L’heure
est grave :
bref entretien avec Robert Steuckers
Propos recueillis par Bertrand Müller
Monsieur
Steuckers, vous êtes étrangement silencieux sur les élections françaises qui,
cette fois, révèlent un enjeu planétaire ? Etes-vous, comme Mélenchon, en
faveur du « ni – ni » ou donnerez-vous des consignes de vote ?
R. : Je reste silencieux car je ne dis jamais rien
sur les élections avant que les résultats définitifs ne tombent. Je ne donne
jamais de consigne de vote, car je sais que le peuple au sein duquel je vis est
tiraillé entre des options politiques et idéologiques différentes que je suis
bien obligé d’accepter car je n’ai pas les moyens matériels, je veux dire
médiatiques, pour changer cette donne. Mon vieux principe est donc de ne rien
dire. J’y resterai fidèle. Et ne commenterai les élections qu’après coup, comme
le font Thomas Ferrier l’européiste en France ou mon compatriote polyglotte
Lionel Baland, du moins si on me le demande. De plus, je n’ai pas la prétention
de donner des consignes de vote à mes voisins néerlandais, allemands ou
français. Je ne vote pas dans ces pays, mon avis n’y a finalement aucune
importance.
Mais vous avez raison : l’enjeu est cette fois de
taille. Le néolibéralisme, idéologie à prétention planétaire depuis bientôt une
quarantaine d’années, tente d’engager la bataille finale. Elle entend contrôler
la planète entière et s’attaque désormais à la France qui, en Europe, a
longtemps résisté par le simple effet du poids de son étatisme (dont on peut
critiquer certains aspects). L’objectif du planétarisme néolibéral est d’effacer
définitivement sur le sous-continent européen les dernières traces d’une
économie non libérale, non manchestérienne. En même temps, l’effacement de ces
traces signifie automatiquement l’affaiblissement politique et économique de
notre continent, dont le modèle, tous vernis idéologiques confondus, reposait
sur la solidarité et la redistribution.
L’objectif du mondialisme est d’obtenir une majorité au
conseil de sécurité de l’ONU : avec une France gaullienne, le risque, pour
l’hégémonisme occidental était de voir se constituer, à l’occasion de chaque
crise qui aurait secoué le monde, un bloc de trois puissances disposant du veto
(la Russie, la Chine et la France) contre le duopole anglo-saxon. Cette
opposition s’était déjà manifestée de
facto lors de la guerre contre l’Irak de 2003, quand Chirac, fidèle aux
positions gaulliennes, n’avait pas marché dans la combine. C’est la raison pour
laquelle les réseaux globalistes/néolibéraux ont manœuvré pour hisser d’abord
Sarközy puis Hollande au pouvoir. Macron doit poursuivre cette ligne, avec les mêmes
sinistres cliques d'illuminés et d'écervelés à ses côtés. L’Occident
libéral, dès ce moment fatidique, disposait d’une majorité au conseil de
sécurité de l’ONU (France, Royaume-Uni, Etats-Unis) contre le tandem sino-russe,
oeuvrant à la dynamisation de l’espace eurasien. Cette majorité occidentale
permettait et permettra de poursuivre la politique désastreuse entamée en Syrie,
en Ukraine et en Libye. Personne en Europe n’a intérêt à ce que ces désastres
inutiles et sanglants s’accentuent, se perpétuent et se pérennisent. A ce
tropisme occidental, réintroduit dans la pratique internationale de la France par
Sarközy, s’ajoute l’inquiétante inféodation du pays aux pétromonarchies qatarie
et saoudienne.
La question qui se pose à la France est dès lors celle-ci :
où se situe l’Etat profond ? Aux Etats-Unis, c’était clair. Et ce l’est
resté. Trump a joué une comédie inouïe en tablant sur l’électorat traditionnellement
pacifiste et isolationniste des Etats du centre des Etats-Unis, peuplés de
Blancs de toutes sortes d’origine : des Irlandais catholiques, des
Scandinaves et surtout des Allemands, qui ne partagent pas (ou seulement
mollement) les fanatismes profondément ancrés des Américains d’origine
britannique. Il n’a pas fallu deux mois au nouveau président, en qui les hommes
de bon sens avaient placé tant d’espoirs, pour se réaligner sur l’Etat profond,
marqué par le fanatisme enragé des puritanismes et autres fondamentalismes
protestants.
