de vue que l’homme dispose
d’un esprit d’une raison (par ailleurs égale chez tous) qui permet de
connaître “l’essence des choses”, “l’être”, les vérités “évidentes”. La
méthode consiste à parler logiquement, à utiliser le verbe
(nous renvoyons ici à la critique empiriste logique, à Bertrand
Russell, à Ludwig Wittgenstein, à Louis Rougier et à la linguistique de
Benjamin Lee Whorf).
— Les philosophies de la volonté considèrent qu’il n’y a d’autres vérités que les vérités d’expérience. Mais il faut avoir la volonté de faire ces expériences. Elles mettent comme le Faust de Goethe l’action au commencement de tout (Am Anfang war die Tat).
• L’opposition vue d’un point de vue historique :
Les
philosophies de l’esprit ont Socrate pour initiateur. Thomas d’Aquin,
Kant et Descartes ont continué le courant. Hegel lui a apporté la
dialectique. Marx appelle “matière” l’“esprit” de Hegel mais ne
révolutionne rien : en fait, sous un nom différent, nous avons toujours
affaire au même “Être” immuable qui préside le débat et dont il faut
connaître l’essence.
L’homme : un animal sans fixité
Les philosophies de la volonté, parties d’Héraclite (mais avec Ernst Krieck
on peut dire que Héraclite est à mi-chemin entre le mythe et le logos)
vont être longtemps méconnues. Le Moyen Âge allemand a produit un Maître
Eckhart. Avec le romantisme apparaissent Fichte, Herder, Schopenhauer. À
la fin du siècle passé et au début de celui-ci, la philosophie de la
Vie prend le relais avec Dilthey, Klages, Spengler, Tönnies, Spann.
Mais Nietzsche reste celui qui nous a légué l’œuvre la plus
considérable. Sa formule « deviens ce que tu es » implique que l’homme
n’est pas un fait établi. Il est l’animal sans fixité. Il est à établir.
L’homme doit réaliser ses virtualités par l’action. Son éthique doit
justifier une discipline organisatrice du chaos instinctif qu’il est par
nature. C’est aussi ce que nous enseignent les vieux mythes de
l’humanité primordiale qui concevaient des dieux organisateurs du chaos
primitif.
Nietzsche a donc décrit l’homme comme « un animal non encore déterminé » (ein nicht festgestelltes Tier).
L’homme n’est pas créé une fois pour toutes ; il continue en permanence
à se créer lui-même. Il cherche le surhomme (c’est-à-dire le
dépassement de sa condition physiquement déficiente), parce qu’« il
danse sur une corde entre singe et le surhomme ». Nietzsche résume cet
état instable de l’homme avec autant de brièveté que de pertinence : «
L’homme n’est pas, il devient ». Pour lui, il faut toujours attribuer la
première place au devenir. On ne peut pas régresser. Et nous retrouvons
la position qu’Arnold Gehlen a toujours prise devant les
transformations politiques successives de son pays. Ce qui devient
change mais n’abandonne pas pour autant son identité. Ce qui change
reste lui-même mais toujours sous de nouvelles formes. Ainsi, il n’y a
pas d’opposition entre “tradition” et “changement”. La continuité de la
tradition exige son renouvellement. Une double tâche pour l’homme :
s’appuyer sur son héritage et réaliser ses potentialités créatrices.
Sans passéisme et sans faux espoirs en des lendemains qui chanteront
nécessairement, obligatoirement juste.
Max Scheler
À la base de la démarche d’Arnold Gehlen, il y a également une idée simple, tirée d’un livre que le philosophe juif allemand Max Scheler, s’inscrivant dans la tradition phénoménologique, a publié en 1928 (La situation de l’homme dans le monde).
Ce petit volume devait servir d’esquisse à un plus vaste ouvrage que
l’auteur, victime d’une attaque d’apoplexie, ne put jamais achever. Le
problème de l’homme ne saurait être résolu, aux yeux de Max Scheler, ni
par le naturalisme ni par le rationalisme dualiste. Il ne faut pas que
la liaison intime de l’homme avec la nature fasse oublier son
indépendance vis-à-vis d’elle. Il ne faut pas non plus que l’on exagère
cette indépendance et cette supériorité au point d’arracher l’homme «
aux bras maternels de la nature ». Le principe transcendant et même, en
un sens, opposé aux forces vitales, qui assure à l’homme une situation
métaphysique originale, c’est l’esprit (cf. M. Dupuy, préface à la
traduction française de la situation de l’homme dans le monde, Aubier-Montaigne, 1951).
