Robert Steuckers :
Fronts du Donbass et de Syrie : deux théâtres d’une
même guerre
Dans plusieurs articles et dans deux conférences données
pour les « Journées eurasistes », patronnées par Laurent James à
Bruxelles puis à Bordeaux, j’ai eu l’occasion de dire et de répéter que ces
deux théâtres de guerre sont liés sur le plan stratégique. Je le répéterai ici
car la prise de conscience de ces tragiques faits d’actualité peut contribuer à
redonner aux Européens (et aux Russes) la conscience d’un destin commun :
celui d’une civilisation bicéphale, ottonienne et rurikide en ses premiers
fondements, non plus triomphante mais assiégée, martyre, conspuée comme un Heliand non reconnu par les homme
triviaux, sans foi ni loi.
Revenons aux deux fronts de la guerre en cours : il
serait sot d’imaginer que la situation en Syrie n’a rien à voir avec celle,
bloquée, qui afflige les régions de l’Est de l’Ukraine. L’histoire nous
enseigne que les deux régions sont des « régions-portails », des « gateway
regions » sur les « rimlands » entourant le « heartland »,
la terre du milieu, dominée par la Russie. La notion géopolitique de « gateway
région » ou « région-portail » a été mise en exergue par le
stratégiste américain Saul B. Cohen dans plusieurs de ses essais et ouvrages. L’importance
d’immobiliser, de détruire ou de bloquer les régions-portail est cruciale pour
la stratégie globale actuelle et passée des Etats-Unis puisque celle-ci a
toujours consisté à interdire le déploiement de synergies continentales sur la
masse territoriale eurasiatique, dans le Vieux Monde ou sur l’Ile-monde du
géopolitologue britannique Halford John MacKinder. Cette stratégie globale
implique d’empêcher toute coopération sur le long terme entre l’Europe centrale
et la Russie. La pratique consiste dès lors à créer artificiellement des conflits
dans les régions-portail afin qu’elles ne puissent plus jouer leur rôle d’interface
entre grandes régions d’Eurasie. On y créera des turbulences permanentes ou des
guerres de longue durée en appuyant indirectement des intermédiaires, des « proxies »,
dont l’idéologie est toujours farfelue, délirante, criminelle et fanatique.
Pendant des décennies, les régions-portail seront inutilisables, ne pourront
plus servir à joindre des énergies constructives.
La partie de l’Ukraine située à l’Est de la Crimée a relié
jadis l’Europe (représentée par les comptoirs génois et partiellement
vénitiens) au reste de l’Asie aux temps de Marco Polo, des grands khans mongols
et plus tard encore, bien que dans une moindre mesure. La côte syrienne était
la porte d’entrée des longues routes terrestres vers l’Inde et la Chine. La
nécessité vitale de contrôler cette voie d’accès a amené l’Europe occidentale à
lancer huit croisades durant notre moyen-âge (Spengler nous expliquait
toutefois que la notion de « moyen-âge » n’est valide que pour nous).
Les réalités géographiques sont stables et permanentes.
Elles seules sont significatives, au-delà des régimes ou des personnalités
politiques, des idéologies ou même des religions. Tous les oripeaux idéalistes,
utilisés pour susciter des guerres inutiles ou, pour être plus exact et précis,
des guerres retardatrices (Carl Schmitt), sont autant de dérivatifs lourds et
parasitaires pour aveugler les naïfs. MacKinder a voulu nous l’expliquer dans
son livre magistral et plus ou moins oublié aujourd’hui, Democratic Ideals and Realities, qui a connu plusieurs éditions,
chaque fois remaniées, entre 1919 et 1947.
Aujourd’hui, si les deux régions-portail en ébullition
étaient pacifiées, les puissances économiques situées à l’Est et à l’Ouest de
celles-ci, pourraient permettre l’acheminement de biens et de matières
premières par voies terrestres, oléoducs et gazoducs, chemins de fer entre l’Asie
orientale, l’Iran et l’Europe (dans le cas de la Syrie) et entre la Chine, la
Russie et l’Allemagne (dans le cas de l’Ukraine). Ce qui est important aujourd’hui,
et donc ne pourrait subir d’entraves artificielles, ce sont les projets postmarxistes
et « listiens » de la Chine : elle les a imaginés et a commencé
à les mettre en œuvre grâce aux surplus qu’elle a pu engendrer en devenant le
principal atelier du monde. Elle envisage de les réaliser dans le cadre des
BRICS et/ou du Groupe de Shanghai, avec l’assentiment de la Russie et du
Kazakhstan.
