Robert Steuckers:
L’Allemagne
et l’Orient jusqu’en 1918
Brève
allocution lors d’une journée historique tenue à Louvain, 5 août 2017
Chers amis,
Pour cette journée, où l’amitié compte plus que l’étalage
du savoir, je serai bref, insuffisamment exhaustif pour évoquer le rapport,
bien plus complexe que je ne pourrai le dire aujourd’hui, entre l’Allemagne et
ce qu’il est convenu d’appeler l’ « Orient ».
Pour ne pas allonger plus que de raison cette allocution,
je me suis concentré sur une seule source : l’excellent ouvrage de
Jules Stewart,
The
Kaiser’s Mission to Kabul – Secret Expedition to Afghanistan in World War I,
I.B.
Tauris, London, 2014.
Avant
d’entrer dans le vif du sujet, il convient d’abord de rappeler que le terme
d’“Orient”, tel qu’il fut utilisé dans l’expression consacrée des diplomates du
19ème siècle, soit la « Question d’Orient », concernait
tout d’abord les Balkans, alors encore sous tutelle ottomane. Les Européens du
début du 19ème siècle, pour la première fois dans l’histoire
médiévale et moderne, pour la première fois depuis la protohistoire avec les
peuples cavaliers pré-iraniens et depuis l’aventure d’Alexandre le Grand,
sortaient d’une misère et d’un sous-développement par rapport à la puissance
ottomane de Soliman le Magnifique, par rapport à la civilisation indienne et à
l’Empire chinois. Il leur fallait parachever l’unité du continent dans une
période de paix relative, inaugurée par le Congrès de Vienne de 1814 et pour ce
faire, libérer les Balkans, à commencer par la Grèce chère aux Philhellènes
dont Lord Byron. Deux puissances s’étaient déjà donné pour tâche d’effacer toute
présence ottomane en Europe : l’Autriche-Hongrie et la Russie. Alliées
dans cette tâche au 18ème siècle, elles s’opposeront l’une à l’autre
jusqu’à devenir ennemies au courant du 19ème. L’Autriche-Hongrie se
donnait pour mission historique de contrôler l’ensemble du bassin danubien
jusqu’à son delta sur la Mer Noire. La Russie, quant à elle, visait la
libération de tous les peuples slaves et orthodoxes des Balkans, ce qui
impliquait de contrôler le cours du Danube en Roumanie et en Serbie et
d’obtenir en Mer Egée et sur la côte adriatique des points d’appui dans le
bassin oriental de la Méditerranée que l’Angleterre considérait comme sa
« chasse gardée ». Pour les stratèges de Londres, aucune puissance
européenne, a fortiori la Russie avec son immense hinterland, ne pouvait
asseoir une domination quelconque sur ce bassin oriental de la Grande Bleue ni
même y asseoir une présence trop gênante sur ce maillon indispensable le long
de la route maritime des Indes, alors que l’on envisageait déjà de creuser le
Canal de Suez. Contenir la Russie sur la rive nord de la Mer Noire était
l’impératif majeur des Britanniques : c’est la raison du déclenchement de
la Guerre de Crimée (et, subséquemment, des événements actuels en
Ukraine !), c’est aussi la raison qui a conduit la marine anglaise à
soutenir les Ottomans moribonds dans la guerre qui les a opposés à la coalition
des orthodoxes balkaniques soutenus par Saint-Pétersbourg en 1877-1878. Il est
important de se remémorer ces faits pour comprendre la dynamique à l’œuvre aujourd’hui.
Si la Turquie existe en tant qu’Etat et si sa position géographique idéale lui
permet de dicter sa volonté à ses voisins ou d’y avancer ses pions, c’est parce
qu’elle a reçu l’appui anglais en 1877-1878. Au seul prix d’une cession de
Chypre à l’Angleterre (1878).
