Le terreau français du fascisme
par Georges FELTIN-TRACOL
Aujourd’hui caution morale
de la gauche pacifiste israélienne, favorable à un compromis avec les
Palestiniens, l’historien Zeev Sternhell suscita au début des années
1980 un grand émoi au sein même de l’Université française. Après l’étude
de Maurice Barrès (1), puis des mouvements d’avant 1914 qu’il range dans une quatrième droite (2), d’où une forte controverse avec l’interprétation classique de René Rémond (3), il clôt sa recherche par Ni droite ni gauche. L’idéologie du fascisme en France, dans lequel Sternhell assimile peu ou prou les « non-conformistes des années 1930 » à une manifestation spécifiquement française du vaste phénomène européen, voire planétaire, que fut le fascisme.
En son temps, Armin Mohler et Robert Steuckers publièrent ensemble un opuscule critique sur cet essai d’histoire des idées politiques. Les Éditions du Lore viennent de le rééditer sous le titre de Généalogie du fascisme français. À rebours de certaines analyses contestant les conclusions de l’auteur, Armin Mohler et Robert Steuckers démontrent plutôt que si le fascisme s’est cristallisé en Italie, son équivalent existait déjà en France à la « Belle Époque ».
Des convergences nationales-révolutionnaires
Auteur d’une somme magistrale sur la Révolution conservatrice allemande, Armin Mohler rédige une longue et stimulante recension pour la revue jeune-conservatrice de Munich, Criticón. « À la suite de Gramsci (et a fortiori de l’inspirateur de ce communiste italien, Georges Sorel), relève-t-il,
Sternhell se rallie à la conception historiographico-philosophique qui
veut que les idées ne soient pas le reflet des réalités, mais l’inverse
(p. 2). » Il en découle un net désintérêt chez Sternhell de tout
fascisme non politique, exprimé par exemple en littérature par Céline et
Lucien Rebatet.
Pour Robert Steuckers qui offre un remarquable compte-rendu synthétique sur cette thèse osée, « quels sont les fondements du fascisme français, quelles sont les racines, au XIXe siècle, de ces fondements ? (p. 21) » Zeev Sternhell ausculte en effet une période déterminante pour la pensée politique contemporaine française. Après un examen politico-chronologique, on en vient à distinguer « trois générations de fascistes (p. 7) » : les courants boulangiste et anti-dreyfusard; une Action française activiste et révolutionnaire et des syndicats « Jaunes » remuants avant 1914; enfin, après 1918, un fort prisme fasciste chez des « propagateurs d’idées (p. 7) ». L’approche n’est pas exhaustive, car Sternhell
« ne ressent aucune envie de perdre son temps à étudier ce fascisme
folklorique de quelques illuminés qui jouent aux brigands, fascisme
caricatural dont les médias font leurs choux gras (p. 7) », observe
Armin Mohler.
Robert Steuckers relève
que de l’« aventure boulangiste, Sternhell retient surtout que les
masses sont friandes de deux choses : un socialisme concret, pas trop
abstrait, pas trop bavard, pas trop théorique et un nationalisme
volontaire car elles savent instinctivement, qu’au fond, société et
nation sont quasi identiques. Que ce sont des valeurs collectives et non
individualistes. L’ennemi, pour ces masses parisiennes, c’est la classe
qui a pour philosophie le libéralisme et l’individualisme, donc
l’égoïsme, et qui met cette philosophie
en pratique, avec, pour corollaire, les résultats sociaux désastreux
dont la classe ouvrière se souvient encore (p. 22) ». Outre le rôle fondateur du boulangisme, Robert Steuckers se penche sur les autres éléments politiques constitutifs de ce « pré-fascisme » hexagonal.
Un anti-bourgeoisme assumé
Ainsi
évoque-t-il l’antisémitisme de gauche et le racisme socialiste défendus
par Blanqui, Toussenel, Tridon, Vacher de Lapouge, le grand attrait des œuvres de Richard Wagner, « l’impact de Gustave Le Bon (p. 30) », « l’influence prépondérante de Jules Soury (p. 32) » et l’apport fondamental d’un Hippolyte Taine qu’« on ne considère guère […] comme l’un des précurseurs du fascisme (p. 31) ». Il évoque aussi l’extrême gauche antidémocratique qui, avec Hubert Lagardelle, Roberto Michels et Georges Sorel, façonne un environnement porteur. Maurice Barrès et la frange révolutionnaire de la mouvance maurrassienne participent à l’étonnante réalisation d’une pensée politique spécifique au nouveau siècle.
