Robert Steuckers:
Réflexions
géopolitiques sur les turbulences du Donbass
Maintes
fois, j’ai eu l’occasion de souligner l’importance de l’Ukraine et plus
spécialement de la
partie orientale de cette nouvelle république née après la dissolution de
l’Union Soviétique. Cette partie, le Donbass, est aujourd’hui en effervescence,
une effervescence fabriquée et importée dans des buts bien précis. Cette région
est en effet une région-portail (une « gateway region » disent les
stratégistes américains), c’est-à-dire une région dont la maîtrise assure le
contrôle et la fluidité optimale des communications entre les blocs impériaux,
les vastes espaces politiquement unifiés, situés à l’Est et à l’Ouest de leur
territoire. Si une puissance extérieure à cet espace finit par contrôler une
telle région-portail, les communications optimales entre les empires voisins se
compliquent voire se tarissent. En l’occurrence, une pacification du Donbass
sans russophobie ni europhobie permettrait à l’Union européenne, à la Russie,
aux petites puissances du Caucase, au Kazakhstan, à l’Iran et finalement à la
Chine de construire et de consolider sur le long terme des réseaux
ferroviaires, routiers et fluviaux donc à fonder des impérialités pratiques
autorisant tous les échanges sur la masse continentale asiatique : nous
aurions un dépassement des infra-impérialismes, des survivances des impérialismes
antagonistes du passé, de tous les internationalismes secs et irrespectueux des
legs du passé, etc. Les dynamismes globaux pourraient s’exprimer mais sans
araser les traditions pluriséculaires voire plurimillénaires des civilisations
qui ont marqué de leur sceau de vastes régions d’Eurasie.
L’histoire
des théories géopolitiques nous l’enseigne : l’impérialisme britannique
hier, l’impérialisme américain aujourd’hui ont toujours refusé toute synergie
continentale à même d’impulser des dynamismes qui échapperaient à leur contrôle
et procureraient aux peuples des fluidités qui ne seraient pas marines. On
connait l’histoire du « Grand Jeu » à partir du 19ème
siècle : la puissance maritime britannique, maîtresse des Indes, cherchait
par tous les moyens à repousser la puissance continentale des tsars loin des
« rimlands » qu’elle entendait contrôler jusqu’à la fin des temps. La
guerre de Crimée n’est pas autre chose qu’une tentative de bloquer la Russie
sur la rive septentrionale de la Mer Noire. Dans Kim, un roman de Kipling situé aux Indes, il s’agit de démasquer
les espions russes qui se promènent, sous prétexte de recherches
archéologiques, géologiques ou zoologiques, dans les montagnes de l’Himalaya ou
de l’Hindou Kouch. Aujourd’hui, on n’envoie pas la Brigade Légère ou les
troupes de Mac Mahon en Crimée : on pratique la guerre de quatrième
génération, la guerre indirecte, le « proxy warfare ». Les combats
qui se déroulent dans le Donbass à l’heure actuelle ne sont finalement que des
réactualisations de ceux qui ont ensanglanté la Crimée entre 1853 et 1856.
Nous
vivons un cycle non encore clos de guerres mondiales depuis les affrontements
franco-britanniques en marge de la guerre européenne de Sept Ans, à la suite de
laquelle la France a perdu l’Inde et le Canada, soit toute prépondérance en
Amérique du Nord et dans le sous-continent indien, dans l’Atlantique Nord et
l’Océan Indien (« Océan du Milieu »). Suite à cette défaite majeure,
Louis XVI poursuit une politique navale qui mènera le Royaume de France à
reprendre le contrôle de l’Atlantique Nord en 1783, suite au soulèvement des
« Insurgés » américains, tandis que, la même année, Catherine II,
Impératrice de toutes les Russies, boute les Ottomans hors de Crimée et y
installe des bases navales russes, dans l’intention de cingler vers
Constantinople, de franchir les Dardanelles et de pénétrer dans le bassin
oriental de la Méditerranée. Catherine II voulait créer une civilisation
éclairée germano-balto-slave entre Baltique et Mer Noire, marqué par les
souvenirs lumineux de l’hellénisme.