La
Turquie actuelle, et, avant elle, l’Empire ottoman, doit donc sa survie à
l’Angleterre dans son long combat pour contenir la Russie loin des mers chaudes
et loin des routes maritimes vers les Indes. L’Angleterre est certes sa seule
alliée dans le concert européen mais cette alliée limite l’influence et la
souveraineté de l’Empire ottoman. En effet, en cédant Chypre aux Anglais en
1878, les Ottomans ont renoncé à une conquête chèrement acquise au 16ème
siècle, qu’ils entendaient pourtant conserver à tout prix, si bien qu’après le
désastre turc de Lépante en 1571, le Sultan avait pu dire : « En
détruisant notre flotte à Lépante, ils nous ont rasé la barbe ; en leur
prenant Chypre en 1570, nous leur avons coupé le bras ». L’importance que
les Turcs accordent à Chypre s’est révélée une fois de plus en 1974, lors de
l’invasion de l’île par leurs armées et par l’entêtement actuel d’y demeurer
envers et contre tout (et tous !). L’abandon de Chypre ne fut pas le seul
ressac ottoman devant les Britanniques : en 1882, l’Egypte, théoriquement
une dépendance de la Sublime Porte, passe entièrement sous contrôle
britannique. Les Anglais, sous l’impulsion de Gordon, envahissent alors le
Soudan afin de contrôler tout le cours du Nil. En 1885, Gordon est tué à
Khartoum par les mahdistes, secte guerrière islamiste et fondamentaliste que
l’on a parfois appelé les « derviches » (une vitrine du Musée de
l’Armée à Bruxelles rappelle ces événements et la brève intervention belge
contre les mahdistes dans le sud du Soudan à l’époque).
Avec
l’élimination progressive de toute présence ottomane dans les Balkans, sous
l’action des peuples balkaniques eux-mêmes, la « Question d’Orient »
cesse de conserver son acception limitée au Sud-Est européen et finit par s’étendre
à tout l’espace jadis conquis par Alexandre le Grand. Elle concerne donc
l’Iran, ou la Perse comme on disait à l’époque. La Perse du 19ème
craignait surtout la Russie qui avait conquis, à ses dépens, l’Azerbaïdjan et
entendait se tailler des zones d’influence dans la région, surtout sur le
littoral de la Caspienne. Les Perses ne font pas davantage confiance aux
Anglais qui, eux, cherchent aussi à contrôler une partie du territoire persan
dans le sud pour assurer une liaison entre la Méditerranée et les Indes
(l’objectif des impérialistes maximalistes de Londres était de relier
territorialement et ferroviairement le Cap au Caire et le Caire à Calcutta).
Pour amorcer sa modernisation, la Perse fait alors appel à d’autres
Européens : les Suédois pour encadrer les éléments modernes de leur armée ;
les Belges pour mettre sur pied leur système douanier. Les Anglais utiliseront
la stratégie du « regime change » avant la lettre, cherchant, via
toutes sortes de dissidents, à imposer à la Perse un régime de monarchie
constitutionnelle calqué sur le modèle belge !
L’Inde
entrera à son tour dans la définition d’un vaste « Orient ». Au 19ème
siècle, l’Inde est l’objet du « Grand Jeu » entre la Russie, qui est
censée chercher un débouché sur l’Océan Indien, et l’Angleterre qui compte
coûte que coûte défendre ses possessions indiennes contre la grande puissance
continentale qu’est la Russie qui avance inexorablement vers les terres persanes,
afghanes et indiennes, en conquérant l’Asie centrale musulmane, jusqu’aux zones
qui font aujourd’hui partie du Turkménistan et de l’Ouzbékistan. Pour notre
auteur, Jules Stewart, cette hantise des milieux militaires et diplomatiques de
Londres relevait de la paranoïa pure et simple depuis que le Tsar Paul 1er
avait tenté vainement, par une alliance hypothétique avec Napoléon, de
maîtriser la Perse et l’Inde. Nul mieux qu’Henri Troyat a décrit l’action
politique de ce Tsar. Je vous engage à lire les biographies des tsars et
tsarines qu’a ciselées cet auteur français d’origine arménienne. Rien de bien
substantiel ne permet, selon Stewart, d’attester que les gouvernants russes
convoitaient les Indes anglaises. Seuls quelques généraux isolés couchaient sur
le papier le syllogisme suivant : « Qui possède les Indes règne sur
le monde ». Si la Russie sera considérée, quelques décennies plus tard,
comme le « Heartland », la « Terre du Milieu » par les
géographes militaires britanniques (à la suite des thèses de Halford John
Mackinder), l’Océan Indien sera considéré comme la « Heartsea », l’
« Océan du Milieu ». L’Inde est dès lors la « civilisation du
milieu », située entre l’Europe et la Chine. Cette civilisation du milieu
a été ruinée par la colonisation britannique de la fin du 18ème au
19ème.