En France, la question se pose : quel est l’Etat
profond ? Celui que voulait de Gaulle ? Avec une souveraineté bien
profilée, un projet et un modèle distinct du libéralisme pur à l’anglo-saxonne
et distinct aussi du communisme soviétique ? Un modèle préconisant une
troisième voie telle celle annoncée à Phnom Penh en 1966 ? Avec une
diplomatie nuancée, respectueuse des régimes nés de l’histoire particulière des
peuples, comme le voulaient un Maurice Couve de Murville et un Michel Jobert ?
Ou bien,
l'Etat profond est-il désormais aux mains d'autres forces, poursuit-il un
projet planétaire, déterritorialisé et destructeur, jusqu'ici jugulé vaille que
vaille? L'Etat gaullien, clausewitzien et napoléonien de nature, a-t-il
définitivement cédé le terrain aux alchimistes fous, prêts à se livrer à toutes
les expérimentations biscornues?
On sait que le néoconservatisme américain, idéologie qui
accompagne le néolibéralisme comme si elle était sa sœur siamoise, balaie la
diplomatie comme une vieillerie et entend imposer au monde un seul et unique
modèle : le sien. Le monde n’est pas un « universum » mais un « pluriversum ».
Il le demeurera car on ne peut en gommer la variété. L’objectif postélectoral
doit être de maintenir un maximum d’ouverture, impératif politique majeur
réclamé jadis par Claude Lévi-Strauss, réactualisé aujourd’hui avec brio par
Hervé Juvin. Le projet néolibéral veut araser cette variété. L’option
multipolaire réclamée jadis par Couve de Murville et aujourd’hui par les Russes
et les Chinois participe d’une volonté de liberté. Cette option volontariste et
libertaire s’oppose à un désir puritain et occidental qui, au bout du compte, s’avèrera
une impossibilité pratique. Le divers du monde respecte ce qui va au-delà du rationalisme
méthodique toute en participant de la raison pratique. L’objectif araseur du
globalisme néolibéral et néoconservateur bute contre une impossibilité
pratique. Tel est l’enjeu.
Cet enjeu est essentiellement planétaire, concerne en
premier lieu la politique internationale. Il a aussi un impact en toute
politique intérieure, en France, en Europe, partout ailleurs et même dans les
zones laissées pour compte sur le territoire même de la principale puissance
hégémonique dirigée aujourd’hui par Donald Trump. Préserver les possibles en
diplomatie implique de préserver une pluralité de modèles économiques et
sociaux à l’intérieur même des Etats et des régions de ces mêmes Etats. En France,
pourquoi ne pas réactiver les politiques socio-économiques de l’intéressement
et de la participation, pourquoi ne pas réintroduire le projet d’un Sénat des
régions et des professions, afin d’offrir un véritablement modèle alternatif ?
Toute idéologie planétaire, le communisme d’hier ou le néolibéralisme d’aujourd’hui,
en préconisant un modèle unique à appliquer en tous points de la planète, ignore
les lois de la variété requise, ignore les déterminations voulues par le temps
et par l’espace. Cette ignorance la condamne à terme à l’implosion. Mais avant
que cette implosion finale n’advienne, ces idéologies feront de terribles
dégâts. On le voit d’ores et déjà : nous titubons de crise en crise, nous
vidons nos pays de leur substance industrielle et agricole, on anémie les
familles constitutives de nos peuples en rendant impossible toute transmission
matérielle, culturelle et spirituelle. La catastrophe sera tout à la fois
économique, culturelle et biologique. Il faut donc une force katéchonique pour la
conjurer.
L’abandon d’une idéologie pernicieuse, ignorant les
ressorts du temps et de l’espace, est un impératif de l’heure. Et cet abandon
doit être immédiatement suivi et d’un retour sain aux tissus réels et hérités
de nos traditions et de nos sociétés historiques et d’une volonté d’éradiquer
définitivement les fauteurs de désastres, afin de leur ôter pour toujours l’envie
de réguler la vie des hommes de chair et de sang.
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