Entretien avec
Robert Steuckers pour le site Europe Maxima
propos recueillis par Thierry Durolle
Europe
Maxima : En ce début d’année 2018 paraît donc votre
tant attendue trilogie intitulée Europa. Pourriez-vous, en préambule, nous expliquer
sa genèse ?
Les
textes qui figurent dans les 996 pages de cette trilogie sont tirés de mes
anciennes revues, sont des conférences prononcées au fil du temps ou encore des
entretiens accordés à des revues ou des sites amis, le tout sur une période
d’un peu plus de vingt-cinq ans. Je n’avais pas l’intention de publier quoi que
ce soit, n’ayant jamais eu la vanité du graphomane qui s’ingénie à noircir du
papier pour compenser on ne sait trop quelle blessure de sa petite enfance.
Jusqu’au jour où j’ai rencontré Jules Dufresne des éditions du Lore qui m’a littéralement
assiégé pour que je lui remette mes textes sur la révolution conservatrice
allemande. Dufresne, avec l’ardeur de sa jeunesse, a ouvert la boite de
Pandore : à sa suite, Laurent Hocq, directeur des Editions Bios (Lille),
m’a fait subir un deuxième siège pour que je compose cette trilogie. Laurent
Hocq a pris de sérieux risques financiers pour lancer cette entreprise et je
lui en suis très reconnaissant ; j’attends surtout de mes lecteurs qu’ils
lui rendent hommage et qu’ils l’épaulent dans ses initiatives. Chaque texte de
cette trilogie a en fait une histoire, est né de circonstances particulières,
liées à mes tribulations de gamin métapolitologue, qui m’ont fait pérégriner de
colloques en conférences à travers toute l’Europe : j’ai surtout une dette
ineffaçable envers deux hommes aujourd’hui décédés, Gilbert Sincyr, ancien
Président de l’association grande-européenne « Synergies
européennes » et Robert Keil, animateur du Cercle Hermès à Metz et
co-fondateur, avec André Wolf, de l’association « Minerve ». Sincyr
et Keil se sont décarcassés pour organiser des colloques et des conférences,
des universités d’été et des séminaires à tour de bras. Les textes de la
trilogie sont aussi le fruit de leurs efforts, de leur énergie qu’ils ont
dépensée sans compter. Je n’oublie pas, non plus, deux amis allemands,
Heinz-Dieter Hansen de Hambourg et le Dr. Rolf Kosiek, qui m’ont invité
régulièrement à prendre la parole devant leurs publics respectif ni les efforts
de trois amis milanais, Marco Battarra, Alessandra Colla et Maurizio Murelli,
de la « Società Editrice Barbarossa », sans qui les magnifiques
universités d’été italiennes de « Synergies européennes » n’auraient
pas été possibles ni la superbe collection de livres, baptisée « Sinergie
Europee ». Enfin, je remercie mon éditeur espagnol actuel Manuel Quesada,
dont le deuxième volume de la trilogie reprend un entretien, ainsi que mon
éditrice australienne Gwendolyn Taunton, philosophe traditionaliste très
pointue, qui a pris le risque, elle, de me faire connaître dans le monde
anglo-saxon. En fait, je réactive un vieux combat en entrant dans le troisième
âge : quelques humoristes facétieux de mes compatriotes flamands disent
que je suis le Colonel du « Volkssturm
métapolitique ».
La
genèse de cette trilogie réside donc toute entière dans le travail des deux
cercles que j’avais cofondés avec Jean Eugène van der Taelen à Bruxelles en
1983, l’EROE (« Etudes, Recherches et Orientations européennes ») et
avec Gilbert Sincyr en 1994 (« Synergies européennes »).
Europe
Maxima : L’histoire-géographie, la politique et la
géopolitique sont des disciplines qui vous sont familières et qui se taillent
une part de lion dans votre trilogie. La spiritualité, quant à elle, n’est
principalement évoquée, qu’en rapport à l’idée d’empire. L’idée de
non-séparation du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle vous
séduit-elle ?
Oui, certes, l’histoire
et la géographie, plus exactement un mixte des deux, est ma passion, sinon
depuis l’enfance, du moins depuis la troisième année de notre école secondaire,
où l’on nous avait suggéré l’achat du petit atlas historique des collégiens,
rudement bien fait et qui m’a tout de suite passionné. Plus directement, dans
la mouvance du militantisme métapolitique qui fut et reste le mien, l’événement
déclencheur du processus qui nous a mené à la trilogie que vous évoquez, a été
l’obligation de remettre, en juin 1980, un travail de fin d’études pour le
cours de « relations internationales », donné par Madame Massart,
fille d’un ancien député wallon, gaulliste à tous crins. Comme j’étais en
classe d’allemand à la haute école des traducteurs-interprètes, il fallait que
le travail soit basé sur des ouvrages allemands ou fasse référence à la
politique allemande, comme, par exemple, l’Ostpolitik de Willy Brandt à
l’époque. J’ai demandé à présenter un ouvrage que j’avais acquis par
correspondance : le livre de l’ancien général autrichien Jordis von
Lohausen, intitulé Mut zur Macht (Le courage de la puissance), dont
l’auteur, avant de revenir dans la nouvelle armée autrichienne après la seconde
guerre mondiale, avait été animateur de la radio de son pays où il présentait
avec une formidable concision, et une diction merveilleuse, les villes d’art
italiennes. Cette concision se retrouve dans son livre qui mêle justement
savoirs historiques et géographiques et s’appuie sur une cartographie originale
et très suggestive, comme le voulait précisément Karl Haushofer, lorsqu’il
dirigeait, pendant l’entre-deux-guerres, son institut de géopolitique :
une bonne carte suggestive valait pour lui une longue démonstration écrite.
Quand je devais remettre mon travail à Mme Massart, nous étions en 1980,
l’année qui a suivi l’accession de Margaret Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni.
Reagan, autre propagateur d’un « conservatisme néolibéral », allait
accéder à la magistrature suprême aux Etats-Unis ; outre sa volonté de
pratiquer une politique de retour au libéralisme dur et pur, il entendait
mettre un terme au statu quo d’une guerre froide dominée par la double idée
d’un dégel graduel et d’une coexistence pacifique, sans que ne soient modifiées
les limites des zones d’influence, acquises pas les deux grandes puissances du
duopole américano-soviétique.
Cette perspective reaganienne,
qui était de vouloir bouleverser cet ordre duopolistique, avait été secrètement
activée par Zbigniew Brzezinski dès la fin des années 1970. Selon ces plans,
les pièces de l’échiquier planétaire devaient nécessairement bouger :
elles ne le pouvaient que si l’on réactivait des dynamiques refoulées comme,
par exemple, l’islamisme militant, pour plonger le ventre mou et
centre-asiatique de l’URSS dans une effervescence permanente, obligeant Moscou
à lâcher du lest. La stratégie, avec l’appui financier saoudien, sera d’abord
appliquée en Afghanistan. La suite tragique, non terminée, de cette opération,
nous la connaissons trop bien : la stratégie initiée par Brzezinski a
débouché sur une guerre permanente et un enlisement sans fin. Ce n’est pas là
une politique impériale au sens noble du terme mais la création d’un chaos
infécond et criminel qui affecte toute la planète.
Aux Etats-Unis aussi, on
commençait, tout à la fin des années 1970, à reparler sérieusement de
géopolitique, notamment avec Colin S. Gray, qui entendait réactualiser la
géopolitique thalassocratique de Halford John Mackinder et de Nicholas Spykman
(dont Olivier Zajec, il y a deux ans, a exploré méthodiquement l’œuvre en
France). Enfin, avec l’appui d’un excellent professeur écossais, Mr. Sidgwick,
j’avais potassé à fond les atlas historiques de Colin McEvedy et lu le
captivant ouvrage de Paul Johnson, The Offshore Islanders, ouvrage
critique à l’endroit des orientations politiques britanniques, qui avaient omis
de miser sur un développement intérieur, sur une stratégie économique
d’investissement patrimonial, sur un développement des sciences chimiques et
sur une colonisation intérieure des Iles Britanniques, à l’instar des
politiques bismarckiennes de l’Allemagne réunifiée à partir de 1871. Tout le
reste de mes démarches découle de ce contexte universitaire : j’ai voulu
offrir tout cela à une certaine école métapolitique. En vain. J’ai reçu un accueil
grossier, sotte gesticulation d’autodidactes gougnafiers, dont vous avez sûrement
entendu parler…
Ceci dit, la pédagogie
dont faisait preuve Lohausen, décédé en 1997, vient d’être ressuscitée par un
Colonel espagnol qui s’est mis volontairement à la retraite, Pedro Banos, dans Asi
se domina el mundo – Desvelando las claves del poder mundial (Ariel, 2017).
Paru en novembre 2017, cet ouvrage a été réédité six fois ( !) entre sa
parution initiale et février 2018. Il explicite de manière particulièrement
didactique les principes géopolitiques immuables, l’impossibilité d’échapper à
l’histoire, la permanence des intérêts, les géostratégies impassables, le
danger d’ignorer l’idiosyncrasie des peuples, etc. Si je m’enthousiasmais pour
Lohausen en 1979, à 23 ans, je m’enthousiasme avec la même ferveur pour le
livre du Colonel Banos en 2018, à 62 ans.