Face
à ce « Grand Jeu » entre Britanniques et Russes, l’Allemagne, qui
vient à peine de trouver son unité en 1871, finit, au bout d’un moment, par
rêver d’une Inde indépendante mais influencée par l’esprit allemand, lui-même
nourri d’orientalisme indien, védique/sanskrit, via des travaux précis de
philologie ou par la philosophie de Schopenhauer. Quand éclate la première
guerre mondiale, le désir est d’atteindre l’Inde, de la soulever contre son
oppresseur britannique. La seule voie permettant d’atteindre le sous-continent
de la « civilisation du milieu » passe par l’Afghanistan. Une
alliance avec l’Afghanistan permettrait dès lors d’influencer politiquement,
militairement et culturellement l’Inde. A la fin du 19ème siècle,
l’Afghanistan n’est plus une puissance militaire et politique sérieuse, malgré
les victoires afghanes lors des deux premières guerres anglo-afghanes du 19ème
siècle. Son territoire demeure toutefois le seul tremplin possible pour
atteindre directement ou indirectement les possessions britanniques des Indes.
Pour comprendre la dynamique de l’histoire afghane, il faut revenir au 18ème
siècle. En 1747, Ahmad Shah Durrani règne grâce à l’appui des tribus
pachtounes. Son pouvoir s’étend de l’Iran au Cachemire, de l’Asie centrale à
l’Océan Indien. Ce sera le dernier grand empire afghan de l’histoire. En 1773,
quand ce Shah pachtoune meurt, cet empire tombe en quenouille. Ses successeurs
sont faibles, incapables de calmer les ardeurs des fractions qui s’affrontent.
A l’Est de cet ensemble centré sur les territoires pachtounes, les Sikhs se
révoltent et chassent les Afghans de leurs territoires, créant, à partir de
1780, un empire sikh qui sera annexé par les Britanniques en 1849. Rappelons
que les Sikhs constituent un mouvement religieux indien hostile aux musulmans, bien
que strictement monothéiste, obligeant ses membres à adopter souvent des rites
contraires à ceux de l’islam.
A
partir de la dissolution de l’empire d’Ahmad Shah Durrani et du réveil sikh,
les Afghans ne seront plus des envahisseurs souvent victorieux, comme dans le
passé, mais seront systématiquement envahis. Ils ne seront toutefois pas
colonisés car ils parviendront toujours à épuiser les forces de leurs ennemis,
comme dans les deux guerres anglo-afghanes de 1838 (qui se terminera par un
désastre pour l’armée anglaise) et de 1878. Une troisième guerre anglo-afghane,
celle de 1919, a obligé Londres à reconnaître définitivement l’indépendance de
l’Afghanistan, avec, pour contrepartie, la cessation de tout paiement au
bénéfice du monarque ou du gouvernement de Kaboul. Le pays vivra dans la paix
jusqu’à l’entrée des troupes soviétiques en décembre 1979.
Pourquoi
les Britanniques ont-ils toujours montré un intérêt si pressant pour le
territoire afghan ? Parce qu’ils ont toujours craint une invasion russe
des Indes qui, comme toutes les invasions de l’histoire dans cette partie
précise du monde, passerait forcément par l’Afghanistan. Or, rappelle Stawart
dans son livre (p. 4) : « Il n’y a aucune preuve, mises à part
quelques déclarations belliqueuses imprimées dans des journaux ou des revues
russes, que Saint-Pétersbourg considérait sérieusement d’étendre démesurément
les lignes logistiques de ses armées, sur des distances de centaines de
kilomètres dans des zones tribales dangereuses, pour aller affronter des forces
britanniques puissantes qui les auraient attendues aux portes des Indes ».
En 1878, au moment où l’Empire britannique s’assure la maîtrise de Chypre pour
avoir aidé l’Empire ottoman à contenir les Roumains, les Bulgares et les
Russes, la situation est peut-être plus préoccupante pour les Anglais qu’en
1838, année où s’était décidée la première guerre anglo-afghane. Les Russes ont
déjà conquis une bonne partie de l’Asie centrale : Tachkent (1865),
Samarkand (1868), Krasnovodsk (1869), Andijan (1871), Khiva (1873), Boukhara
(1876). L’Empire russe s’approche donc des frontières afghanes et indiennes.