Les
attributs de l’homme, en tant qu’être spirituel, doivent être « compris
comme des perfectionnements ou des affinements des formes psychiques
antérieures (instinct, mémoire, intelligence technique) » (cf. M. Dupuy,
op. cit.). L’homme a, entre autres, la faculté de s’ouvrir au
monde. Ni la théorie “négative” de l’homme, qui se représente l’esprit
comme une dérivation d’ordre physico-chimique, ni la théorie
“classique”, qui veut que l’esprit possède par lui-même la puissance et
l’efficacité, alors qu’il n’a pas d’énergie propre, ne sont
satisfaisantes. L’esprit, pour pouvoir se réaliser, doit recourir au
dynamisme des formes inférieures de l’être, seules détentrices de
puissance, mais auxquelles il apporte discipline et norme. Vie et esprit deviennent principes réciproquement complémentaires (M. Dupuy, op. cit.), malgré la possibilité qu’a l’homme de dire “non” aux phénomènes vitaux, de freiner ses pulsions.
Une anthropologie dérivée de l’action
À
partir de cette position, Gehlen posera la question centrale de son
anthropologie philosophique, celle de la validité de toute espèce de
dualisme. Il en découle une théorie de l’action, qui n’implique pas
seulement la différence entre l’homme et l’animal, mais récapitule tous
les stades d’évolution que l’on considérait métaphysiquement comme
inférieurs (Gehlen rejette la notion d’échelle du vivant présentée chez
Scheler) dans une conception de l’homme incluant l’âme et le corps.
C’est pourquoi l’anthropologie de Gehlen ne déduit pas la totalité de
l’homme de l’esprit, c’est-à-dire d’un “principe” opposé à la vie, mais
d’une catégorie médiane : l’action. Scheler, explique Gehlen (dans « Zur
Geschichte der Anthropologie », in : Anthropologische Forschungen,
Rowohlt, Reinbeck, 1974), n’a fait que déplacer le vieux dualisme, issu
de la théologie médiévale et modernisé par Descartes au XVIIe siècle.
Pour mieux illustrer ce résumé, il nous paraît intéressant de laisser la parole à Max Scheler lui-même :
« La réalité la plus puissante qu’il y ait au monde est donc constituée par les centres de force du monde inorganique en tant qu’ils sont les points les plus bas où agit “l’impulsion” fondamentale ; ils sont aveugles à tout ce qui est idée, forme et structure. D’après une conception de plus en plus répandue de notre physique théorique : ces centres ne sont probablement pas soumis, dans leur rapprochement et leur opposition réciproques, à des lois ontiques mais seulement aux lois statistiques du hasard. C’est l’être vivant qui, parce que ses organes et fonctions sensoriels indiquent plutôt dans le monde les régularités que les anomalies, introduit le premier dans l’univers cette “légalité naturelle” que l’entendement y saisit ensuite. Aussi n’est-ce pas la loi qui se trouve ontologiquement parlant derrière le chaos du hasard et de l’arbitraire, mais c’est le chaos qui est situé derrière la loi du mécanisme formel. Si cette idée s’imposait, selon laquelle toutes les lois naturelles de cette sorte n’ont au fond qu’une signification statistique et que tous les phénomènes naturels (même dans la micro-sphère) résultent déjà de l’interaction d’unités dynamiques sans règle, — toute notre représentation de la nature subirait une transformation considérable. Il faudrait alors regarder comme les vraies lois ontiques ce qu’on nomme les lois de la forme, c’est-à-dire les lois qui prescrivent un certain rythme temporel de devenir, et en fonction de ce rythme, certaines formes statiques de l’existence corporelle (…).
Comme, dans le domaine de la vie, tant physiologique que psychique, ne sont assurément valables que des lois du type des lois de la forme (bien que ce ne soient pas nécessairement les seules lois matérielles de la physique), la légalité de la nature serait encore, grâce à cette conception, une légalité rigoureusement unitaire. Il ne serait pas impossible alors d’appliquer la forme de l’idée de sublimation à tout ce qui arrive dans le monde. Il y aurait sublimation en chacun des phénomènes essentiels par lesquels, au cours du devenir universel, des forces d’une sphère inférieure passeraient peu à peu au service d’une forme plus élevée de l’être et de l’évolution : ainsi par ex. les forces qui se déploient entre les électrons au service de la forme de l’atome ; ou les forces qui agissent dans le monde inorganique, au service de la structure de la vie. La formation de l’homme et la spiritualisation devraient alors être considérées comme la dernière en date des sublimations de la nature ; elle se manifesterait à la fois par l’emploi croissant des énergies externes assimilées par l’organisme, dans les processus les plus complexes que nous connaissions, les processus d’excitation de l’écorce cérébrale ; et, dans l’ordre psychique, par le phénomène analogue de la sublimation des tendances, en tant que conversion de l’énergie instinctive en activité “spirituelle” » (La situation de l’homme dans le monde, trad. M. Dupuy, cité in : Max Scheler, Alexandre Métraux, Seghers, 1973).
Le point de départ biologique : une définition de la néoténie
À propos de la néoténie,
que dit le dictionnaire ? Que la néoténie est la persistance de la
forme larvaire ou d’un autre stade antérieur de développement. Cette
persistance peut ou bien être temporaire (à cause de l’influence du
climat par ex.) ou bien rester permanente (dans ce cas, l’animal se
reproduit à un stade juvénile de développement, exemple : l’axolotl
parmi les batraciens). Une définition tirée d’un dictionnaire ne nous
apparaît toutefois pas suffisante. C’est pourquoi, nous nous sommes
inspirés de deux livres fondamentaux d’Arthur Koestler : The Ghost in the Machine (littéralement Fantôme dans la machine, tr. fr. : Le cheval dans la locomotive) et Janus : A Summing Up (tr. fr. : Janus).