Je parle ici très spécifiquement de projets « listiens »
dans le cadre de cette grande organisation continentale car Friedrich List fut
le principal théoricien du développement dans l’histoire du monde. Il demeure
un classique de la pensée politique concrète et reste d’une grande actualité.
Il ne faut jamais oublier que List impulsa le développement des chemins de fer
dans l’Allemagne non encore industrialisée de la première moitié du 19ème
siècle, initiative qui a permis l’unification territoriale des Etats allemands
(du Zollverein à la proclamation du
II° Reich à Versailles en 1871) et leur industrialisation fulgurante. Sans
List, personne n’aurait jamais parlé d’une puissance allemande, politique et
économique. Ce fut aussi List qui dressa les plans du creusement de canaux économico-stratégiques
aux Etats-Unis (il fut fait citoyen américain), de façon à relier les régions
des Grands Lacs aux ports de la côte est. En Allemagne encore, il propose aux
cercles d’avant-garde politique, qui ne souhaitaient pas végéter dans l’aimable
désordre de la Kleinstaaterei, de
relier par canaux les bassins fluviaux de la Vistule à la Meuse dans la plaine
nord-européenne alors dominée par la Prusse. Sans le génie de List, personne n’aurait
jamais pu parler de la puissance agricole globale des Etats-Unis : en
effet, l’Etat américain n’aurait jamais pu exploiter correctement le « wheat
belt », la « ceinture de blé », du Middle West sans l’existence
précoce d’un moyen de transport de masse vers les ports de l’Atlantique. De
plus, l’approvisionnement aisé des grandes villes de la côte atlantique a
permis d’attirer une immigration de grande ampleur venue d’Europe. Le
ravitaillement était assuré.
Selon List, qui songeait en termes de multipolarité
continentale et favorisait les projets d’unification pacifiques sous l’égide du
développement technologique, le rôle de l’Etat est justement de soutenir et de
subventionner les moyens de communication pour susciter le développement de
forces créatrices, industrielles, techniques et privées, appelées à croître. En
ce sens, Joseph Schumpeter est son disciple. List appartient donc à une école
libérale constructive, non handicapée par un fatras de notions idéologiques
nauséeuses, présentées comme eudémonistes. Il est la figure de proue d’une école
pragmatique efficace et non stupidement conservatrice de statu quo handicapants,
qui a pu, dans le cadre des Lumières actives et non des Lumières bavardes, rejeter
les aspects négatifs de l’idéologie libérale vulgaire qui oblitère l’Europe et
l’eurocratisme aujourd’hui.
Les pionniers chinois du développement de l’Empire du Milieu
se réclamaient de List, à la fin de l’ère impériale moribonde à la fin des
années 1890 et aux débuts du défi lancé par les Républicains nationalistes de
Sun Yatsen (qui réussit sa révolution en 1911). List a eu beaucoup de disciples
chinois. Après les crises subies par la Chine au cours de la première moitié du
20ème siècle, les guerres civiles, les troubles provoqués par les « warlords »
en lutte les uns contre les autres, l’occupation japonaise, l’ère communiste et
la révolution culturelle, la Chine a décidé de se débarrasser tacitement du
marxisme de l’époque maoïste, sans faire trop de tapage pour ne pas ameuter les
masses auparavant conditionnées et les membres du parti. Cette « dé-marxisation »
silencieuse est en fait une redécouverte de List et de ses disciples actuels,
des plans qu’ils ont pensés et qui ressemblent à ceux que le maître initial
avait forgés pour l’Allemagne ou pour les Etats-Unis.
Ces plans ont donné la puissance économique, industrielle et
agricole à ces deux pays. Les divagations idéologiques actuelles créent la
confusion et font émerger des conflits empêchant l’éclosion et la mise en œuvre
de développements utiles dans le domaine des communications, dont l’humanité
toute entière pourrait bénéficier. C’est une politique belliciste et
retardatrice (Carl Schmitt) qui a provoqué les guerres horribles et inutiles de
Syrie et du Donbass. Et ces conflits pourraient, on l’imagine bien, être rapidement
étendu au Caucase (Tchétchénie, Daghestan, Ossétie), aux provinces de l’Est de
la Turquie (les Kurdes contre l’établissement turc), bloquant pour de longues
décennies toute possibilité d’étendre les voies de communication ferroviaires,
les oléoducs et gazoducs et les routes terrestres.
Robert Steuckers.
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