Cette avancée provoque les craintes anglaises. En 1881, un an avant que les
Anglais s’emparent de l’Egypte, le Tsar Alexandre II est assassiné par des
éléments révolutionnaires. La spéculation est ouverte, évidemment : qui
aurait bien pu téléguider ces terroristes, qui sont certes le produit des
mécontentements qui traversaient la société russe en pleine mutation à
l’époque ? Si l’on retient l’hypothèse d’une possible intervention
extérieure occulte, on peut imaginer l’action de services visant à priver
l’Empire tsariste d’un monarque capable de gérer efficacement ses immenses
territoires et de donner la puissance civile et militaire à un Etat que
d’aucuns perçoivent comme un rival incontournable. Les conquêtes russes sous le
règne d’Alexandre II avaient été parachevées en moins de cinq ans, sans
bénéficier d’une logistique moderne, sans chemins de fer ou voies fluviales
navigables.
Devant
le spectacle géant qu’offrait cette lutte entre une puissance maritime
maîtresse de la « civilisation du milieu » et de l’Océan du Milieu,
l’Allemagne de Bismarck reste très sceptique. Le Chancelier de Fer ne
s’intéresse pas aux conquêtes coloniales. Il disait déjà des Balkans
« qu’ils ne valaient pas les os d’un pauvre mousquetaire
poméranien ». Bismarck veut un nouveau Reich prussianisé qui soit centré
sur l’Europe et sur l’Europe seule, dont il est le cœur ; ou, pour
reprendre l’image qu’utilisait le géopolitologue et général autrichien Heinrich
Jordis von Lohausen, ce Reich, né dans la Galerie des Glaces de Versailles en
1871, ou ce Zollverein qui l’a
précédé dans les décennies antérieures, est la paume d’une main à laquelle sont
accrochés cinq doigts soit cinq péninsules ou îles : la Scandinavie,
l’ensemble insulaire britannique, l’Ibérie, l’Italie et les Balkans. C’est la
paume qui tient les doigts. Sans une paume saine et solide, la civilisation
européenne n’a pas de cohérence, n’est qu’un ensemble disparate. A l’époque de
Bismarck, le penseur Constantin Frantz, dans son oeuvre fondamentale que l’on
ferait bien de relire régulièrement, voyait les deux puissances occidentales,
la France et l’Angleterre comme des puissances qui renonçaient à leur
européanité parce qu’elles s’étaient embarquées dans des conquêtes coloniales
qui risquaient d’importer en Europe des conflits d’intérêts nés en dehors de
leur propre espace civilisationnel. Ces puissances s’étaient extraverties,
oubliaient la fraternité qui devait nécessairement les lier aux autres
Européens. L’équilibre de notre civilisation se voyait ainsi ébranlé et deux
puissances importantes de la Pentarchie issue du Congrès de Vienne de 1814
cessaient de partager le destin de leurs voisins. Frantz était pourtant un
adversaire du Reich prussianisé de Bismarck : pour lui l’idéal était un
retour à la souplesse du Reich traditionnel qu’incarnait l’Autriche.
La
politique sceptique de Bismarck était partagée par les deux premiers empereurs
prussiens, dont le père de Guillaume II, Frédéric III, qui ne régna que 99
jours. La prudence de Bismarck ne correspondait pas aux vues du jeune Kaiser
Guillaume. Celui-ci, pourtant à moitié anglais, a très tôt décidé d’affronter
la Grande-Bretagne dans une course à la puissance. Il estime que son empire a
le droit d’avoir une vaste place au soleil dans le monde où l’Empire
britannique se taille la part du lion. La première démarche d’extraversion
allemande sera d’armer les Ottomans et de les outiller économiquement :
l’Allemagne, aussitôt, prend pied sur le marché ottoman. La part de ses
transactions commerciales avec « l’homme malade du Bosphore » passe
très rapidement de 6 à 21%. Les Britanniques sont houspillés hors du marché
turc : leurs parts passent de 60 à 35%. Très vite, l’Allemagne de
Guillaume II tient 45% du marché turc, plus que les parts cumulées de la France
et de l’Angleterre. Cette politique est diamétralement opposée à celle de
Bismarck, qui se voulait équilibrée, européo-centrée et ne cherchait jamais à
battre un adversaire commercial sur le terrain. Devant ces succès de la
nouvelle politique extérieure allemande à partir de l’éviction de Bismarck, la
France constate qu’elle ne joue presque plus aucun rôle majeur dans le Levant.