Si l’animal se reproduit à un stade juvénile de développement, cela
signifie automatiquement que l’âge de la maturité sexuelle se trouve
abaissée. Ce phénomène a deux aspects : d’abord, l’animal commence déjà à
se reproduire à l’état larvaire ou au moins avant l’âge adulte ;
ensuite, l’animal n’atteint jamais le stade adulte, qui est ainsi
éliminé du cycle de la vie.
En
conclusion, les stades “juvéniles” propres aux ancêtres deviennent
définitifs chez leurs descendants. On assiste donc à un processus de “juvénilisation” et de dé-spécialisation, c’est-à-dire un processus qui permet à un être vivant de s’échapper d’une impasse dans l’évolution. Clarifions donc ce que Koestler appelle une impasse (en anglais : blind alley). Il commence par nous expliquer que la cause principale qui entraîne la stagnation, avant de provoquer l’extinction, est la sur-spécialisation. Il nous en donne un exemple, celui d’un animal tout-à-fait charmant, le koala d’Australie, qui se nourrit exclusivement
de feuilles d’eucalyptus ; qui plus est, d’un certain type d’eucalyptus
! Cet animal possède des griffes en forme de crochets pour pouvoir
grimper aux arbres. Il est absolument déterminé dans sa spécialisation.
Koestler ajoute non sans humour que le koala à un équivalent humain,
dépourvu toutefois de charme : le pédant, esclave de ses habitudes
mentales. Et, ironise Koestler, nos universités regorgent de spécimens
de ce genre, qui s’appliquent à fabriquer des “koalas”.
Les impasses de l’évolution
Sir Julian Huxley,
un des plus éminents biologistes anglais, résume brièvement l’évolution
comme suit : « À partir d’un type biologique général, plusieurs lignées
se forment qui exploiteront l’environnement de diverses façons.
Quelques-unes parmi ces lignées atteignent relativement rapidement leurs
limites. Tout au moins en ce qui concerne les modifications
importantes. Elles se contenteront dorénavant de former de nouveaux
genres et de nouvelles espèces (ex. : du loup
au chien et du chien primitif aux différentes races de chiens).
D’autres lignées peuvent poursuivre leur “carrière”, générer de nouveaux
types grâce à leur contrôle plus perfectionné de l’environnement et
leur plus grande indépendance à son égard. Ces nouveaux types forment à
leur tour un nombre de lignées qui se spécialiseront dans une direction
particulière. La plupart de ces lignées aboutissent dans une impasse, ne
progressent plus : leur spécialisation n’est qu’un progrès unilatéral,
il finit par atteindre sa limite biomécanique… C’est alors l’extinction
ou la stagnation. Un exemple de stagnation est l’embranchement des
échinodermes (étoiles de mer, oursins). Généralement, une ou deux
lignées subit ce sort, les autres poursuivent la différenciation. Les
reptiles sont tous des blind alleys [des impasses, des sentiers
qui ne mènent nulle part, ndt] sauf ceux qui ont permis l’éclosion des
oiseaux et des mammifères. Tous les oiseaux sont des blind alleys. Et tous les mammifères. Sauf un : l’homme » (cité par A. Koestler, The Ghost in the Machine, Pan/Picador, London, 1970-75).
[Ci-contre
: têtes d’embryons, à gauche, de chaton ; à droite, de chauve-souris.
D’après Portmann (1962). On aperçoit l’occlusion temporaire au stade
fœtal des yeux et des oreilles. Ci-contre, à droite, ontogenèse du crâne
chez l’orang-outang. En a) et en b), stades infantiles ; en c) stade
adulte. Le phénomène de retardation, mis en avant par Bolk, s’aperçoit
très clairement ici]
Effectivement,
on peut constater que les insectes dérivent tous d’un ancêtre commun
qui était une espèce de mie, de mille-pattes. Ils ne dérivent pas du
stade adulte de ce dernier mais bien du stade larvaire, moins
spécialisé. Les batraciens ou amphibiens représentent aujourd’hui encore
de façon saisissante le processus. Ils naissent poissons, respirent
avec des branchies mais acquièrent ultérieurement une respiration
pulmonaire. Nous savons depuis les recherches du biologiste hollandais Lodewijk Bolk
que l’adulte humain “ressemble” plus à l’embryon d’un singe qu’au singe
adulte. Tant chez l’embryon de l’anthropomorphe que chez l’adulte
humain, le poids du cerveau par rapport au poids total est
disproportionné. Dans les deux cas, au stade de l’embryon chez le singe
et au stade du bébé chez l’homme les os du crâne ne se soudent pas, pour
permettre au cerveau de croître. Nous verrons dans la suite de cet
exposé, quand nous aborderons plus spécialement les théories de Bolk,
que l’homme possède encore beaucoup de caractéristiques fœtales,
embryonnaires. Le “chaînon manquant” entre l’homme et le singe, ajoute
Koestler, ne sera peut-être jamais découvert, parce qu’il était tout
simplement un… embryon.