La
situation est analogue aujourd’hui. Un retour de la Russie dans les ports de
Crimée signifie, aux yeux des Atlantistes qui ne pensent qu’en termes de
belligérance éternelle, 1) une menace permanente sur la Turquie (en dépit de
l’alliance actuelle et très récente entre Erdogan et Poutine), 2) un risque de
voir Moscou revenir et s’accrocher en Méditerranée orientale, au départ de la
base navale de Tartous en Syrie. Pour enrayer ce processus potentiel, contraire
aux intentions géopolitiques habituelles des puissances maritimes anglo-saxonnes,
il faut désormais, dans la perspective des guerres de quatrième génération,
soit fabriquer une nouvelle « révolution orange » analogue à celles
de 2004 et de 2011, soit, si ce type de subversion ne fonctionne plus, créer un
abcès de fixation durable sous forme d’un conflit chaud plus ou moins
classique, afin d’atteindre un double objectif : barrer la route des
Dardanelles à la Russie, imposer un verrou sur la nouvelle route de la soie
entre l’Europe et la Chine, exactement à l’endroit où Génois et Vénitiens se
connectaient aux voies commerciales de l’Asie centrale, vers l’Inde et la
Chine, principales puissances économiques de la planète avant la révolution
industrielle, la conquête définitive des Indes par les Britanniques et la
destruction de la Chine impériale suite aux guerres de l’opium.
La
stratégie des révolutions de couleur a certes fonctionné en Ukraine mais elle
s’est aussi avérée insuffisante pour éliminer toute présence russe en Crimée et
en Mer Noire ou pour gêner l’utilisation de la voie fluviale que constitue le
Don, qui se jette en Mer Noire juste à l’Est de la péninsule criméenne, un Don
qui lie les espaces maritimes pontique et méditerranéen au cœur des terres
russes. Pour pérenniser un abcès de fixation au flanc d’une Russie qui se
réaffirme, il faut bien davantage que du désordre civil permanent, que des
manifestations ou des concerts de casseroles. Il faut une zone de turbulences
chaudes, il faut exploiter des facteurs plus explosifs, plus incendiaires (ce
n’est pas un hasard si l’on commence à reparler de « pyropolitique »,
c’est-à-dire de stratégies visant littéralement à livrer les pays
récalcitrants -ou les régions-portail
utiles aux adversaires principaux du moment- à un feu dévorateur, celui de la guerre chaude
entretenue sur le long terme ou celui du terrorisme qui manie explosifs,
voitures piégées, etc). Pour déclencher et maintenir cette pyro-stratégie, les
services utiliseront des formes résiduaires de nationalisme outrancier, qui ont
sans doute eu leurs raisons dans l’histoire, comme d’autres reliquats de
nationalismes violents en Europe occidentale. Mais qui aujourd’hui ne servent
plus qu’à asseoir des politiques belligènes et retardatrices d’une grande
synergie eurasiatique. Je rappelle ici que Carl Schmitt qualifiait de
« retardatrices » les puissances thalassocratiques
anglo-saxonnes : ou, plus subtilement, des « accélératrices contre leur
volonté » car leurs démarches retardatrices accéléraient la prise de
conscience de leurs adversaires qui, pour répliquer, ne pouvaient que faire
taire tous leurs antagonismes stériles et anachroniques.