Les Britanniques voient plutôt la situation d’un bon œil et, dans un premier
temps, dans les années 1890, adoptent l’attitude du fairplay : ils
estiment que les Allemands les soulagent d’un fardeau, celui d’armer eux-mêmes
les Ottomans contre les Russes, selon les critères avérés d’une politique
d’endiguement pratiquée depuis longtemps contre la plus grande des puissances
continentales. Les Russes, eux, sont furieux : leur allié traditionnel en
Europe du centre et de l’Ouest, surtout sous l’impulsion de Bismarck, arme
désormais leur ennemi héréditaire, celui qui occupe illégitimement
Constantinople et a désacralisé Sainte-Sophie. Les futurs camps de la première
guerre mondiale se mettent ainsi en place : mais l’Entente n’est pas
encore réellement forgée puisque l’Angleterre s’est violemment opposée aux
avancées françaises en direction du Nil. Ce sera l’incident de Fachoda qui a
failli déclencher une guerre anglo-française. Le Nil de son delta à sa source
devait, selon les stratégistes britanniques de l’époque, être inclus dans
l’Empire de Victoria ; de même, aucune puissance européenne majeure ne
pouvait se tailler une fenêtre sur l’Océan Indien. En 1898, l’année de Fachoda,
Guillaume II fait une tournée dans l’Empire ottoman. Il arrive à
Constantinople, visite ensuite Damas et Jérusalem. Il déclare être le
protecteur de l’islam, ce qui fait croire aux simples sujets musulmans de la
Sublime Porte que les Allemands se sont convertis à l’islam. L’artisan de la
politique ottomane et musulmane de Guillaume II est Max von Oppenheim. Cet
aristocrate d’origine israélite est officiellement un
« archéologue ». Il entend fabriquer une idéologie panislamique au
service de l’expansion allemande.
Dans
ce contexte naît aussi le fameux projet d’un chemin de fer de Berlin à Bagdad.
Avec, en Syrie, la possibilité de bifurquer vers La Mecque, rendant aisé et peu
coûteux le pèlerinage rituel des musulmans, tout en rentabilisant la ligne,
potentiellement très fréquentée. Le Berlin-Bagdad suit un tracé stratégique car
il donne accès au cuivre du Taurus, au pétrole de Mossoul et au coton de la
Mésopotamie, autant de matières premières indispensables à une Europe centrale
qui en est totalement dépourvue et n’a pas de colonies où s’en procurer à bon
marché. Les chemins de fer sont la hantise des Britanniques qui voient en eux
un procédé technique qui annule partiellement les avantages de leur flotte
commerciale. De plus, un chemin de fer qui va de l’Europe centrale, dominée par
le challengeur allemand, à Bagdad se rapproche dangereusement du Golfe
Persique, fenêtre stratégique très importante sur l’Océan Indien. Le
géopolitologue et cartographe allemand Walter Pahl, issu des centres d’études
syndicaux, démontrait que l’Empire britannique avait pour clef de voûte le
sous-continent indien et cherchait, entre l’Afrique du Sud et l’Australie, à
créer un « arc » qu’aucune puissance européenne véritablement
efficace ne pouvait percer. Seule l’Italie, faible et sous-développée avant le
fascisme, pouvait avoir une partie de la Somalie ; la France pouvait
conserver Madagascar (qui sera rapidement occupé en 1941) et Djibouti ;
l’Indochine donnait plutôt sur le Pacifique et ne troublait pas l’harmonie de
l’« arc » ; les Pays-Bas, liés historiquement à l’Angleterre,
gardaient l’Insulinde (l’Indonésie) mais sans Singapour, gardienne d’un goulot
d’étranglement entre les immensités océaniques du Pacifique et l’« Océan
du Milieu ». Au moment où le projet du chemin de fer Berlin-Bagdad prenait
forme, les Russes achèvent la ligne Saint-Pétersbourg/Samarkand, s’approchant
dangereusement de Hérat, la porte occidentale de l’Afghanistan. De plus, dans
les débats politiques russes, un certain général Leonid Skobolev plaide pour
une destruction définitive de l’Empire ottoman, ce qui constituerait, avec
Guillaume II, un casus belli avec
l’Allemagne. Skobolev entend annexer Constantinople. Les Britanniques
constatent qu’ils ont trois ennemis potentiels : les affronter tous les
trois, au risque de les voir s’allier entre eux, est difficile sinon
impossible. Il faut donc faire un choix. Arthur Balfour demande que le Koweit
devienne un protectorat britannique. Lord Landowne répète qu’aucune autre puissance
européenne ne doit avoir accès au Golfe Persique. Lord Kitchener et Lord Curzon
expliquent à leurs contemporains que les chemins de fer construits par les
Russes et les Allemands sont autant de tentatives d’atteindre les Indes pour
les arracher à l’Empire de Victoria et de ses successeurs. Ces projets
ferroviaires constituent donc tous des dangers pour la domination britannique
sur le Golfe Persique, désormais à cinq jours de voyage de Berlin. Cependant,
le Berlin-Bagdad était loin, très loin, d’être achevé en 1914. Curieusement,
Churchill, n’est pas alarmé : pour lui, « ce n’est pas une route
maritime » donc c’est moins dangereux car cela n’empêchera pas les Britanniques,
le cas échéant, de pratiquer un blocus.