Revenons à la
spiritualité, deuxième thème de votre question : il est évident que j’ai
été frotté à Evola (plutôt qu’à Guénon, tout en appréciant hautement la
critique que celui-ci formulait à l’encontre du monde moderne, avec l’idée de « cubification »
du monde, reprise aujourd’hui avec brio par le penseur espagnol Ernesto Milà,
par ailleurs géopolitologue avisé). J’ai participé aux premières activités de
la défunte revue Totalité, aventure qui donnera naissance,
ultérieurement, aux éditions Pardès.
En Belgique, les activités évoliennes, le Centro
Studi Evoliani, étaient dirigées par Marc. Eemans, figure étonnante de la
pensée européenne, à laquelle seule la revue Antaios de Christopher
Gérard a rendu naguère un hommage mérité. Qui a été Marc. Eemans, né en 1907 et
décédé en 1998, l’année du centenaire d’Evola ? Jeune écolier à Termonde
(Dendermonde) en Flandre orientale, il est initié par un professeur de son
« athénée » aux études wagnériennes et à la mythologie scandinave et
germanique. Adolescent, il adhère, par esprit de révolte, au dadaïsme et au
surréalisme, accessoirement au léninisme : il fera un magnifique portrait
du leader de la révolution russe, aujourd’hui exposé à Saint-Pétersbourg. Dans
les années 1920, il rencontre l’avant-gardiste flamand Paul van Ostaijen, qui,
dans l’un de ses manifestes, explique que le mysticisme médiéval de la région
sise entre l’Escaut et le Rhin, donne déjà toutes les recettes pour une
« illogique » fondamentale permettant de jeter bas le système dominant,
tâche que s’était assignée André Breton, qui avait aussi dit, entre mille et
une autres choses, qu’il préférait s’allier au Dalaï Lama (pas celui
d’aujourd’hui… !) plutôt que d’œuvrer à la défense d’un système occidental
qu’il jugeait inique et mortifère. Peu ou prou, Evola, qui vient, lui aussi, du
dadaïsme, van Ostaijen et Breton ont, in fine, la même démarche, en
dépit de toutes leurs différences, de leurs idiosyncrasies respectives : le
point commun à ces trois hommes, c’était de chercher une voie pour échapper à
l’impasse moderne. C’est donc, très naturellement, la conclusion que tire le
jeune Eemans à la fin des années 1920 ; tout feu, tout flamme, il s’en va
prononcer une petite conférence sur les mystiques médiévales flamandes et
rhénanes, devant le groupe des surréalistes bruxellois, autour de René
Magritte. Ce groupe s’affiche comme résolument laïque, antireligieux jusqu’à la
caricature, « communistophile », combattant inlassablement la
« Calotte » et voilà qu’il s’insurge bruyamment et vulgairement devant
l’idée de van Ostaijen et d’Eemans de réhabiliter Maître Eckhart, Sœur Hadewych
ou encore Ruusbroec l’Admirable. Eemans est exclu pour
« cléricalisme », alors que, justement, cette mystique de notre
moyen-âge lumineux permet d’échapper à tout encadrement stérilisateur.
Plus tard, dans le cercle
évolien animé par Eemans et le regretté Salvatore Verde (qui fondera, après son
retour en Italie, la revue Antibancor) et dans l’antenne de Totalité
en Belgique, soit le « Cercle Culture et Libertés » (CCL), alors
animé par Alain Derriks, parce que Daniel Cologne était parti enseigner en
Suisse, l’idée d’un Empire gibelin spiritualisé faisait route, lentement mais
sûrement : je me rappelle avoir balbutié une présentation d’un article de
Giorgio Locchi, paru dans un numéro de Nouvelle école, sur la notion
d’Empire (de Reich), lors d’une réunion où l’émouvant écrivain
prolétarien Pierre Hubermont était présent. Hubermont était certes sorti du
communisme dur et pur pour trente-six raisons, liées notamment à une adhésion
au planisme d’Henri de Man et aux événements de la Guerre d’Espagne (tout comme
la figure fascinante de Ward van Overstraeten, fondateur du PCB dès le
lendemain de la première guerre mondiale). Hubermont adhérait à un communisme
pacifiste où les peuples d’Europe auraient fédéré leurs énergies pour retrouver
justement l’idée germanique d’Empire, dont sa Wallonie natale avait toujours été
partie prenante, notamment en offrant des contingents bien fournis de tercios,
à l’époque hispano-impériale, ou des régiments d’élite à l’époque autrichienne.
L’idée d’Empire est
certes politique et aussi spirituelle car, ne l’oublions jamais, Frédéric II de
Hohenstaufen aimait l’œuvre et la spiritualité naturaliste de François
d’Assise. Eemans avait consacré un ouvrage, hélas jamais publié, à ce
magnifique Empereur et Roi de Sicile, travail qui lui avait permis de se lier
d’amitié avec l’académicien Marcel Brion, lui aussi fasciné par cette figure
tragique de l’histoire européenne. Les Néerlandophones du groupe ne juraient,
eux, que par un ouvrage allemand consacré à l’Empereur et dû à l’historien
Ipsen. Ex-potaches latinistes et donc aptes à lire l’italien, Derriks et moi
avons pris contact avec les groupes néogibelins italiens de Parme et de Padoue,
afin de parfaire cette démarche spirituelle, métapolitique et politique. C’est
ainsi que nous avons tous deux fait l’acquisition du livre d’Antonino De
Stefano, qui abordait, entre autres choses, les liens entre l’impérialité du
Staufer et la spiritualité ascétique et naturelle/cosmique du Poverello d’Assise.
N’étant pas un théologien
stricto sensu, je ne vais pas entrer dans le débat, infini d’ailleurs,
sur la primauté du spirituel ou du temporel : il est évident que notre
démarche associait les deux, sans l’intention de faire chavirer les démarches
spirituelles dans une stérilité apolitique ou les démarches
politiques/temporelles dans la sécheresse d’un mécanicisme infécond. Cette
effervescence intellectuelle de nos vingt ans est toujours active chez le
sexagénaire valétudinaire que je suis devenu. La flamme brûlait encore, très
vive, chez le nonagénaire Eemans : il n’y pas de raison de capituler,
c’est un hommage qu’il faut lui rendre, à lui et à tous ceux qui, dans le même
espace philosophique, ont montré la même endurance.
Ces souvenirs, j’en ai
bien conscience, ne répondent pas exactement à votre question qui demande une
réponse précise, bien ronde et bien ficelée. Cette réponse existe bel et bien
dans une œuvre magistrale, celle de l’Espagnol Antonio Medrano, jadis
collaborateur de Totalité. Medrano a fait un chemin impressionnant
depuis les temps héroïques de Totalité. Son œuvre, pour faire succinct,
englobe la spiritualité, la politique et la vie quotidienne (qu’il convient de
mettre au diapason des traditions vives ou refoulées d’Europe et d’Asie).
Medrano est l’auteur de plusieurs bestsellers que l’on retrouve dans toutes les
librairies d’Espagne, dont mon favori reste celui qui nous enjoint à « tuer
les dragons en nous », renouant avec la spiritualité que dégageaient les
cultes de Saint-Michel, Saint-Georges et Santiago de Compostelle.
Quantitativement, l’oeuvre d’Antonio Medrano est presque aussi abondante que
celle d’Evola, qu’il complète magistralement, avec brio et esprit didactique.
Je ne comprends pas pourquoi ce travail, magnifique, indispensable, n’a jamais
été réceptionné par ses anciens correspondants en France. Tout comme,
d’ailleurs, l’œuvre monumentale, avec des volumes dépassant les 80.000 ventes,
de l’ancien correspondant espagnol de la ND, José Javier Esparza. Ou encore les
ouvrages d’Ernesto Milà, notamment l’anthologie intitulée Milicia, nous
révélant tous les aspects d’une spiritualité kshatriyaque qu’il convient, pour
nous, miliciens métapolitiques, d’intérioriser et de transmettre pour nous
donner, et donner à tous ceux qui voudront bien nous suivre et nous relayer à
l’heure de notre mort, ce que Frithjof Schuon appelait très judicieusement, un
« centre ». Cet ostracisme à l’égard de ces œuvres espagnoles
formidables est un scandale, un grave manquement à la rigueur métapolitique.
Pour quels inavouables et sordides motifs ? Jalousie ? Mépris ?
Je ne sais. Je vais m’assigner pour tâche de faire connaitre ces travaux dans
une phase prochaine de mes modestes démarches d’instituteur et de perroquet, de
petit hussard noir de l’ « Empire eurasiatique de la Fin »,
comme le disait Jean Parvulesco, découvert, lui aussi, dans les pages de Totalité…
Europe Maxima : Votre conception de
l’idée d’empire n’est donc pas sans rappeler celle défendue autrefois par
Julius Evola. Est-ce que vous vous considérez comme un (néo) gibelin ?
Pensez-vous que cette idée d’empire représente un projet politique
d’avenir ? Enfin, est-ce que l’école dite de la Tradition
primordiale eut une influence sur vous ?