Le recul pour mieux sauter
[Ci-contre : Schéma présenté par Koestler dans Le Cheval dans la locomotive : l’évolution, perçue non comme linéaire mais comme zig-zaguante, avec des “reculs pour mieux sauter”]
La
néoténie (ou pédomorphose ou encore juvénilisation) semble jouer un
rôle capital dans la stratégie de l’évolution. Le néoténie implique un retrait
par rapport aux formes adultes trop spécialisées, moins malléables. Les
stades antérieurs de l’évolution ontogénétique permettent une
réorientation, un changement de cap. Le fleuve de la vie remonte en
amont. C’est, dit Arthur Koestler, un recul pour mieux sauter.
Ce “modèle stratégique” se retrouve dans les sciences et dans les arts.
L’évolution biologique est l’histoire des sorties hors des impasses de
la sur-spécialisation, tout comme l’évolution des idées est le produit
du refus des habitudes mentales et des routines sclérosées. L’émergence
de nouvelles formes dans l’évolution et la création d’innovations
culturelles partagent le même modèle : celui du faire et défaire (undoing-redoing).
On constate donc par analogie, que ni l’évolution biologique ni le
progrès culturel ne suivent une ligne continue ; ni ne sont strictement
cumulatifs. Les deux types de progrès suivent le tracé d’un zig-zag.
Ainsi, dit Koestler, la science ne progresse qu’aux époques
immédiatement postérieures aux changements de paradigme. Autrement, la
science entre dans u ne période de “consolidation” où règne une rigidité
propre à toutes les orthodoxies. C’est l’impasse de la
sur-spécialisation, analogue à la position du koala dans le règne
animal.
Spengler : féconde barbarie
Mais
précisons. La nouvelle structure théorique émergente n’est pas tout
simplement ajoutée au vieil édifice ; son point de départ est là où
l’évolution des idées a adopté une fausse piste. Comme en littérature et
dans les arts, le tracé en zig-zag de l’évolution est bien en évidence ;
quand une école succombe à la décadence du maniérisme, la crise se
résoudra inévitablement par le fameux “recul pour mieux sauter”, amorce
d’une révolution dans la sensibilité et dans le style. C’est ainsi qu’il
faut comprendre le mot de Spengler,
qui a tant heurté les âmes sensibles du vieux monde, tout occupées à
cultiver leurs pénibles mièvreries : « Les temps sont venus où il n’y
aura plus de place pour les âmes molles et les idéaux faibles. Elle se
réveille, l’antique barbarie cachée et neutralisée pendant des siècles
derrière la rigidité des formes d’une haute culture. Mais cette culture a
achevé son cycle. Et la civilisation a commencé. La barbarie veut vivre
une joie saine de guerrier, elle méprise la pensée rationaliste d’un
siècle saturé de littérature. L’instinct dompté veut se débarrasser de
la pression qu’exercent sur lui les idéaux livresques. Il nous faut un
pessimisme de la bravoure!».
Koestler,
pour illustrer son propos, nous parle de la différence entre
pédomorphose — ce que nous venons d’expliquer — et gérontomorphose. La
pédomorphose, avons-nous dit, permet une certaine plasticité. La
gérontomorphose, c’est la modification de structures pleinement adultes
et déjà hautement spécialisées. La gérontomorphose ne peut donc conduire
à des changements radicaux et à de nouveaux départs. C’est ce qu’Arnold
Gehlen appellera die Statik des unbewegt bewegten der modernen Kultur (le statisme du mouvant immobile de la culture moderne) ou encore die fortschrittlose Ruhelosigkeit des Betriebs (L’activité sans repos qui n’amorce aucun progrès). Au fond, le monde de la Zivilisation,
au sens spenglérien du terme, ne tolère que des modifications fort
superficielles parce qu’il craint et refuse le risque. Aux défis (les challenges décrits par Toynbee), il est incapable d’apporter des réponses (responses chez Toynbee) satisfaisantes, parce qu’il s’obstine à parier sur les idéologies dominantes.
Néoténie et régénération
Mais
revenons à la néoténie strictement biologique. Nous devons également
mentionner le phénomène de “régénération”, souvent confondu avec celui
de reproduction. Quand on parle de régénération, il faut parler du
phénomène qu’on constate chez les êtres les plus élémentaires. Lorsque
l’on sectionne un ver ou une hydre, il se crée autant de nouveaux êtres
qu’il y a de morceaux. Plus haut dans l’échelle de l’évolution, les
batraciens sont encore capables de “régénérer” un membre ou un organe
perdu. Ce mode d’auto-réparation s’accomplit au niveau ontogénétique. En
revanche, l’auto-réparation phylogénétique est une série d’adaptation
qui remodèle les structures mal adaptées en remontant l’échelle.