« Cette gauche sociale et cette “ droite ” traditionaliste,
poursuit Robert Steuckers, non indifférente à la question ouvrière, se
dressent donc conjointement face aux idéologies et aux acteurs
politiques qui observent, pour leur strict intérêt personnel et
financier, les soi-disant lois du marché (pp. 42 – 43)
». Néanmoins, « ce qui m’a frappé aussi chez Sternhell, tempère Armin
Mohler, c’est l’insistance qu’il met à montrer la relative indépendance
du fascisme vis-à-vis de la conjoncture. […] Il ne croit pas que la
naissance du fascisme soit due à la pression de crises économiques et,
assez étonnament, estime que la Première Guerre mondiale (ou tout autre
conflit) a eu peu d’influence sur l’émergence du phénomène (p. 9) ».
Par
ailleurs, ni Zeev Sternhell, ni Armin Mohler, ni même Robert Steuckers
n’expliquent la réussite du fascisme en Italie et son échec en France. Ce serait sortir de l’ouvrage pour de vaines spéculations uchroniques. Outre des faits
politiques, économiques, démographiques et sociologiques différentes de
part et d’autre des Alpes, l’échec d’un fascisme en France se comprend par
le légalisme et la loyauté des catholiques. Entre 1870, année où
l’armée italienne s’empare des derniers territoires des États de
l’Église, et 1929, date de la signature des accords du Latran qui
règlent la lancinante « question romaine », les catholiques italiens ne
participent guère à la vie politique du jeune État italien. À la demande
des souverains pontifes successifs, ils rechignent à s’engager pour des
institutions qu’ils jugent hostiles au Saint-Siège.
Mortel Ralliement
Cette opposition n’existe plus en France depuis qu’en 1893, le pape Léon XIII ordonna le funeste « Ralliement » des fidèles catholiques à la République sans obtenir la moindre contrepartie. La loi de séparation de 1905 et la crise des inventaires (sans oublier l’affaire des fiches) suscitées
par des autorités laïcardes et anticléricales n’arrêteront pas les
catholiques français dans leur capitulation politique totale. Leur obéissance aveugle aboutira en août 1914 à une « Union sacrée » mortifère qui verra le hobereau légitimiste breton mourir dans les tranchées pour un drapeau tricolore honni par Henri V… Le coup de grâce viendra en décembre 1926 avec la mise à l’Index de L’Action française et des écrits de Charles Maurras. Le « catho-masochisme » n’émerge donc pas avec La Manif pour Tous et son incapacité criante à renverser le moindre pouvoir établi.
Tandis que le militant conservateur plonge dans la résignation, voire le découragement, le fasciste entend, lui, « créer un “ homme nouveau ”, explique Mohler, un
homme porteur de vertus classiques antibourgeoises, des vertus
héroïques, un homme à l’énergie toujours en éveil, qui a le sens du
devoir et du sacrifice (p. 17) ». Tout le contraire du contre-révolutionnaire qui parie sur une transcendance politique. « La qualité suprême, pour un fasciste, ajoute
Mohler, c’est d’avoir la foi dans la force de la volonté, d’une volonté
capable de donner forme au monde de la matière et de briser sa
résistance (p. 17). » À une certaine contemplation militante impolitique, le fasciste agit en faustien.
Robert Steuckers souligne même que « la marque du socialisme
révisionniste est telle qu’aucune équation entre fascisme et
conservatisme ne s’avère possible (p. 58) ».
La
« Droite révolutionnaire » existe belle et bien. C’est l’une des
matrices du fascisme italien. Cette brochure « démontre au lecteur que
le fascisme est une idéologie comme les autres et non une aberration
vis-à-vis de lois de l’histoire soi-disant infaillibles (p. 66) ».
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Armand Colin, 1972.
2 : Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Éditions du Seuil, 1978.
3 : René Rémond, Les droites en France, Aubier Montaigne, 1982.
• Armin Mohler – Robert Steuckers, Généalogie du fascisme français. Dérives autour du travail de Zeev Sternhell, Les Éditions du Lore, 2017, 62 p., 12 €.
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