Oui,
c’est clair, ma démarche est gibeline et kshatriyaque, même si je suis un civil
car finalement, pour Clausewitz, la guerre n’est jamais qu’un expédient qui
poursuit la politique par d’autres moyens et qui poursuit aussi, cela va sans dire,
la métapolitique. L’Empire n’est pas un « projet politique
d’avenir », il est un projet de toujours, au-delà des contingences et
vicissitudes temporelles. Si nous n’avons pas d’Empire, nous sommes condamnés à
dépérir politiquement et biologiquement : la chute de l’Empire romain a
entraîné l’Europe dans de longs siècles de misère, la fin des rois
wisigothiques en Espagne a permis l’invasion arabo-berbère de la péninsule
ibérique et de la Septimanie languedocienne, la fin du pseudo-empire soviétique
a failli faire basculer la Russie dans la « smuta » eltsinienne, la
fin de l’impérialité romaine-germanique a plongé l’Europe centrale dans un
impolitisme calamiteux, la fin de l’Empire chinois/mandchou a plongé la Chine
dans de longues décennies d’une effroyable misère, où s’affrontaient des warlords inconscients de tout destin
commun : pour von Lohausen, le territoire impérial romano-germanique (qui
comprend la Bohème), flanqué de l’espace gallique pour former le noyau
carolingien de l’histoire médiévale et moderne de l’Europe, constitue la
« paume » de notre sous-continent à laquelle sont liés cinq
« doigts » péninsulaires ou insulaires (Ibérie, Italie, Balkans,
Scandinavie, Iles Britanniques) ; si la « paume » est morcelée,
mutilée, les périphéries « digitales » vont, elles aussi, à
vau-l’eau. Christopher Steding avait parlé d’une « neutralité
intellectuelle impolitique », à propos des espaces culturels des
périphéries germaniques (mais non allemandes/non prussiennes) de l’Empire
allemand de Bismarck, où le bourgeoisisme intellectuel apolitique dominant et,
de ce fait, irresponsable, que l’on observait aux Pays-Bas, en Scandinavie et
en Suisse alémanique, exerçait une séduction mortifère, entraînant les
Allemands à oublier leur vocation « archangélique et michaëlienne ».
C’est
là que nous retrouvons la « tradition primordiale » : celle-ci
remonte, comme je l’explique dans la trilogie, aux peuples cavaliers
indo-européens de la proto-histoire, dont le Professeur Lebedinsky a retracé
l’épopée dans une série de livres d’importance primordiale. Par ailleurs, pour
le Professeur américain contemporain Christopher Beckwith, dans Empires of the Silk Road, ces peuples
cavaliers génèrent la vision d’un prince accompagné d’une suite, d’un comitatus, soumis à une rude discipline
spirituelle, guerrière et cavalière, exigeant une fidélité inconditionnelle
jusqu’à la mort. Ce sont ces princes-là, et les hommes qui les suivent, qui
fondent les empires et c’est le seul modèle qu’il convient de reproduire,
surtout après les périodes de « smuta », de déclin, de déliquescence
et, ajoute Beckwith, pour renverser la vapeur après les dégâts profonds commis
par les communismes modernisateurs. Les traditions avestiques, védiques et
zoroastriennes révèlent cette spiritualité fondatrice d’empires, avec des héros
sublimes, de Rama à Zarathoustra. Nous trouvons une illustration de cette
spiritualité dans l’œuvre de Jean Haudry et dans celle de Paul du Breuil.
Cette
spiritualité implique la vision d’un rapport fécond entre terre et ciel, le
ciel étant l’espace lumineux, celui de la Grande Lumière. Elle implique un
culte des oiseaux, notamment des aigles, symboles de tous les empires, car les
oiseaux effectuent en permanence un va-et-vient entre le sol tellurique des
hommes et le monde ouranien des dieux (ou de Dieu). Elle génère aussi le culte
des archanges ailés, messagers des dieux ou de Dieu sur la Terre, aujourd’hui
oubliés dans la religion officielle qui bascule dans la fange du moralisme, de
la bigoterie voire du sociétal. Elle nous rappelle aussi que le moteur de notre
civilisation n’a pas été seulement le monarchisme ou le papisme romain mais surtout
les ordres de chevalerie, avatars des comitati
indo-européens de la protohistoire. Eux sont à coup sûr les porteurs de la
tradition primordiale, comme l’explique Paul du Breuil.
Europe
Maxima :
Dans le premier tome
intitulé « Valeurs et racines profondes de l’Europe », vous retracez
l’histoire de la bataille de Lépante. Nous
devons saluer la qualité de ce texte où se côtoient exactitude et
détails historiques à une plume rendant la lecture passionnante. Pourquoi
êtes-vous revenu sur ce moment de l‘histoire de l’Europe ?
Le
très long récit sur la bataille de Lépante est une œuvre de commande : il
y a quelques années est paru un gros volume de format DINA4, consacré aux
batailles décisives qui ont fait l’Europe ou l’ont menacée en ses fondements quand
elles ont été des défaites. Elève de Herder et de Dilthey, mais aussi du
postsioniste israélien Ilan Pappé, je m’insurge contre l’idée éminemment
moderne ou mécaniciste (Herder et Dilthey sont en quelque sorte des
« modernes »), qui imagine que l’on peut fixer avec une exactitude
mécanique, le début ou la fin d’un processus historique. Je ne pouvais pas
rédiger un papier sur la bataille de Lépante sans évoquer la très longue épopée
qui a opposé les Empires d’Europe (Rome et Byzance) aux peuples hunniques,
turcs et mongols : nous avons donc une bataille plus que millénaire, dont
l’enjeu a été notre Europe péninsulaire, entre Européens et Ouralo-Altaïques,
dont les Wachstumsspitzen (les
pointes avancées de leurs croissances géographiques), pour paraphraser
Haushofer, ne peuvent que se télescoper comme le montrent les derniers discours
et rodomontades d’Erdogan en Turquie. Mes amis bruxellois, non inféodés à un
quelconque cénacle, et la ND gréciste flamande, section de Louvain, m’avaient
demandé, en 2004, de brosser un tableau du choc pluriséculaire entre Européens
et Turcs : l’article sur la bataille de Lépante est la fusion de cette
double conférence, prononcée en français et en néerlandais, et d’une étude plus
systématique de la bataille en soi du 7 octobre 1571 et de tous les enjeux
stratégiques en Méditerranée (Chypre, Rhodes, Malte) car, ne l’oublions pas, la
Méditerranée encercle l’Europe par le Sud, ce qui a des effets délétères, si
une puissance hostile la tient, y compris en ses régions septentrionales :
c’est une leçon que les géopolitologues et les historiens des thalassocraties
anglo-saxonnes n’ont jamais oubliée. On trouve d’ailleurs, chez Mackinder et
Mahan, la trace de cette obsession d’encercler l’Espagne, la France (sa façade
méditerranéenne), l’Italie, les Balkans et l’Anatolie, en contrôlant
l’entièreté de cette mer intérieure qui s’enfonce profondément dans la masse
continentale euro-afro-asiatique. C’est la raison de la présence de la flotte
américaine entre Gibraltar et Suez et de l’existence de l’Etat d’Israël.
L’étude des longs prolégomènes de la bataille de Lépante nous enseigne ce que
signifie, géopolitiquement parlant, l’espace maritime méditerranéen.
Europe
Maxima :
Vous retracez les
attaques à l’encontre de l’unité européenne, qu’elles soient internes ou
externes. Qu’est le plus grand danger actuellement pour l’Europe et ses peuples
selon vous ?
Le
danger le plus grave, le plus mortel, pour les peuples, les empires et les
civilisations, c’est l’impolitisme. Je rappelle très souvent l’adage d’Arthur
Moeller van den Bruck : le libéralisme fait périr les peuples. L’idéologie
libérale, dans toutes ses facettes, dans toutes ses déclinaisons, celles de
gauche comme celles de droite, est un poison mortel pour les cités, de quelque
dimensions qu’elles soient. La fusion des utopies dites de gauche, des
élucubrations libertaires, freudo-marxistes et pansexualistes des années 1960
et du néolibéralisme thatchéro-reaganien a généré un cocktail idéologique à
géométrie variable, particulièrement nocif, contre lequel aucun contrepoison
n’a été trouvé, si ce n’est notre vision des choses mais elle est encore bien
incapable de « faire masse », comme dirait Elias Canetti, pour
bloquer les processus de déliquescence ou pour lancer une contre-offensive
réellement efficace. Le triomphe du macronisme en France montre bien que la
« masse » requise n’est pas encore atteinte, dans l’opposition
populaire à cette expression particulièrement affligeante et ridicule de la
« grande fusion gauchiste/néolibérale », pour faire concrètement barrage
à ces germes du néant et du kali yuga.
Ce mixte diabolique de toutes les perversions antipolitiques, à l’œuvre dans la
société et dans le « sociétal », ne permet aucunement de
« vertébrer » les cités, selon l’expression de José Ortega y Gasset.
Une cité « invertébrée » est condamnée à la stagnation, à la mort
lente mais certaine. Si cette stagnation perdure trop longtemps, le temps mort,
le temps perdu avant que l’accumulation des frustrations ne permette à l’opposition
positive de « faire masse », risque effectivement de faire passer les
cités, les Etats et l’ensemble de notre civilisation de vie à trépas parce que
la « masse » oppositionnelle requise, pour bloquer le déclin par une
vigoureuse riposte katéchonique, ne
se coagule pas à temps.
Europe
Maxima :
Votre deuxième tome
« De l’Eurasie aux périphéries, une géopolitique continentale »
a pour sujet central l’Eurasie. Qu’est-ce qui vous attire dans l’idée d’Eurasisme ? Sont-ce
des relents « schmittiens » de théorie des grands espaces ?
L’idée
d’Eurasie, avant même que le terme « eurasisme » ne soit devenu
courant dans l’espace métapolitique qui est le nôtre, était présente en nos
têtes : d’abord, au niveau romantique, par le fameux livre de Jean Mabire
consacré au « Baron fou », Fiodor von Ungern-Sternberg. Ce livre nous
montrait la nécessité de maîtriser l’espace entre la Volga et le Pacifique.