La capacité de régénérer des parties du corps décroît au profit d’un
accroissement de la puissance du cerveau et du système nerveux à
réorganiser les comportements. Voilà qui détruit la conception
réductionniste du système nerveux qui veut que celui-ci soit un automate
condamné à répéter rigidement les mêmes réflexes. Finalement, la
capacité de notre espèce à régénérer des parties du corps est réduite au
minimum. Elle est remplacée par le pouvoir de remodeler les structures
de pensée et de comportement En somme, de répondre aux défis critiques
par des réponses créatives.
Le XIXe
siècle avait une vue-du-monde mécaniciste, basée sur la fameuse
doctrine de Clausius à propos de la “seconde loi de la thermodynamique”.
C’était très pessimiste. Cette loi prétendait que l’univers allait vers
sa dissolution finale car l’énergie se dissipait constamment,
inexorablement, pour terminer en une unique et amorphe bulle de gaz de
température uniforme. Le cosmos, dans cette optique, était condamné à
être dissous dans le chaos. Mais il a bien fallu constater que cette
seconde loi de la thermodynamique ne s’appliquait qu’aux systèmes
appelés “fermés” (par ex. un gaz enfermé dans un conteneur parfaitement
hermétique). Les organismes vivants sont des systèmes ouverts qui se
maintiennent en tirant constamment des matériaux et de l’énergie de leur
milieu. Les systèmes vivants absorbent de l’énergie pour en recréer. L’input est inférieur à l’output.
Ainsi, ces organismes sont avant tout actifs, et non pas seulement
réactifs. Il y a création continuelle de nouvelles structures. Cette
conception des choses se heurte naturellement au Zeitgeist, à
l’esprit de notre temps. Tous les réductionnistes, enfermés dans
l’étroit secteur du réel qu’ils privilégient arbitrairement, ne savent
apprécier la valeur des multiples produits d’une infinie
différenciation. Les phénomènes de la vie ne se réduisent pas aux lois
de la physique mécaniciste.
La logique de Lupasco
Cependant,
il y a moyen de saisir la réalité physique-à partir d’une logique
nouvelle. À la logique aristotélo-scolastique traditionnelle, Stéphane Lupasco a proposé une logique de l’antagonisme, de l’hétérogénéité. En clair, c’est faire la distinction entre un système vital caractérisé par une hétérogénéité sans cesse dominante (nous l’avons vu) et un système inanimé, caractérisé par une homogénéité
sans cesse dominante. L’univers est un lieu où s’affrontent les
antagonismes ; l’homogénéité affaiblit les antagonismes ; elle est une
sorte de principe de mort, préludant l’extinction et la disparition
définitive. Cela vaut pour les espèces vivantes et pouf les cultures,
dont Spengler disait qu’elles étaient des organismes. L’hétérogénéité
est la vie, productrice infatigable de différenciations.
L’apport d’Adolf Portmann
[Ci-contre
: Adolf Portmann, le biologiste suisse qui n’a jamais cessé de
s’interroger sur le mystère du vivant. Son influence sur Arnold Gehlen a
été capitale. En effet, il a été l’un des premiers à avancer la théorie
qui veut que le milieu culturel est comme un second utérus pour le bébé
et le jeune enfant humain. De là, Gehlen déduit que notre culture est
en fait notre nature. Et que sans un “dressage” approprié et minutieux
dans la jeune enfance, les civilisations ne tiennent pas. Quand le
dressage est négligé ou ébranlé, les civilisations s’effondrent, perdent
leur tonus]
Il
serait trop long de parler ici de la fascinante personnalité d’Adolf
Portmann et de toutes les facettes de son œuvre. Je me bornerai à parler
de sa théorie la plus connue : celle de l’année extra-utérine de l’homme. Pour comprendre ce que Portmann veut dire par là, nous devons préalablement classer les mammifères en trois catégories :
- 1) casaniers du nid (mammifères inférieurs)
- 2) évadés secondaires du nid (chevaux, bovidés, …)
- 3) casaniers secondaires du nid (l’homme).
Cette
théorie nous dévoile que le bébé est encore un embryon après sa
naissance, que la première année de la vie de l’homme est une année
embryonnaire. L’homme possède à la naissance un cerveau dont le poids
est trois fois supérieur à celui des singes anthropomorphes. Mais la
station verticale, qui lui est spécifique, il ne l’acquiert qu’après un
an, presque en même temps que le langage. Ainsi, pour que l’homme ait le
même stade que.les autres mammifères à leur naissance, la grossesse
devrait durer 21 mois. Cette période de plus ou moins douze mois est
d’une importance capitale pour notre espèce ; il se crée autour du bébé
une espèce d’utérus social, où il apprend le langage et la
communication. Le bébé apprend donc une foule de choses de l’extérieur.
C’est la raison pour laquelle on parle de dressage (Dressur), c’est-à-dire d’acquisition de normes culturelles.