En
1907, la future Entente prend forme, avec la « Convention
anglo-russe ». Dorénavant, la Russie, pour Londres, n’est plus perçue
comme l’ennemie principale qui menace les Indes. L’ennemi principal est
désormais l’Allemagne. La France est vue comme un partenaire mineur à qui on
laisse le Maroc à condition qu’il ne s’occupe plus de l’Egypte et du Nil. La
Russie est un futur partenaire contre une Allemagne qui arme les Ottomans. Le
Tsar Nicolas II n’est plus décrit comme un suppôt de Satan dans la presse
londonienne. La « Convention anglo-russe » décide d’octroyer à
chacune des deux puissances signataires des zones d’influence en Perse. Les
Allemands, de leur côté, constatent qu’ils sont encerclés et que l’Inde est
faible sur ses frontières avec l’Iran, l’Afghanistan et le Tibet. Ils doivent
dès lors chercher à asseoir leur influence 1) en Iran, dans les régions situées
entre les zones russes et anglaises (que parcourront par la suite Wassmuss, von
Hentig et Niedermayer) ; 2) en Afghanistan, parce qu’il a été de tous
temps le tremplin permettant aux conquérants d’entrer en Inde ; 3) au
Tibet et en Inde où ils doivent former de nouvelles générations d’intellectuels
indépendantistes, hostiles à l’Angleterre et favorables à l’Allemagne.
En
Afghanistan, à l’époque, règne le roi Habiboullah, une forte personnalité. Il
est pro-britannique, moderniste sur le plan des mœurs et par son féminisme qui
ouvre des écoles pour les filles. Il s’habille à l’occidentale et assure la
modernisation de son pays. Il n’a jamais quitté l’Afghanistan. Il n’est pas sur
la même longueur d’onde que son frère Nasroullah qui est tout à la fois
moderniste (mais sur le seul plan technique, non sur les moeurs) et islamiste,
alors qu’il a souvent voyagé à l’étranger. Nasroullah est pro-allemand. Le
principal intellectuel du royaume d’Afghanistan est le journaliste Mahmoud
Tarzi, adepte d’un « nationalisme islamique ». De 1910 à 1914, les
zones tribales de l’actuel Pakistan sont en ébullition : la répression britannique
est sévère. Les Pachtounes afghans veulent porter secours à leurs frères de
race et se mettent en mouvement en direction de la frontière. Nasroullah fait
distribuer 5000 fusils et 500.000 cartouches aux guerriers tribaux pachtounes.
Habiboullah réagit très rapidement et promet de punir avec la plus extrême
sévérité tous ceux qui entendent attaquer les Indes britanniques. Habiboullah
réclame, devant l’assemblée venue l’écouter alors que les Pachtounes appellent
au djihad contre les Anglais, qu’on lui apporte un Coran ; il met ses
contradicteurs au défi « de trouver un verset ou un chapitre du Coran qui
appelle au djihad contre ses amis » (Stewart, p. 24). « Il menaça
alors d’arracher la langue à tous ceux qui oseraient encore appeler au djihad
et de faire trancher les pieds de ceux qui seraient surpris à marcher vers les
zones de combat » (ibid.).
Ce
discours féroce n’empêcha pas un mouvement pro-allemand d’éclore au sein de la
société afghane/pachtoune, immédiatement avant le déclenchement de la première
guerre mondiale, mouvement d’opinion similaire à celui que l’on repérait au
Maroc. En Libye, les Sénoussistes anti-italiens seront d’abord appuyés par les
Turcs, ensuite, après 1918, par les Britanniques. En 1914, l’Empire britannique
entre donc en guerre contre l’Allemagne, allié à la France et à la Russie, ses
anciennes ennemies. Mais cette guerre est aussi une guerre contre l’Empire
ottoman, allié des Allemands. Les Britanniques sont obligés de réduire leurs
garnisons en Inde. Les soldats indiens de l’Empire et les troupes coloniales
anglaises sont expédiés sur le front occidental. L’Inde est très mal défendue
pendant le conflit : il n’y a plus que 15.000 soldats britanniques dans le
sous-continent. Habiboullah se déclare neutre mais ses adversaires considèrent
que cette neutralité est favorable aux seuls Britanniques. Nasroullah,
pro-allemand, est corrompu, ce qui dessert sa popularité, mais il fonde, avec
l’intellectuel Tarzi, le « mouvement jeune-afghan », calque du
mouvement jeune-turc au pouvoir à Constantinople.