Gamin, j’avais fait une élocution à l’école sur l’aventure de Vitus Behring, le
marin danois au service des tsars qui avait traversé l’Arctique jusqu’au
détroit qui porte aujourd’hui son nom : l’idée n’a cessé de me trotter
dans la boule ! L’imagerie de notre enfance, véhiculée par la série de
chromos « Historia », nous vantait la gloire du R. P. Verbist devenu
grand mandarin dans la Chine impériale au 17ième siècle. La biographie
insigne de ce jésuite flamand a donné à la pensée politico-diplomatique belge
un tropisme chinois récurrent, impliquant la nécessité de relier l’Europe
occidentale à la Chine en se servant de la Russie comme pont. Cette idée allait
se manifester concrètement pendant la première guerre mondiale : le Corps
militaire des automitrailleuses belges est alors envoyé au secours de l’armée
russe sur le front de Galicie, introduisant du même coup l’arme automobile
blindée dans les stratégies de l’armée tsariste d’abord, de l’armée rouge
ensuite. Dans notre groupe, le grand-père et le grand-oncle de l’un de nos
camarades avaient été enrôlés dans cette troupe et une belle photo de ces deux
jeunes officiers belges, en uniforme russe, trônait dans sa chambre
d’adolescent. Finalement, la mort au combat du grand-oncle fit que le
grand-père, son frère jumeau, resta en Belgique et ne participa pas à cette
formidable aventure militaire eurasienne, qui mena le Corps belge des
automitrailleuses jusqu’à Vladivostok (l’écrivain wallon Marcel Thiry, qui fit
partie de cette troupe, et, aujourd’hui, le Professeur flamand Wim Coudenys ont
rédigé d’excellents ouvrages sur cette aventure militaire ; au cours de
cette dernière semaine de mars 2018, l’historien Hugues Wenkin vient de faire
paraître Des Belges au service du Tsar !
aux éditions ardennaises Weyrich).
Le
tropisme chinois (et japonais) des milieux diplomatiques belges est en fait une
traduction de la pensée politique du philosophe et mathématicien allemand des
17ième et 18ième siècles, Leibniz. Celui-ci se méfiait
dans un premier temps de la « Moscovie » (comme on disait à l’époque)
et lui attribuait des « tares mongoles ». La disparition du Royaume
de Pologne-Lituanie, considéré, avant l’avènement de la Russie, comme un
barrage protecteur en Europe centrale et occidentale, et l’européanisation de
la Moscovie sous l’action de Pierre le Grand et de son élite germanique
(allemande, hollandaise, flamande et suédoise) fait de Leibniz le premier
penseur eurasien (avant la lettre) car il veut relier les deux pôles de haute
civilisation, l’Europe et la Chine, par le « pont moscovite ». La
réalisation de ce concert euro-russo-chinois, pour Leibniz, consoliderait les
acquis des plus hautes civilisations de la planète. Aujourd’hui, les Chinois
sont « leibniziens » et suggèrent la création d’un réseau de chemins
de fer transeurasiens et de communications maritimes via les océans indien et
arctique : les fameuses « nouvelles routes de la soie ».
Pour
Carl Schmitt, à qui je consacrerai très bientôt un ouvrage, l’idée de
« grand espace », de Grossraum,
est d’abord limitée à l’Europe, dont toutes les composantes devaient revenir
peu ou prou à un écoumène catholique traditionaliste, se remémorant sa matrice
et sa forme romaines, avant que la déliquescence de la théologie catholique et
des partis se réclamant, partout en Europe, du catholicisme, ne l’ait
profondément déçu. Chez Carl Schmitt et chez Anton Zischka, on peut déceler une
idée qui était en l’air dans l’entre-deux-guerres et dans les années 1950,
avant la grande vague de la décolonisation : l’idée d’Eurafrique, dont les
zélotes les plus enthousiastes voulaient assécher partiellement la Méditerranée
par la construction d’un gigantesque barrage à Gibraltar, nouveau pont
terrestre artificiel permettant l’acheminement de marchandises par chemins de
fer transsahariens et transméditerranéens. On trouve certes chez Schmitt une
volonté de se dégager des tutelles anglo-saxonnes et thalassocratiques :
les pages de son journal posthume Glossarium
sont très explicites à ce sujet. Schmitt voit dans toute thalassocratie un
pouvoir qui liquéfie tout, dissout toute assise tellurique et sape la viabilité
des structures et des formes politiques. Mais on ne trouve pas vraiment, dans
son œuvre, une vision eurasienne du « grand espace ». En revanche, on
la trouve chez Haushofer, suite au pacte germano-soviétique et au Pacte d’Acier
(entre l’Italie, l’Allemagne et le Japon) : le géopolitologue allemand
parle alors d’une « troïka » puis d’un « quadrige », qui fédère
toutes ses forces pour balayer l’impérialisme britannique, notamment en Iran et
en Inde. Haushofer apportait ainsi un point final aux spéculations des
« nationaux-bolchevistes » des années 1920 (parmi lesquels Ernst
Jünger), qui rejetaient l’Occident, ses formes de libéralisme et ses stratégies
géopolitiques impérialistes. Les événements de la seconde guerre mondiale le
décevront profondément, ainsi que son fils Albrecht, lié au complot du 20
juillet 1944 contre Hitler et, par suite, assassiné dans la prison de
Berlin-Moabit. Karl Haushofer et son épouse Martha se suicideront après la
défaite allemande.
Europe
Maxima :
Vous expliquez qu’il
n’y a pas un mais plusieurs eurasismes. Dans laquelle de ces variantes vous
retrouvez-vous ?
L’eurasisme
est effectivement, avant toutes autres choses, l’ensemble des spéculations
russes sur le destin de l’Empire des tsars, de la terre russe en général et de
la jeune URSS. On a parlé, en Russie, successivement d’un mythe scythe, d’un
espace germano-slave puis d’une fusion slavo-turque, où l’orthodoxie
post-byzantine et l’islam (surtout turc et iranien) ne s’opposeraient plus et
forgeraient une alliance pérenne contre les forces antitraditionnelles dans le
monde. L’idée avait germé dans la tête de Konstantin Leontiev au 19ième
siècle, suite à la vague d’anti-occidentalisme qui avait déferlé sur la Russie
après la guerre de Crimée. Les idées de Leontiev et, celles, pourtant
modernistes, de Nikolaï Danilevski (sur la jeunesse des peuples slaves et le
vieillissement des peuples d’Occident) puis celles, plus récentes, de Lev
Gumilev, décédé en 1992 (lequel entrevoyait la fusion slavo-turque) vont se
mêler en un cocktail, souvent instable, révélant un eurasisme foncièrement
anti-occidental, fulminant contre la « synthèse romano-germanique ».
Tout cela transparaît dans la pensée d’Alexandre Douguine. Si la synthèse germano-slavo-balte
hellénisante, dont rêvait la Tsarine Catherine II pour la Crimée reconquise en
1783, pouvait séduire, de même que l’exaltation de la fusion germano-slave prussianisée
chez son fils Paul I ou que les mythes scythes, l’idée d’une fusion
slavo-turque, qui serait « hunnique » en ses directions géopolitiques
et nierait ipso facto la geste
cosaque en Sibérie, elle, est impossible à vendre en Europe occidentale, sauf à
d’indécrottables masochistes. Même dans une Europe occidentale qui rejetterait
tous ses modernismes et abandonnerait toute forme de libéralisme.
Cependant une
Russie-puissance ne peut renoncer à ses « directions géopolitiques »
habituelles, lancées dans l’espace géographique du bassin de la Volga et de la
Caspienne puis de la Sibérie dès le règne d’Ivan le Terrible, ni à la volonté
de synthèse euro-russe de Pierre le Grand, faute de sombrer dans le chaos et
surtout dans la récession. Sa présence courageuse en Syrie participe d’une
volonté de perpétuer l’héritage de Catherine II qui entendait bien avoir une
fenêtre sur la Méditerranée orientale.
Je
défends l’idée d’un eurasisme où aucune des composantes ne serait diabolisée
selon les recettes éculées de la russophobie ou des anti-occidentalismes
outranciers qui jettent le bébé avec l’eau du bain. Cette idée est
effectivement née et s’est concrétisée immédiatement après la Guerre de Sept
Ans au 18ième siècle. Suite aux défaites françaises en Amérique du
Nord et en Inde, la thalassocratie anglaise jette les bases de sa puissance
maritime sur la planète toute entière. En Europe, la France fait la paix avec
l’Autriche-Hongrie, jusqu’alors son ennemie héréditaire, et celle-ci est alliée
aux Russes de Catherine II dans sa grande offensive contre les Ottomans dans le
Caucase, en Ukraine et en Mer Noire. Le futur Louis XVI épouse Marie-Antoinette
de Habsbourg-Lorraine, mettant un terme à une guerre interminable de plus de
trois siècles, commencée sous Charles le Hardi (dit le « Téméraire »
en France). La France développe une politique maritime sur sa façade atlantique
qui lui permettra, à terme, de damer le pion à l’Angleterre lors de la guerre
d’indépendance des Treize Colonies, les futurs Etats-Unis. Mieux : la
politique maritime de Louis XVI s’étend au Pacifique, où il avait envoyé La
Pérouse. Les Russes explorent également le Pacifique et s’installent dans les
Iles Hawaï, en Alaska et jusqu’en Californie où ils auront, longtemps, jusqu’en
1842, une frontière commune avec l’Empire espagnol ! Nous avons donc eu,
au 18ième siècle, un eurasisme concret, efficace, progressiste au
bon sens du terme. La Révolution française, manigancée depuis Londres, y mettra
un terme, inaugurant de longues décennies de misères et de destructions. Le
Congrès de Vienne, après la défaite napoléonienne à Waterloo, restitue une
sorte d’union eurasiatique de l’Atlantique au Pacifique, sous la forme de la
Sainte-Alliance ou « Pentarchie ». Elle ne durera que peu de temps.