C’est
à partir de ce point de vue qu’Arnold Gehlen a pu affirmer que la
nature de l’homme, c’est la culture. La culture, c’est notre “seconde
nature”, basée sur un système instinctuel incomplet. Bien sûr,
l’hérédité joue un rôle très important, mais par comparaison aux
animaux, le donné héréditaire est largement “ouvert”. Ce donné détermine
l’ampleur, la direction et l’intensité des actes posés par le sujet.
L’hérédité ne détermine pas le contenu, la forme concrète des
réalisations culturelles. Le langage constitue un exemple assez frappant
: au début, toutes les potentialités sont présentes, c’est-à-dire que
les balbutiements du bébé peuvent engendrer n’importe quelle langue,
avec son système phonétique particulier. Par l’influence du milieu
culturel, il s’opère une sélection phonétique et une syntaxe s’impose.
Désormais, l’acquisition de sons étrangers se fera avec difficulté.
Qu’on songe aux [θ] et [ð] anglais et à certaines voyelles anglaises,
telles [ʌ], [ɔ̹], [ae] que les Français sont incapables de prononcer
spontanément de manière correcte. Notre [r] est plus proche du [ʁ]
anglais ; les Français le prononcent sur un timbre plus aigu. Le [ʌ] se
retrouve dans les dialectes ouest-flamands et le [ɔ̹] est courant en
Brabant, alors que les Français privilégient le [o] long et ouvert, qui
n’est pas toujours spontané chez nous.
L’homme,
nous enseigne Portmann, est une étape de la vie qualitativement
nouvelle. Il a une position particulière, mais reste inclus dans la «
symphonie cosmique » des manifestations du vivant. Il prend part au
secret du vivant ; c’est pourquoi l’œuvre de Portmann inaugure une
recherche biologique de type post-cartésien, qui tend à dépasser la
séculaire opposition que les métaphysiciens scolastiques posaient entre
l’âme et le corps. J’ai dit, il y a quelques instants, que les
organismes ne sont pas seulement réactifs mais surtout actifs. Ce qui
est décidément neuf dans la théorie de Portmann, c’est l’acceptation du
fait que tous les êtres vivants participent au monde en tant que sujets
qui ont une relation avec le monde qui les entoure. Ils ne sont plus
conçus comme posés dans le monde. On constate qu’ils réagissent
activement aux influences du milieu.
La théorie de Bolk
Toutes
les recherches biologiques et anatomiques que nous avons mentionnées
mettent l’accent sur les caractères non spécialisés de l’organisme
humain. Mais ce n’est pas tout. Ces recherches ont également démontré
l’impossibilité d’attribuer une ascendance simiesque à ces
caractéristiques. C’est au contraire les primitivismes, les archaïsmes
de notre organisme humain qui permettent de déduire notre position assez
particulière dans le monde vivant. Louis Bolk,
biologiste natif d’Amsterdam, soulignait la proximité biologique des
anthropoïdes et des humains. Il concluait même que ces derniers
descendaient d’ancêtres singes. Mais là où ses théories deviennent plus
intéressantes, pour la démarche ultérieure d’Arnold Gehlen, c’est quand
il tente d’apporter une réponse à deux questions : 1) Qu’est-ce qui est
essentiel à l’organisme humain ? 2) Quel est l’essentiel chez l’homme en
tant que forme ? En résumé, Bolk répond : ce n’est pas parce que les
corps se sont dressés que l’homme est devenu ce qu’il est, mais c’est
parce que la forme s’est humanisée que le corps s’est redressé. Bolk
énumère toute une série de caractéristiques anatomiques humaines qui
prouvent le caractère “embryonnaire” de notre espèce. Par exemple,
l’orthognathie, l’absence de poils, la configuration du pavillon de
l’oreille, la persistance des “coutures” là où se joignent les os du
crâne, etc.
Des traits fœtaux devenus permanents
[Ci-contre
: Évolution vers la forme crânienne hominienne, au cours de la période
tertiaire. D’après A. Naef. De gauche à droite : lémurien, anthropoïde,
pré-hominien. L’anatomiste russe Bustrov compare le crâne volumineux du
bébé à celui de l’homme adulte actuel. Progressiste, Bustrov estime que
l’humanité future disposera d’un cerveau proportionnellement égal à
celui du bébé]
Toutes
ces particularités de l’anatomie humaine sont des traits fœtaux devenus
permanents. Pour être plus précis, disons que ces traits qui sont passagers chez les primates, parce que propre à leurs embryons, sont devenus stables
chez l’homme. Bolk en conclut que les traits spécifiquement humains ne
sont pas de nouvelles acquisitions, mais des stabilisations de stades
passagers communs à tous les primates. Mais, et c’est là que Bolk est
original, il faut parler de freinage dans l’évolution de notre
espèce. Ce freinage, qui provoque la conservation de traits propres au
fœtus, ne doit pas être extérieur mais intérieur. L’homme est un être retardé,
ce que prouve notamment le temps anormalement long, nécessaire à
l’accomplissement total de sa croissance. On doit parler d’une phase
prolongée de l’enfance, ce qui n’est pas animal.