A
Berlin, Max von Oppenheim, qui connaissait T. E. Lawrence pour l’avoir
rencontré sur des sites archéologiques au Levant et en Mésopotamie, préconise
deux stratégies : 1) aider l’armée turque à entrer en Egypte le plus vite
possible ; 2) susciter une révolte générale dans les Indes anglaises.
Ludwig von Moltke réclame aussitôt le soutien à tous les mouvements subversifs
en Inde. Un « Berlin Committee » voit le jour pour s’ouvrir à tous
les contestataires indiens en Europe. Ce seront principalement des musulmans
qui l’animeront mais il y aura aussi des Hindous et des Sikhs. Franz von Papen,
qui cherchera ultérieurement à organiser des sabotages aux Etats-Unis,
préconise l’achat d’armes américaines pour les envoyer aux Indes via le territoire
américain (encore neutre en 1914) ou le Mexique. L’entreprise tournera au
fiasco car les Néerlandais confisqueront toutes les armes quand elles
arriveront dans les ports de l’Insulinde hollandaise.
Comme
les musulmans, en général, n’admirent que les vainqueurs, les Allemands, au
début de la guerre, ont la cote grâce à leurs succès contre les Russes à
Tannenberg, contre les Serbes dans les Balkans, contre les Français avant la
bataille de la Marne et surtout pour les victoires germano-turques à Gallipoli
et à Kut-al-Amara en Irak, avec von der Goltz. A Berlin, on décide de lancer
des opérations en Orient, avec pour but principal de soulever les Afghans
contre les Britanniques et de les amener à envahir les Indes, obligeant ainsi
les Britanniques à dégarnir le front picard qu’ils tiennent en France. Trois
hommes seront sélectionnés pour mener ces opérations à bien : 1) Werner
Otto von Hentig, diplomate avec une riche expérience en Chine, en Perse et dans
l’Empire ottoman. On le rappelle du front russe ; 2) Oskar von
Niedermayer, officier d’artillerie, géographe maîtrisant parfaitement la langue
persane et ancien explorateur chevronné qui fut le premier Européen à traverser
le terrible désert iranien du Dasht-i-Lout ; 3) Wilhelm Wassmuss,
diplomate que les Anglais surnommeront le « Lawrence
allemand » ; il avait commencé sa carrière à Madagascar pour la
poursuivre en Perse, où il fut consul à Bouchir, puis au Caire où le
déclenchement de la première guerre mondiale le surprend ; il met ses
connaissances de la Perse au service de son pays et est recruté pour participer
à l’opération commune ; il se disputera avec Niedermayer et von Hentig,
qui vise le soulèvement des Afghans, et organisera la guérilla de tribus
persanes contre l’occupation britannique, forçant les Anglais à créer des
unités locales, les « South Persian Rifles » pour venir à bout de ces
soulèvements ; après la guerre, il tentera en vain de débloquer les fonds
promis aux tribus perses pour perpétuer l’abcès de fixation en dépit de la
défaite allemande ; l’échec de ses démarches lui briseront le moral ;
il meurt en 1931, à peine âgé de 51 ans.
Werner
von Hentig et Oskar von Niedermayer sont tous deux sceptiques quand les
autorités militaires allemandes leur annoncent la teneur de leur mission :
pour les deux hommes, seule une invasion des Indes par une armée afghane
particulièrement bien équipée, avec un solide appui turc, pourrait apporter des
résultats. Ils ont raison. Leur expédition sera un échec.
Pourquoi ?