Les premières lézardes se forment lors de l’indépendance belge, où Français et
Britanniques s’allient pour détruire le « Royaume-Uni des Pays-Bas »,
dont la reine était la sœur du Tsar. La guerre de Crimée mettra un terme
définitif à toute coopération pentarchique, enclenchant un processus de
russophobie dans le monde anglo-saxon et un processus d’occidentalophobie en
Russie, qu’atteste notamment le Journal
d’un écrivain de Dostoïevski.
Toute vision eurasienne en Europe centrale et occidentale doit être portée par
une volonté de restaurer la triple alliance franco-austro-russe du 18ième
siècle et les bonnes intentions de la Pentarchie du 19ième. Il faut
rejeter conjointement la russophobie et l’hostilité délirante au romano-germanisme,
puisque l’idée de Saint-Empire est éminemment traditionnelle et non une idée
issue de l’interprétation outrée et délirante de l’idéologie des Lumières par
une brochette de crapules avocassières de Paris et de ses environs.
Europe
Maxima :
Nous sommes un
certain nombre à penser qu’un type de néo-eurasisme - celui professé par un
Alexandre Douguine par exemple - n’est ni plus ni moins que le cache-sexe d’un
nouvel impérialisme russe. Qu’en pensez-vous ? Le fait de critiquer, ou
d’émettre des réserves sur la Russie de Vladimir Poutine, envisagée par
certains comme la « Troisième Rome », est plus que clivant. Au point
de voir apparaître parfois un véritable « reductio ad
atlanto-sionum » et de transformer certains acteurs de l’extrême-droite
française en militants antifascistes...
Les
deux principes qui doivent guider nos réflexions et nos démarches pragmatiques
sont, premièrement, l’idée d’une union indéfectible des trois grands peuples
slaves (Grands-Russes, Biélorusses et Ukrainiens), préconisée par Soljénitsyne,
et, deuxièmement, l’interdiction de manipuler les peuples ou les Etats de l’
« étranger proche » contre la Russie, contre l’Europe ou contre
l’Iran ou l’Inde. Cela passe par une dissolution de l’OTAN, bien évidemment,
l’effondrement du système communiste ayant rendu cette alliance militaire
centrée sur les Etats-Unis complètement caduque et inutile. C’est là un axiome
à ne jamais perdre de vue : toute alliance transatlantique, impliquant
l’immixtion de puissances de l’hémisphère occidental, donc de puissances extérieures
à l’espace civilisationnel européen et à l’écoumène méditerranéen, ou
l’immixtion de puissances historiquement hostiles à la civilisation européenne
en tous les syncrétismes qu’elle a présentés au cours de son histoire
pluriséculaire, est un danger qui menace notre civilisation en ses fondements
les plus profonds car les unes entendent les affaiblir (donc les détruire à
petit feu) tandis que les autres entendent les faire disparaître de la scène
internationale par la violence djihadiste (ou assimilée).
Selon
les principes succinctement énoncés par Leibniz, aucune turbulence retardatrice
des synergies et des convergences à l’œuvre sur le territoire des grands pôles
civilisationnels européen et chinois ni sur le gigantesque pont russe ou
russifié qui les relierait, soit sur toute la masse continentale eurasienne et
africaine, ne peut être tolérée si elle va dans un sens souhaité par une
puissance extérieure à ces espaces ou si elle abonde dans le sens voulu par des
religiosités ou des idéologies hostiles aux syncrétismes féconds des empires
d’hier et d’aujourd’hui, et hostiles, je précise, au nom de farfeluteries
théologiques ou idéologiques qui se veulent « fondamentalistes », que
cela émane des corpus religieux et civilisationnels chrétiens, musulmans ou
juifs. Quand ces fondamentalismes farfelus fusionnent, dans des stratégies
retardatrices ou porteuses de turbulences inutiles et nuisibles, avec les
linéaments dissolvants du néolibéralisme, ils doivent être combattus avec
opiniâtreté et vigilance : on pense à la synthèse entre fondamentalisme
puritain américain, fondamentalisme djihadiste de toutes moutures et
néolibéralisme dans le chef du financier Soros ou encore aux mixtes délétères
que sont les « révolutions orange » ou assimilées, théorisées par
Gene Sharp au profit du Pentagone.
Créer
des foyers de turbulences est l’une des stratégies favorites des
thalassocraties qui ne veulent pas que se créent des synergies ou des sphères
de coprospérité sur la masse continentale, au-delà des grands océans Atlantique
et Pacifique qui délimitent l’hémisphère occidental. Ces foyers sont
nombreux : Donbass (et demain la Moldavie), Kosovo, Syrie, conflit
israélo-palestinien, Irak, Afghanistan, Birmanie avec les Rohingyas, troubles
dans l’isthme birmano-thaïlandais, tiraillements dans la Mer de Chine
méridionale, etc. Partout, on voit la main de services liés à l’hyperpuissance
de l’hémisphère occidental alliée aux fondamentalismes wahhabites. Toutes les
puissances d’Europe et d’Asie doivent s’opposer de concert à la création et
l’entretien de telles turbulences : il en va de la survie de toutes les
civilisations syncrétiques, de grande profondeur temporelle, qui se sont déployées
et installées dans ces vastes régions du monde.
Pour
revenir plus précisément à la Russie, où Douguine occupe une place idéologique
importante ou dont l’importance est gonflée dans les médias occidentaux, force
est d’accepter son analyse qui est partie du constat de la déchéance russe sous
Eltsine dans les années 1990. La Russie, pas plus que la France, l’Allemagne et
le reste de l’Europe, n’est faite pour le libéralisme des oligarques ou du
CAP40 : il est donc nécessaire de faire un pas en retrait (je n’ai pas dit
en « arrière » comme l’auraient dit les progressistes néolibéraux…)
par rapport aux recettes désormais éculées du libéralisme à l’anglo-saxonne ou
à la mode bricolée et imposée à l’Europe après 1945 (je veux désigner ici le
libéral-constitutionnalisme « octroyé » disait Hans-Dieter Sander,
récemment décédé, ou dit aujourd’hui le politologue allemand Josef
Schüsselburner, deux hommes que j’avais traduits du temps des revues Vouloir et Nouvelles de Synergies européennes).
On
parle désormais de « démocraties illibérales » pour fustiger, dans
les médias dominants, ces « pas en retrait » que l’on peut observer
dans des pays comme la Pologne (en dépit de son alliance ferme avec la grande
thalassocratie d’Outre-Atlantique), en Hongrie avec Orbàn et, bien sûr, en
Russie avec Poutine. Ce pas en retrait doit impérativement être fait face à
toutes les folies sociétales qui tourneboulent les démocraties et les sociétés qui
ne veulent pas franchir le pas vers cet « illibéralisme » salvateur
et rééquilibrant. A cela doit s’ajouter, si le « libéralisme »
persiste à être confondu avec les délires néolibéraux en vogue depuis Thatcher
et Reagan, une ferme intention de revenir au moins au capitalisme rhénan
(explicité dans les années 1990 par Michel Albert) ou au capitalisme
patrimonial ou à l’ordo-libéralisme, avec un rejet sans ambigüité du
capitalisme spéculateur et manchestérien et un retour définitif à diverses
formes de planisme (comme au temps du gaullisme des années 1960) ou aux
pratiques de l’économie dite de la « régulation ». En gros, nous devons
opérer un retour aux économies dites « hétérodoxes », qui tiennent
toutes bien compte des contextes géographiques et historiques des zones
qu’elles sont appelées à gérer.
C’est
l’illibéralisme des positions de Poutine qui fait sa force, les Russes sachant
instinctivement que les délires sociétaux de l’américanosphère occidentale ou
que le libéralisme des oligarques ne peuvent qu’apporter des malheurs, même si
cette posture politique, éminemment politique, ne leur procure, pour l’instant,
qu’un développement socio-économique moins spectaculaire au niveau des ménages
qu’en Europe, où pourtant, la récession se fait cruellement sentir, notamment
dans la France dite « d’en-bas » (cf. Christophe Guilluy), une
récession affligeante que les médias ne cessent de dissimuler derrière leurs
écrans de fumée idéologiquement corrects. En ce sens, la Russie est sans doute
la « Troisième Rome » de notre époque, celle de l’illibéralisme
appuyé par son église orthodoxe, aussi et surtout parce que l’UE, profondément
dévoyée, ne veut plus être la réincarnation de la « Première Rome »,
germanisée à partir de 955, suite à la bataille de Lechfeld, emportée par
l’Empereur Othon I.