Exemples : | Poids à la naissance | Ce poids X2 après |
---|---|---|
Porc | 02 kg | 14 jours |
Bœuf | 40 kg | 47 jours |
Cheval | 45 kg | 60 jours |
Homme | 3,5 kg | 180 jours |
Les hommes “préhistoriques”, différents de l’homo sapiens
ont dû avoir une croissance plus rapide. En effet, les squelettes
d’enfants, découverts sur les champs de fouille, montrent qu’ils
perdaient leurs dents de lait comme les perdent les primates
anthropomorphes. Ce serait ainsi que se serait formé le menton que n’ont
pas les primates.
La retardation
ne peut être due qu’à une action du système endocrinien. Celui-ci
permet justement l’accélération ou la retardation du développement de
membres ou d’organes. Si ce système endocrinien est, d’une façon ou
d’une autre défectueux, on assiste à un développement qui va au-delà du
stade où l’homme est resté stabilisé. Ainsi, le système pileux se
développe, les os du crâne se soudent trop tôt ; les caractéristiques
pithécoïdes sont toujours latentes et si le freinage rate, elles réapparaissent.
J’ai
déjà mentionné les dents de lait dont parle Bolk. Sa théorie est encore
plus pertinente quand on aborde l’étude de la puberté. À quatre ans,
les ovaires de la fillette sont déjà mûres, avant que l’organisme ne
soit somatiquement apte à la grossesse. Vers cinq ans, commence une
période de repos. Et, si à l’âge de onze ans ou de douze ans, le sujet
est capable de se reproduire, il faut admettre qu’il reste une
contradiction biologique parce qu’il faudra encore attendre quatre à six
ans avant que le corps ne soit entièrement arrivé à maturité. Il y a
donc une accélération de la croissance (de 11 à 12 ans), en même temps
qu’une seconde retardation (de 12 à 16 ou 18 ans).
L’essentiel chez l’homme, dit Bolk, est qu’il est le résultat d’une fœtalisation, que la marche de son existence est la conséquence de ce qu’il faut appeler la retardation. La fœtalisation de la forme est la nécessaire conséquence de la retardation de la forme dans son devenir.
L’impact des théories de Bolk
En bref, on peut dire que l’homme garde permanentes des situations juvéniles. Ainsi, l’hypothèse de Bolk, permet :
- 1) de déduire de la retardation toutes les non-spécialités spécifiques de l’homme
- 2) de déduire de la nécessaire longue durée de l’enfance, un cadre familial durable
- 3) de rejeter les vieilles conceptions que l’on se faisait de l’homme primitif, conceptions qui veulent que celui-ci soit littéralement descendu du singe. L’hominisation provient du système endocrinien
- 4) d’aborder le problème des races sous une lumière nouvelle. Avant Bolk, de nombreux auteurs avaient déjà parlé de différences issues de l’équilibre hormonal. Les races mongoloïdes ont, pour Bolk, des traits plus fœtaux que les autres races. Les Europoïdes ont certains de ces traits dans leur embryon. Les Négroïdes, écrit Bolk, se développent plus vite mais vieillissent également plus vite. Bolk poursuit son raisonnement en constatant que l’embryon négroïde présente des traits europoïdes que les adultes ont dépassés.
Arnold
Gehlen, après avoir passé en revue les hypothèses de Bolk, nous signale
leur importance pour l’anthropologie. Elles confirment la non
spécialité et la non adéquation de l’homme à un milieu naturel bien
défini. En somme, sa caractéristique majeure est d’être plein de
“manques”. Ainsi se pose impérativement la question de savoir si un tel
être est viable ? On répondra, avec Arnold Gehlen, que l’action nous
éclaire sur la fonction biologique de la conscience. Il évacue les faux
problèmes du dualisme véhiculé par la métaphysique aristotélo-thomiste,
pour se pencher sur le fondement de l’hominisation, donc de la culture,
qui se trouve au cœur des phénomènes.
L’œuvre d’Otto Storch
Le zoologue Otto Storch
(1886–1951) a souligné la rigidité de la motricité héréditaire des
animaux. Storch veut parler du nombre peu variable de mouvements que
peuvent exécuter les animaux et aussi leur faible capacité d’apprendre
de nouvelles combinaisons de mouvements. L’homme au contraire a une
motricité acquise, malléable et variable à un degré très élevé. On ne
découvre que peu de mouvements instinctuels et quand on en découvre,
c’est chez les enfants en bas âge. Storch oppose donc une motricité
héréditaire, peu différenciée et propre au règne animal, à une motricité
acquise, très variable et propre à l’homme. La caractéristique
principale que l’on constate chez l’homme, c’est le nombre réduit
d’actes génétiquement déterminés et le nombre élevé d’actes acquis. Cela
correspond à la disposition constitutionnelle de l’homme à l’action,
c’est-à-dire à la transformation intelligente de situations imprévues
qu’il rencontre dans le monde. Gehlen conclut donc qu’une réaction
seulement instinctive constituerait une fuite.