Les
mêmes services retardateurs (ou accélérateurs involontaires, Beschleuniger wider Wille) importeront,
pour parachever l’horreur, dans l’Est de l’Ukraine ou en Crimée, une dose de djihadisme
tchétchène pour pallier le manque d’enthousiasme ou de volontaires. On tentera,
dans la foulée, de lier ce djihadisme, forcément marginal en Ukraine, terre
uniate à l’Ouest, terre orthodoxe au centre, à l’Est et au Sud, à celui des djihadistes
du Caucase ou de Syrie. Il se créera ainsi une internationale des forces
subversives/retardatrices, insoupçonnée pour le commun des téléspectateurs vu
son invraisemblable hétérogénéité, fabriquée au départ de nationalismes
résiduaires, de souvenirs de la seconde guerre mondiale, de particularisme
tatar ou d’islamisme fondamentaliste : les techniques d’ahurissement
médiatique pourront alors donner leur pleine mesure ! C’est là,
précisément, que réside la supériorité des internationales de fausse
résistance, mises en œuvre par les puissances maritimes : elles sont
vendues à un public occidental ignorant à grands renforts de campagnes
médiatiques, un public qui, par le truchement d’une autre propagande
biséculaire, se croit le plus éclairé de la planète où ne vivraient que des
abrutis. Elles parviennent à mobiliser et à unir des forces qui seraient normalement
hostiles les unes aux autres, ou qui s’ignoreraient si aucune impulsion
extérieure ne s’exerçait, dans un projet destructeur dont elles seront les
seules à tirer bénéfice.
Les
Etats-Unis peuvent se permettre une telle stratégie destructrice,
pyropolitique, parce qu’ils sont une puissance extérieure aux espaces russe,
pontique, méditerranéen oriental, proche-oriental. Les effets destructeurs qu’ils enclenchent
n’ont guère d’effets sur leur propre sanctuaire national. La bride est laissée
sur le cou du milliardaire Soros pour créer ce chaos au départ de sociétés en
apparence privées, d’organisations non gouvernementales qui reçoivent tout de
même de larges subsides de fondations liées aux deux principaux partis
américains. Ces interventions subversives sont autant d’indices de ce que la
géopolitique allemande de Karl Haushofer nommait des
« Wachstumsspitzen », soit des « pointes avancées d’une
croissance », en l’occurrence une croissance impérialiste illégitime car
anti-impériale et retardatrice de processus unificateurs et pacificateurs.
La
présence américaine en Méditerranée est déjà l’indice de l’éviction des
puissances maritimes européennes hors de l’espace même de leur propre aire
civilisationnelle. Ce processus d’éviction s’est effectué en plusieurs étapes.
Immédiatement après la première guerre mondiale, est signé le bien oublié
Traité de Washington (1922). Ce Traité impose la parité du tonnage des flottes
de guerre pour les Etats-Unis et le Royaume-Uni (+ /- 500.000 tonnes),
octroie 300.000 tonnes au Japon qui hérite dans le Pacifique de la Micronésie
allemande et ne laisse à la France que 220.000 tonnes et à l’Italie à peine
180.000 tonnes. Les puissances méditerranéennes sont lésées. L’Allemagne et la
jeune URSS ne sont pas concernées par le traité, les bâtiments de la flotte
austro-hongroise ont été détruits ou redistribués aux alliés vainqueurs (dont
la Yougoslavie). Le tonnage et le statut de la flotte allemande sont réglés par
le Traité de Versailles, qui les réduit à presque rien. Les puissances
thalassocratiques sont telles parce qu’elles ont imposé un traité qui jugulait
expressément le tonnage de leurs adversaires ou de leurs alliés putatifs. Aucune
puissance ne pouvait égaler ou dépasser la flotte américaine en plein
développement depuis 1917 ; aucune puissance maritime mineure (ou devenue
mineure) ne pouvait dépasser les tonnages qui leur avaient été imposés en 1922.