En
évoquant la réduction à l’ « atlanto-sionisme » et la mutation
de certains nationalistes en anti-fascistes, vous voulez sûrement parler de la
nouvelle question ukrainienne qui agite les milieux européistes illibéraux, où
les uns prennent parti pour les combattants pro-russes du Donbass et les autres
pour les militants du bataillon « Azov ». Personnellement, je ne veux
pas de querelles et d’affrontements sur le territoire de l’Ukraine ni dans la
région du Caucase : de tels affrontements ne font que le jeu des
puissances de l’hémisphère occidental qui enrayent de la sorte les
communications entre l’espace russo-sibérien, le Caucase, l’Iran, l’Inde et la
Chine. Aucun frein aux communications ne peut avoir lieu en ces zones-là de
notre propre « étranger proche » (qui est aussi celui des Russes). L’ « atlanto-sionisme »
des polémistes que vous évoquez n’est pas une sorte de croquemitaine
métaphysique mais est bel et bien, pour moi, l’hyperpuissance dont l’Etat
profond est marqué par l’idéologie iconoclaste, puritaine et bibliste, née dans
les années 1560 dans la région de Valenciennes et de Maubeuge, qui a déclenché
une vague de vandalisme délirant en Flandre et en Hollande, avant de passer en
Angleterre puis, avec l’exil des pèlerins du Mayflower, aux futurs Etats-Unis.
L’Etat profond, c’est cela, c’est cette identification à un message biblique
complètement artificiel, étranger même aux vieilles communautés juives, message
qui forme la texture intime de l’Etat profond américain qui a dominé la planète
sans partage depuis 1945 et qui est challengé uniquement par la Chine depuis
une quinzaine d’années. Ni les combattants du Donbass, partagés entre
paléo-communistes et nationalistes orthodoxes, ni les militants du bataillon
Azov n’entendent, me semble-t-il, partager l’idéologie anti-syncrétique des biblistes
américains, des télé-évangélistes puritains, des chrétiens sionistes (plus
nombreux que tous les sionistes et juifs des Etats-Unis !) ou des
néo-sionistes israéliens (dénoncés avec pertinence par les universitaires
post-sionistes de l’Etat hébreu, dont on ne lit pas assez les thèses dans les
milieux métapolitiques que nous suivons ou apprécions). Ce qui est navrant,
c’est que douguinistes virulents et azovistes zélés communient conjointement
dans le culte de la révolution conservatrice allemande des années 1920, citent
et traduisent Arthur Moeller van den Bruck, Ernst Jünger, Oswald Spengler et
Martin Heidegger sans se rendre compte que tous ces grands penseurs, dont on ne
cesse de potasser les œuvres tant elles sont pertinentes et pérennes, percevaient,
sans hésitation, l’américanisme, en tant que forme outrancière du modernisme,
comme le plus grand danger qui guettait l’humanité. Leurs lectures communes
devraient plutôt les inciter à former un front commun ! Je crains qu’en
Ukraine et au Donbass, et par ricochet en Russie, on ne soit en train de
reproduire sans aucune adaptation nécessaire, des formes désuètes ou
démonétisées du passé : d’un côté, il y a exaltation des formes propres au
Troisième Reich allemand, de l’autre, retour aux formes complètement
anachroniques du communisme soviétique, y compris dans les commémorations
officielles de la Fédération de Russie, alors que le ministre russe des
affaires étrangère Sergueï Lavrov pratique une diplomatie parfaitement
traditionnelle après que les Américains ont rejeté explicitement la pratique de
la diplomatie, décriée comme une vieillerie propre à la « Vieille
Europe » franco-allemande. Il y a donc un hiatus sérieux à déplorer entre
une pratique diplomatique, traditionnelle et vénérable, qu’il convient de
« re-planétariser », et des nostalgies ridicules qui permettent
d’orchestrer une propagande antirusse, sur la base d’un vieil antisoviétisme
anachronique mais remis au goût du jour, en Europe de l’Est, notamment en
Pologne et dans la partie de l’Ukraine qui est marquée par l’église uniate. Ce
folklore soviétique, stupidement réactivé à l’ère postsoviétique, a les mêmes
effets qu’aurait, en Pologne, en France ou en Tchéquie, la réactivation des
défilés allemands des années 1930 dans l’Allemagne de Merkel ! Le retour à
des formes passées mais non traditionnelles est inutile et contreproductif.
Enfin,
je repense avec tristesse à tous les efforts qu’avait entrepris un écrivain
comme Wolfgang Strauss, un ancien interné du goulag de Vorkhuta, pour
réconcilier, dans une perspective populiste et organique, les Allemands, les
Russes et les Ukrainiens : sa pensée s’alignait sur celle de Soljénitsyne
et pouvait être qualifiée de « folciste », de
« néo-slavophile » ou de « néo-narodnikiste ».
Europe
Maxima :
Dans le dernier tome
« L’Europe, un balcon sur le monde » vous ouvrez la perspective
européenne sur le reste du monde. Il fut un temps où l’Europe dominait le
globe. Dorénavant on pourrait presque dire l’inverse. La multipolarité est-elle
vraiment un avantage pour l’Europe ? L’opposition Nord/Sud n’est pas pour
autant caduque...
Ne
nous faisons pas d’illusions : la domination véritable de l’Europe sur le
reste du monde n’a été que de courte durée. Je dirais qu’elle a duré de
l’installation des Anglais à Aden jusqu’à leur départ des Indes en 1947. Soit à
peu près 124 ans, le huitième d’un millénaire. Jusqu’à la mainmise totale des
Anglais sur les Indes en 1847, année où Victoria devient
« Impératrice », les grands pôles économiques de la planète sont
l’Inde et la Chine, qui valent à elles deux plus de 35% de l’économie mondiale.
Le 19ième siècle voit le triomphe, en Europe, d’une révolution
industrielle basée sur le charbon et l’acier, puis, dans la première décennie
du 20ième, sur le pétrole, qui sera d’abord américain, caucasien
(donc russe) ensuite, puis, finalement moyen-oriental (iranien et
arabe-saoudien). Nous assistons à un ressac économique de l’Europe, malheureusement
accompagné d’un déclin moral sans précédent, qui fait de nous la risée de la
planète : libéraux, soixante-huitards, maniaques du sociétal et du
gendérisme contribuent à rendre ce qui reste de notre civilisation complètement
ridicule et aberrant. Bon nombre de peuples non européens rejettent à juste
titre ce pandémonium et nous couvrent de leur mépris : la haine du Blanc
est aussi (mais pas seulement) la haine envers un homme qui a profondément et
ridiculement dégénéré, ce que l’on n’attendait pas du tout de lui, à qui on
reproche désormais de nier les assises du réel social, biologique, ontologique.
Certes la haine due au ressentiment, à un sentiment d’infériorité mal placé,
existe aussi mais elle n’osait pas, jusqu’ici, s’exprimer avec la même
frénésie. Le déclin de l’Europe est bien sûr tributaire des effets désastreux
des deux guerres mondiales, avec les épouvantables saignées qui en ont découlé
et que l’on repère dans une France qui a dû faire appel très tôt à des
immigrations non européennes, dans une Allemagne où le ressac démographique
atteint des proportions très inquiétantes, dans une Russie qui ne s’est jamais
vraiment remise des pertes humaines du communisme et de la guerre de 1941-1945.
Moralement, nous assistons à une implosion de la civilisation européenne :
Paul Valéry, Thomas Mann (dans La
montagne magique), Christopher Isherwood (qui a décrit le Berlin décadent
sous la République de Weimar) et bien d’autres encore ont observé les premiers
balbutiements de cet effondrement. Après la seconde guerre mondiale, les
services américains vont induire, par les médias, le cinéma, certaines revues,
une junk culture décadente, dans le
but à peine dissimulé était d’affaiblir l’Europe et de l’empêcher à jamais de retrouver
ses lustres d’antan. Ce travail de sape va s’effectuer sur deux tableaux :
d’une part, une culture de frivolités et de distraction totale pour empêcher
élites et classes populaires d’avoir une pensée véritablement politique, au
service de la Cité et du long terme, et d’autre part, une culture de la
culpabilité et de la repentance pour empêcher ces mêmes catégories sociales de
poursuivre la trajectoire éternelle de leur histoire propre, en les amenant à
juger celle-ci toujours imparfaite et toujours criminelle.
La
multipolarité est, dans ce cadre, une revendication d’autonomie de la part d’autres
grandes puissances ou de quelques puissances régionales dites émergeantes,
aujourd’hui essentiellement russe et chinoise (puisque l’Europe est hors du jeu
sous la double chape de cette junk culture et de cette culture de la
repentance). Cette revendication d’autonomie conteste aux Etats-Unis le droit
de gérer seuls la planète et de promouvoir uniquement leur ordre du jour dans
les affaires de tous les continents. A terme, cette revendication de
multipolarité, à laquelle l’Europe devrait participer, vise la juxtaposition
pacifique d’entités s’assimilant à des empires ou des « grands
espaces » selon la conception de Carl Schmitt, lequel définissait, tout
comme son disciple Bernhard Willms, le monde comme un pluriversum et non un universum,
ainsi que le voulait le Président presbytérien Woodrow Wilson, l’homme
politique américain dont Schmitt a toujours vivement contesté les visions et
cela, dès le début de son itinéraire intellectuel, dès les années 1920.