Conclusions : l’homme et les institutions
Rappelons-nous
que Max Scheler avait réintroduit, à partir de son intuition
intéressante et malgré elle, le schéma dualiste des philosophies
médiévale et cartésienne. Mais, comme dans le schéma que Koestler nous
livre dans son ouvrage (cf. supra), il faut partir du moment
immédiatement antérieur à la rechute schélérienne dans le dualisme.
Appliquons la stratégie du “recul pour mieux sauter” et renonçons aux
thèmes devenus stériles. Ce n’est pas sur l’esprit figé dans on ne sait
quelle empyrée qu’il faut raisonner mais sur le comportement
“intelligent”, c’est-à-dire transformateur de l’homme. L’homme ne
pourrait survivre dans la nature. Son activité intelligente le porte
d’abord à des transformations constructives du monde extérieur : c’est
ainsi qu’il se procure et se fabrique des armes, des vêtements, qu’il
n’a pas organiquement puisqu’il n’a ni griffes ni canines acérées ni
toison chaude.
En
poussant ses investigations plus loin, Arnold Gehlen a pu tirer des
conclusions métapolitiques du plus haut intérêt. Il s’agit de :
- la fonction de décharge des institutions
- le dépassement du subjectivisme
- l’analogie institution/idée.
Les
thèmes les plus importants de l’anthropologie sont ceux qu’aborde
l’étude du droit, des mœurs, de la famille et de l’État. En bref, ce que
Hegel appelait l’esprit objectif. Herder, Nietzsche et les
biologistes dont j’ai parlés ont mis l’accent sur la pauvreté des
instincts humains, sur la malléabilité du comportement de l’homme. Pour
pallier cette pauvreté, l’homme a les institutions. Il se donne une
définition courte mais riche.en enseignements des rapports qui existent
entre la pauvreté instinctuelle et l’émergence des institutions : « Les
instincts ne déterminent pas, chez l’homme comme chez l’animal, des
modèles de comportement bien fixés. C’est pourquoi chaque culture
choisit dans la pluralité des modes possibles de comportement qui
s’offre à l’homme des variantes bien précises. Elles les érigent au rang
de modèles, sanctionnés par la société et valables pour tous ses
membres. Ainsi, l’individu se voit déchargé de la nécessité de faire
trop de choix (c’est-à-dire d’être désorienté face aux multiples choix
possibles). Ces institutions agissent en quelque sorte comme des poteaux
indicateurs qui désignent à l’homme, submergé par les stimuli du monde
sur lequel il s’ouvre, le chemin à suivre. Elles ont un effet
indubitablement stabilisateur. Elles créent la “bienfaisante certitude”
parce que l’individu se sait organiquement inclus dans un cadre
professionnel, familial, national. C’est ainsi que se créent les
mentalités » (Ilse Schwidetzky).
Arnold
Gehlen va plus loin. Il dit que, grâce à la fonction de décharge des
institutions, la personnalité peut se construire. La personnalité n’est
pas l’affirmation protestataire du moi mais l’utilisation des énergies
économisées grâce au rôle stabilisateur des institutions, une
utilisation créatrice de formes originales. On peut poser la question de
savoir ce qui se passe quand les institutions d’un peuple s’effondrent à
cause d’une guerre, de catastrophes, de révolutions. Les populations
concernées entrent alors dans un monde d’insécurité profonde. L’art et
la littérature sont les miroirs de ces états de choses. Kafka, par
exemple, nous décrit un monde où les points d’équilibre n’existent plus,
où un grand nombre de “centres” entament une sarabande infernale autour
du sujet bouleversé par ce qui arrive. Dans de telles périodes, même la
philosophie évacue la “raisonnabilité” qui lui était propre. Le
désorientement des peuples est tel, dit Arnold Gehlen, qu’il faudrait
peut-être écouter Samuel Beckett et comprendre qu’il n’y a plus rien à
dire, qu’il faut se taire, ou énoncer des discours purement phatiques.
Le débridement du subjectivisme par l’effondrement des institutions
Si
les institutions s’effondrent, Je subjectivisme ne connaît plus de
bornes. Les individus ne prennent plus en considération que leurs
“problèmes”, leurs “convictions” et leurs “idées” personnelles. Ils
vivent leurs sentiments immédiatement en croyant qu’ils ont une
importance supra-personnelle. Les idées ont besoin d’organisations pour
se traduire dans les faits. Les idées ne se meuvent pas par elles-mêmes,
comme Hegel le voulait. Prenons l’exemple du socialisme, qui a voulu
réagir, à juste titre, contre le déracinement et l’effondrement social
dû aux révolutions française et industrielle. Proudhon, Fourier, malgré
la pertinence de leurs vues, n’ont jamais pu les réaliser dans le
concret. Parce qu’ils n’avaient pas, comme le marxisme allemand, une
discipline d’organisation. Les idées doivent pouvoir mobiliser des
hommes pour s’insinuer, se capillariser dans la société.
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