La mission allemande à Kaboul ne recevra pas l’appui des Ottomans car Enver
Pacha et Rauf Bey, bien que favorables au départ à l’alliance germano-ottomane,
saboteront l’initiative. La raison de leur mauvaise grâce vient des
récriminations scandalisées des officiers allemands en poste dans l’Empire
ottoman, suite aux massacres d’Arméniens et de chrétiens d’Orient. Les
officiers allemands et austro-hongrois envoient des rapports très négatifs à
Berlin et à Vienne. Les Turcs sont furieux des critiques que l’on peut émettre
sur leurs comportements. Ils exigent le renvoi de bon nombre de diplomates
allemands. Ils refusent ensuite de fournir une troupe d’élite de 1000 hommes à
l’expédition Hentig/Niedermayer/Wassmuss, comme ils l’avaient préalablement
promis. En fait, au-delà de cette querelle qui, dans un premier temps,
concernait le génocide arménien, force est de constater que les Ottomans et les
Allemands n’avaient pas les mêmes buts de guerre subversive en Orient. Pour les
Allemands, l’ennemi principal est l’Angleterre et il faut provoquer une révolte
générale dans les Indes britanniques. Pour les Turcs, l’ennemi principal reste
la Russie, qui soutient les Arméniens orthodoxes et les Grecs de l’espace
pontique. Il faut donc soulever les peuples turcophones d’Asie centrale et y
réduire à néant les bénéfices de la conquête russe. Les Allemands visent à
asseoir une présence en Perse mais les Turcs, eux, ne veulent pas d’une trop
grande influence allemande dans ce pays car il est chiite et ennemi héréditaire
du système sunnite de l’Empire ottoman. Les Allemands, pour leur part, ne
veulent pas devenir l’instrument d’une politique turque visant
l’affaiblissement définitif de la Russie en Asie. On peut avancer l’hypothèse
que Niedermayer envisage déjà une future alliance germano-russe dans une
perspective bismarckienne rénovée. Dans ce contexte fragile, Niedermayer estime
que la seule chose qu’il puisse obtenir est de créer une chaîne de
communication entre Bagdad et l’Inde, avec des relais en Perse (entre les zones
contrôlées par les Russes et les Anglais) et en Afghanistan. C’est le projet
modeste (par rapport à ce qui lui était demandé…) qu’il tentera de réaliser.
Mais les Afghans, mieux informés qu’il ne le croyait sur la situation des
fronts en Europe, ne marcheront pas dans la combine et demeureront neutres,
bien qu’assez bienveillants à l’égard des Allemands.
Les
leçons à tirer de ces épisodes peu connus de la première guerre mondiale, c’est
que l’Europe (qui n’est jamais qu’une Allemagne agrandie ou la combinaison du
centre germanique avec les périphéries péninsulaires ou insulaires) a besoin des
relais que l’expédition Hentig/Niedermayer/Wassmuss entendait créer. C’est
d’ailleurs d’une brûlante actualité : l’industrie allemande vient de se
rendre compte, dans un rapport, que les sanctions imposées par les Etats-Unis
contre la Russie et contre l’Iran, appuyées une nouvelle fois début août 2017
par le Parlement américain, punit plutôt l’Europe que les Russes ou les
Iraniens, capables de se développer dans une relative autarcie. Les intérêts de
l’Europe et de l’Allemagne ne sont donc pas ceux de la Turquie (ottomane ou
non) ni ceux des puissances thalassocratiques anglo-saxonnes. Après la première
guerre mondiale, les Français, les Allemands, les Suisses, les Suédois, les
Italiens ont tenté de prendre pied en Iran et parfois aux Indes. En Iran, les
Suisses ont envoyé des ingénieurs pour la construction de lignes de chemin de
fer en haute montagne. Les Allemands ont participé au creusement de canaux, à
la construction de ponts, etc. Si la Turquie conserve son rôle de verrou qui
empêche le transit des marchandises européennes vers l’Orient et le transit des
marchandises orientales vers l’Europe, l’Iran demeure une terre indispensable
pour que puisse s’animer une gigantesque dynamique eurasienne. Celle que veut
activer la Chine qui déplore que l’Europe demeure prisonnière de ses
« nuisances idéologiques », la rendant aveugle face aux réalités.
Pour l’observateur et sinologue allemand Stefan Aust, la force des Chinois est
d’avoir renoué avec leur tradition confucéenne, une philosophie qui n’est pas
une religion du désert ni l’avatar de l’une de ces religions du désert qui
aurait été laïcisée comme le presbytérianisme de Wilson qui influence encore et
toujours tous les travers de la politique étrangère américaine. L’avenir de
l’Europe est de renouer avec ses propres traditions aristotéliciennes, avec l’Ethique de Nicomaque.
Robert
Steuckers.
(Louvain/Forest-Flotzenberg,
août 2017).
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