Quand
vous parlez de la résilience de « l’opposition Nord/Sud », je suppose
que vous évoquez le terrible problème des immigrations africaines en Europe,
accentué davantage encore depuis l’effondrement total de la Libye du Colonel
Khadafi, suite aux prises de décision les plus calamiteuses de l’histoire
récente, notamment dans le chef du Président bling-bling Nicolas Sarközy. Cette
« opposition », comme vous dites, doit être regardée sous deux
angles : 1) elle est possible uniquement parce que l’installation de tous les
migrants imaginables est désormais possible et financièrement avantageuse pour
eux, sans que ne soit pratiquée une discrimination positive et qualitative à
l’égard de ces migrants, et sans une évaluation objective, et très stricte, de
l’utilité sociale de cette installation massive. Un filtrage restrictif serait
utile, justement sur base de la possible utilité sociale que pourrait éventuellement
revêtir le migrant. Toute installation sauvage, comme cela se passe
aujourd’hui, est à proscrire ; 2) la politique des portes ouvertes,
préconisée par les médias dominants, les bonnes consciences (que Hegel appelait
les « belles âmes » dans des textes incisifs que l’on ferait bien de
relire, surtout à gauche de l’échiquier politique conventionnel), est ni plus
ni moins qu’un instrument des réseaux dominés par Washington pour noyer
l’Europe dans une population qui ne dépend, finalement, que des allocations
sociales, généreusement distribuées depuis les « Trente Glorieuses »,
devenues bien vite les « Quarante Piteuses ». Comme on l’observe dans
l’Allemagne de Merkel depuis 2015, quand les portes se sont ouvertes toutes
grandes aux flots de migrants en provenance de partout et de nulle part, le
magnifique édifice du système allemand de sécurité sociale s’est lézardé
dangereusement, avec un nombre croissant et finalement assez impressionnant
d’Allemands, surtout des retraités ou des jeunes ménages (ce qui est très grave
démographiquement parlant), qui plongent tous dans une effrayante précarité. En
France, cet afflux massif, sans réelle utilité sociale, empêche les pouvoirs
publics de s’occuper des régions périphériques, qui plongent dans une récession
très inquiétante. On reste pantois en constatant que les partis politiques dominants,
sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens, oeuvrent aujourd’hui à détruire
totalement les systèmes de sécurité sociale qu’ils ont édifiés jadis, à la
suite de longs combats, menés par des militants socialistes ou jocistes
exemplaires, dont le travail est allègrement trahi et dont les bénéficiaires
potentiels sont grugés sans vergogne.
Sans
même mentionner les budgets démesurés que les pays européens vont devoir
consacrer au maintien de l’ordre dans leurs villes suite à ces immigrations incontrôlées,
celles-ci entraîneront un gonflement démesuré des frais sociaux, des
allocations familiales et de substitution et des nouveaux logements sociaux à
construire en lisière des grandes villes. Donc ces migrations, socialement et
économiquement inutiles, même si elles ont été tolérées au départ par les
principes généreux des socialistes et des jocistes, ont pour but politique, non
pas d’assimiler des populations africaines, moyennes-orientales ou autres, au
nom d’un eudémonisme éclairé ou caritatif, mais de lester les budgets des Etats
européens afin qu’ils n’investissent plus dans un enseignement de qualité, dans
la recherche et le développement en hautes technologies (satellites,
nanotechnologie, avionique de pointe, télécommunications, etc.) et surtout pour
qu’ils ne développent plus leurs forces armées, dont les budgets et les
effectifs sont, en effet,
constamment
réduits. Nous déboucherons alors très vite, si ce n’est déjà fait, sur la ruine
de l’Etat napoléonien ou clausewitzien ou encore gaullien, bâti sur le principe
romain du Si vis pacem, para bellum. Et
sur la ruine de l’Etat-Providence, construit par les sociaux-démocrates et les
chrétiens-démocrates, depuis la deuxième internationale et depuis l’encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII.
Les
médias, qui, en bout de course, finissent toujours par reprendre des mots
d’ordre préalablement lancés par des officines médiatiques américaines, habilement
téléguidées par les services spéciaux, favorisent cette immigration massive et
inutile, non pas pour pratiquer une politique d’assimilation ou pour
concrétiser un programme charitable basé sur l’importante vertu éthique et
politique qu’est la générosité, mais pour torpiller tous projets européens dans
les domaines cruciaux que sont le développement technologique et les forces
armées. A cause des budgets nationaux déséquilibrés par l’hypertrophie subite
et inattendue du social, les investissements impératifs, pour toute entité
politique vivante, sont impossibles à réaliser. Le mixte idéologique, couplant
gauchisme sociétal et néolibéralisme, et les immigrations massives sont des
armes de quatrième génération pour paralyser le seul « grand espace »
qui pourrait réellement défier Washington en tant qu’unique superpuissance,
soit en s’autonomisant soit en forgeant des alliances conditionnelles avec des
puissances petites et grandes de son environnement eurasien immédiat.
Europe
Maxima : La Chine pèse dorénavant dans l’équation
économico-politique mondiale. Où la situeriez-vous parmi les forces en
présence ?
La
Chine, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore ou non, constitue aujourd’hui
un modèle intéressant à observer sinon à imiter. On dit, notamment en Allemagne
avec le sinologue Aust, qu’elle doit sa renaissance à la réactivation des
principes de Confucius, après la parenthèse communiste et maoïste. Cette
affirmation est évidemment exacte, Confucius, d’après la thèse de Karl Jaspers
sur les « périodes axiales de l’histoire », étant l’un de ces
indépassables fondateurs de valeurs créatrices et consolidatrices de
civilisations, qui ont émergé entre le septième et le cinquième siècles avant
l’ère chrétienne en Chine, en Inde, en Iran, en Palestine juive et en Grèce.
Confucius a joué en Chine un rôle similaire à celui d’Aristote dans l’orbe
hellénique, en proposant une vision réaliste et pragmatique des choses
politiques, des res publicae. Yvan
Blot a raison de nous rappeler, très souvent, que la lecture des œuvres
d’Aristote est un impératif d’hygiène intellectuelle, surtout celles qui sont
relatives à la politique et à l’éthique (dont l’indispensable Ethique de Nicomaque). Une Chine qui
opère un retour aussi net à Confucius devrait être flanquée d’une Europe qui
retournerait sans détours inutiles à la Politique
d’Aristote et à son Ethique de Nicomaque.
Car, il y a, pour notre sous-continent, la nécessité urgente de revenir aux
humanités classiques, battues en brèche depuis l’avènement calamiteux des
biblismes iconoclastes au 16ième siècle, qui ont été, avant tout,
une révolte, profondément imbécile, contre le retour aux racines préchrétiennes
de l’Europe grecque et latine. La Renaissance n’est pas autre chose que ce
retour. Cet iconoclasme imbécile constitue la base première, la source
idéologique initiale, de l’Etat profond américain et des hystéries
destructrices du wahhabisme saoudien. Les adversaires principaux et secondaires
de l’Europe classique s’articulent sur un dispositif idéologico-théologique qui
cultive l’intention bien arrêtée de détruire tous les acquis de civilisation
antérieurs à l’avènement de leurs faux prophétismes.
Dans
un tel contexte, la Chine, le Japon, l’Inde hindouïste (rassemblée derrière les
étendards du BJP), constituent tous trois de puissants môles de résistance à
toutes les théologies hostiles aux valeurs ancrées dans la profondeur
temporelle ainsi qu’aux idéologies modernistes éradicatrices, en dépit de la
terrifiante parenthèse communiste que la Chine a connue. Ces trois pôles non
abrahamiques peuvent nous aider à nous débarrasser de toutes les scories
théologiques et idéologiques qui se sont malheureusement incrustées dans notre
psyché depuis les catastrophes du 16ième siècle et des guerres de
religion en Europe occidentale et depuis les révolutions jacobines et communistes,
qui se prétendaient « éclairées », pour mieux plonger l’Europe dans
la confusion et dans l’horreur. De même, les principes confucéens, shintoïstes
et védiques qui animent la Chine, le Japon et l’Inde actuels peuvent
parfaitement constituer des antidotes à la piètre mixture de
soixante-huitardisme, de néolibéralisme et de gendérisme qui immerge nos
sociétés occidentales dans la bouffonnerie la plus abjecte.
Enfin,
si la Chine de Xi Jinping est à nouveau confucéenne, elle est aussi inspirée par
des théoriciens de la politique et de l’économie qui sont purement européens.
Après les guerres de l’opium, menées par le Royaume-Uni et la France contre la
Chine impériale dans la première moitié du 19ième siècle, le Céleste
Empire a connu un siècle de honte et d’humiliation, qu’il n’est pas prêt
d’oublier. Marx a eu des disciples qui ont donné mauvaise réputation à son
œuvre, dont les protagonistes de la « révolution culturelle » dans la
Chine maoïste et la fameuse « Bande des Quatre ». Le 19ième
siècle allemand a toutefois révélé un autre penseur politique, bien plus
important, et dont les retombées pratiques ont toutes été positives et
incontournables. Je veux parler de Friedrich List, théoricien du développement
économique et infrastructurel des nations, surtout celles qui étaient sur la
voie d’un développement. List a préconisé le développement de la Zollunion allemande par la création d’un
système de douane particulier et par la création de voies de communication
ferroviaires. Tout à la fois sujet prussien et citoyen américain, List a
préconisé le creusement de canaux entre les Grands Lacs du continent
nord-américain et la côte atlantique pour acheminer vers les ports le surplus
de blé cultivé dans le Wheat Belt, de
même, il a proposé de relier par chemins de fer l’Atlantique au Pacifique,
donnant aux Etats-Unis la puissance démultipliée que donne toute forme de
bi-océanité. En France, il a proposé la « colonisation intérieure »
du territoire. Ses idées n’ont pas manqué de séduire les mandarins clairvoyants
qui entendaient sortir au plus vite du siècle de honte, imposé surtout par les
Anglais. Les Républicains chinois, qui arriveront au pouvoir à Pékin en 1911,
ont eu des ministres et des hauts fonctionnaires qui avaient retenu la leçon de
List. L’idée actuelle des routes de la Soie est bel et bien un avatar
contemporain de la pensée de List et de ses disciples chinois. Un projet
listien pour le 21ième siècle !