Ce Traité de Washington est rarement évoqué, bien qu’il soit déterminant pour
l’histoire mondiale jusqu’à nos jours (où la Chine développe ses capacités
maritimes en face de ses côtes…). On ne l’évoque guère car la France de la
Chambre bleue-horizon, qui chante une victoire chèrement acquise au prix du
précieux sang de ses classes paysannes, voit cette victoire se transformée en
victoire à la Pyrrhus dès le moment où ce Traité de Washington lui barre de
fait la route du large et écorne sa puissance en Méditerranée. La flotte de
220.000 tonnes est certes suffisante pour tenir les parts de l’Empire en
Afrique du Nord et au Levant mais est bien insuffisante pour dominer le large,
pour se projeter vers le Pacifique ou l’Atlantique Sud. Tirpitz l’avait
dit : à l’aube du 20ème siècle, une puissance n’est vraiment
puissante que si elle a pu développer ses capacités navales. L’Italie n’obéira
quasiment jamais aux injonctions du Traité. L’Allemagne ne remontera jamais la
pente, en dépit de son régime totalitaire. La France non plus, ni avant guerre
ni après guerre, malgré les audaces théoriques de l’Amiral Castex à l’ère
gaullienne.
En
1940, l’horrible tragédie de Mers-el-Kébir porte un coup terrible aux capacités
maritimes de la France. A partir de 1945, la présence américaine en
Méditerranée occidentale et orientale, dans le cœur même de l’espace
civilisationnel européen, est prépondérante et se renforce par le soutien
inconditionnel apporté à l’Etat d’Israël, devenu au fil des décennies le
gardien des côtes les plus orientales de la Grande Bleue, à portée du Canal de
Suez. Après l’affaire de Suez en 1956, Britanniques et Français sont vivement
priés de cesser toute revendication dans l’espace est-méditerranéen.
La
double problématique de la Crimée et du Donbass doit être pensée dans ce
contexte général d’éviction des petites et moyennes puissances maritimes hors
des mers intérieures de la grande masse continentale eurasienne. Les grandes
puissances thalassocratiques ont d’abord visé la Méditerranée (et l’Adriatique
qui offre un tremplin vers le cœur de la Mitteleuropa germano-danubienne),
ensuite le Golfe Persique par les interventions successives contre l’Irak de
Saddam Hussein et par le boycott de l’Iran (précédé d’un sabotage de la flotte
du Shah). Aujourd’hui, c’est la volonté de s’immiscer plus profondément encore
dans cette masse continentale, en contrôlant la Mer Noire et en contenant la
Russie le plus loin possible de son littoral, qui justifie les interventions en
Ukraine et en Crimée, le soutien à une Géorgie en voie d’occidentalisation
politique et l’appui indirect, par financement saoudien ou qatari, des djihadistes
tchétchènes ou daghestanais. Demain, en déployant une double stratégie de
soutien et aux djihadistes caucasiens et à un Azerbaïdjan qui, allié à la
Turquie, neutraliserait l’Arménie (encore maîtresse du Nagorno-Karabagh), en
organisant ensuite la subversion de l’Ouzbékistan après le récent décès de son
président Karimov, la thalassocratie américaine visera à contrôler aussi la
Caspienne pour en chasser Russes et Iraniens et pour arrêter la
« Wachstumsspitze » économique chinoise en Ouzbékistan, qui lui livre
désormais la quasi-totalité des hydrocarbures qu’il produit. Finalement, la
stratégie de Brzezinski, élaborée dans son ouvrage Le Grand échiquier (1997), triomphera si aucune résistance ne se
dresse, si aucune rétivité par rapport aux médias dominants ne surgit pour
contrecarrer ce projet faisant fi de la diversité et de la multipolarité du
grand espace eurasien et du monde. Tels sont les enjeux vitaux qui se jouent
aujourd’hui au Donbass. Peu d’Occidentaux l’ont compris. Quelques-uns, des
aventuriers aux cerveaux hardis, participent à ce combat pour préserver
l’héritage de la triple alliance continentale du 18ème entre la
France, l’Autriche et la Russie.
(Forest-Flotzenberg, octobre 2016).
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