Certes,
le phénomène connexe au néolibéralisme qu’est la délocalisation des petites
industries, dont les industries textiles et du jouet, par exemple, est un
expédient qui a favorisé la montée de la Chine au détriment de notre petit
tissu industriel localisé et disséminé sur l’ensemble de nos territoires
nationaux. Si nous devons applaudir la Chine de Xi Jinping aujourd’hui, c’est pour
le projet des routes de la Soie. Si nous devons nous en méfier, c’est parce que
nous devons absolument reconstituer chez nous notre petite industrie qui a été
délocalisée à cause des élucubrations des théoriciens irréalistes du
néolibéralisme.
Europe
Maxima : Que pensez-vous du réveil de l’islam ?
Adhérez-vous à la thèse du choc des civilisations ou avons-nous affaire,
en fait, à une instrumentalisation des franges radicales de l’islam par
certaines officines occultes ?
Je
ne pense pas que l’hystérie fondamentaliste qui agite le monde islamique
aujourd’hui soit un « réveil ». C’est une crise, un cri de colère
face à une incapacité fondamentale et phénoménale de participer aux synergies
fécondes des autres civilisations. Cette incapacité n’est pas un propre à la
civilisation islamique puisque celle-ci, grâce à d’habiles et ingénieux
syncrétismes, a pu, à certains moments-clés de l’histoire, atteindre des
niveaux d’excellence incontestable et développer ce que d’aucuns nomment, un
peu abusivement, des « Lumières » musulmanes (Islamic Enlightenment). Le terme est abusif car on ne peut
transposer des phénomènes euro-occidentaux comme le moyen-âge ou les Lumières
dans des contextes civilisationnels différents. C’est là une importante leçon
que nous ont léguée Oswald Spengler et son disciple tunisien Hichem Djaït. S’il
n’y a pas eu de phénomènes entièrement assimilables aux Lumières
ouest-européennes dans les autres civilisations, dont l’islam, il y a eu, en
revanche, des syncrétismes féconds, là-bas, qui ont donné des résultats
positifs qui doivent être étudiés, analysés et imités, si cela s’avère utile.
Or, les fondamentalismes wahhabites et salafistes qui font rage aujourd’hui
dans le monde musulman et ont plongé la Syrie dans une horreur qu’elle ne
méritait vraiment pas, rejettent avec véhémence les syncrétismes qui ont fait
la gloire de bon nombre de phénomènes civilisationnels musulmanisés. Ce rejet
sanctionne simultanément l’incapacité à se brancher sur d’autres excellences
civilisationnelles et à se nourrir des acquis concrets d’autrui. Reproche que
l’on peut évidemment adresser au fondamentalisme américain, incapable de
reconnaître de l’excellence en dehors de ses messages étriqués.
La
vigueur des syncrétismes ne se vérifie pas seulement dans certaines phases de
l’histoire de la civilisation islamique. Elle se vérifie également dans notre
propre civilisation. La chevalerie européenne, qui fut vectrice de progrès
organisationnels, notamment dans le chef des ordres hospitaliers, est un
syncrétisme romano-germano-sarmate christianisé. Le thomisme est un syncrétisme
helléno-chrétien qui restitue à Aristote toute la place qu’il doit avoir dans
les vastes cités politiques, qu’elles soient nôtres ou autres (mais alors sous
d’autres oripeaux, dont les oripeaux confucéens). En islam, il y a eu des
syncrétismes irano-islamiques ou aristotélo-islamiques : ceux précisément
que les fondamentalismes salafistes veulent détruire de fond en comble aujourd’hui,
tout en étant ouvertement ou secrètement alliés au puritanisme de l’Etat
profond américain, désireux, lui, de détruire les racines vives de la
civilisation européenne.
Europe
Maxima :
Nous serons d’accord
que l’Europe ne pourra jamais incarner une troisième voie autonome tant qu’elle
sera inféodée au bloc occidental. Comment pourrions-nous nous émanciper de
cette tutelle ?
Est-il
encore opportun de parler de « Troisième Voie » ? On en parlait,
du temps où se dressaient le Rideau de Fer et le Mur de Berlin, séparant une
orbe capitaliste d’un orbe où régnait le communisme. La « Troisième
Voie » voulait biffer les aspérités du communisme, tout en proposant un
socialisme solidariste et en cherchant à réduire les excès du capitalisme en
régulant « corporativement » les instances productrices de
l’économie, selon les théories suggérées par Proudhon, De Man, de Mun, Sorel,
etc. Aujourd’hui, le communisme est mort. Il n’y a plus que le capitalisme sous
le signe extrême du néolibéralisme qui soit en piste en Europe, face à des
« grands espaces » ou de petits pays qui optent parfois pour l’illibéralisme,
en désirant gommer les aspects les plus déplaisants du néolibéralisme, les
dérives folles du sociétal et les affres incapacitants de la repentance perpétuelle.
La « Troisième Voie » d’hier est aujourd’hui une « Deuxième
Voie », plurielle et contextualisée, en révolte contre la volonté
frénétique de vouloir tout universaliser. Les pays illibéraux adhèrent
partiellement à cette « Deuxième Voie » alternative, en refusant
l’alignement sur la pensée unique propagée par la superpuissance
thalassocratique dominante, qui ne veut qu’un seul modèle économique, celui du
néolibéralisme. L’objectif est d’infléchir l’illibéralisme, réaction partielle
et incomplète, vers une alternative plus radicale, dans le sens où l’adjectif
qualificatif « radical » ne doit pas être confondu avec le
qualificatif/substantif « extrémiste » car il indique une volonté de
retour à ce qui relève des racines donc des profondeurs (temporelles et
telluriques) de toute histoire particulière. La « Deuxième Voie »
n’est pas aujourd’hui un corpus tout fait mais un corpus en gestation et en
devenir qui vise l’érosion de toutes les pesanteurs, et demain de toutes les
traces, de la « Première Voie » dominante. Dilthey, penseur allemand
du 19ième, disait que l’on ne pouvait définir que les formes mortes
et que l’on ne pouvait jamais définir ce qui était vivant, en marche, en
devenir. Une des faiblesses de notre mouvance métapolitique est de ne pas avoir
suffisamment étudié les méthodes de Dilthey, héritier de Herder, précurseur de
Spengler et de toutes les pensées organicistes du 20ième siècle,
au-delà même des excellences de la « révolution conservatrice »
allemande dont bon nombre d’entre nous se posent comme les seuls héritiers.
Etre
inféodé au bloc occidental dominé par les Etats-Unis, c’est être inféodé à une
puissance qui veut notre affaiblissement perpétuel comme l’explique
aujourd’hui, en Espagne, la Colonel Pedro Banos. Peut-on raisonnablement
vouloir son affaiblissement perpétuel ? Sa déchéance ? Non, bien sûr.
Seuls les fous veulent un tel état de choses (et ils sont hélas fort nombreux
aujourd’hui au sein même de nos Etats…). Pour se dégager de cette inféodation,
un front du refus est nécessaire, articulé entre tous les Européens au-delà des
frontières étatiques et linguistiques. Ce front du refus, ce front de la
rétivité générale comme j’ai déjà eu l’occasion de l’appeler, est une œuvre
métapolitique d’envergure à laquelle pas un seul combattant métapolitique ne
peut se soustraire : elle peut se décliner sous de multiples formes, par
exemple, en proposant par la parole et l’écrit une géopolitique alternative, en
luttant de toutes les manières possibles et imaginables contre la fameuse junk culture, dénoncée par l’Américaine
Suzanne Jacoby, en revalorisant tout ce qui est vernaculaire contre les
habitudes universalistes de consommation alimentaire, de consommation culturelle,
en boycottant systématiquement tous les produits venus d’Outre-Atlantique
(portables, voitures, ordinateurs, loisirs, boissons, parcs d’attraction ...),
en s’insurgeant contre les fusions industrielles et financières qui livrent des
entreprises historiquement européennes à des cartels américains, en luttant
contre toutes les injustices socio-économiques qu’entraîne le néolibéralisme,
en revalorisant les héritages classiques européens dans l’enseignement et en
littérature, en philosophie, en art. Il va de soi qu’il convient de militer,
comme militaient les mouvements communistes des années 1950 jusqu’à l’affaire
des missiles en Allemagne entre 1979 et 1982, contre l’OTAN, contre la
participation de nos Etats aux opérations de l’OTAN, contre l’expansion de
cette alliance contraire à nos intérêts, contre la présence de puissances non
européennes dans cette organisation. En France, cela signifie un retour à la
politique gaullienne de non inféodation. En Suisse, en Autriche, en Suède et en
Finlande, cela signifie une volonté de demeurer des Etats neutres, non alignés.
Le travail nécessaire pour se dégager de cette inféodation, qui nous mène à une
mort lente mais en phase d’accélération rapide et de plus en plus imminente,
est le plus important qui soit, le plus ample à parfaire.
(réponses
formulées à El Campello/Alicante, avril 2018).
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