Géopolitique
de la Belgique, géopolitique en Belgique
Par
Robert Steuckers
Depuis de nombreuses années, j’ai consacré articles et
causeries à la géopolitique, le plus souvent celle des points chauds de la
planète, puisque ce sont évidemment ces thèmes-là qui intéressent le public,
friand de découvrir des explications aux événements dramatiques qui animent la
scène internationale.
En marge de ces conférences, dans des conversations
privées avec des collègues ou des amis qui ne souhaitent pas fréquenter des
cercles métapolitiques ou politisés, une question revient très souvent :
qu’en est-il de la géopolitique en Belgique ? Qu’en est-il d’une pensée et
d’une stratégie géopolitiques proprement belges, du moins si l’extrême
petitesse du territoire permet d’en élaborer une sans susciter des sourires de
commisération ?
Le
travail du Prof. David Criekemans
Pendant longtemps, le thème n’intéressait personne. Cette
discipline, mixte de sciences concrètes comme la géologie, l’hydrographie ou
l’économie politique et de spéculations stratégiques, a été la grande absente de
l’espace universitaire et des débats (où l’on répétait stupidement les axiomes
d’une géopolitique américaine, britannique ou française, dans tous les cas
« occidentale »). Si les Français ont pu bénéficier d’ouvrages
généraux majeurs et incontournables comme ceux d’Yves Lacoste, d’Ayméric
Chauprade ou de Pascal Gauchon, les Belges, soit la population vivant sur le
dernier lambeau de la Lotharingie historique non conquis par les héritiers de
la Francie occidentale de Charles le Chauve, n’avaient pas un ouvrage majeur de
référence à leur disposition. C’est chose faite, cependant, depuis la parution
de l’énorme pavé dû à la plume du Professeur David Criekemans, intitulé Geopolitiek – « geografisch
geweten » van de buitenlandse politiek ?, composé de trois
parties :
1) Une étude
scientifique du rapport territorialité/politique ;
2) Une
généalogie critique de la « géopolitique » (avec notes sur Hérodote,
Thucydide, Aristote, Strabon, Bodin, Montesquieu, von Humboldt, Toynbee,
Ratzel, Mahan, Mackinder, Kjellen, Haushofer, Vidal de la Blache, Demangeon,
Spykman, Mead Earle, Strausz-Hupé, Morgenthau, etc.) ;
3) Une
approche géopolitique dans l’étude des relations internationales ;
A ces trois parties s’ajoutent deux longues
annexes :
1) Sur
les conceptualisations possibles du néologisme « géopolitique » ;
2) Sur
un survol général des centres d’études scientifiques autour du concept de
géopolitique dans le monde (aux Etats-Unis, en France avec un passage en revue
de toutes les universités qui offrent des modules géopolitiques à leurs
étudiants, aux Pays-Bas, en Italie, en Allemagne, en Scandinavie, en Amérique
latine, en Israël, en Russie et dans les pays asiatiques, etc.).
Le travail de Criekemans est gigantesque, est source
d’informations incontournables, d’autant plus que ce professeur flamand
maîtrise à coup sûr les six langues acceptées par l’Académie Royale de
Belgique, soit le français, le néerlandais, l’allemand, l’anglais, l’italien et
l’espagnol, modèle d’ouverture que j’ai essayé de concrétiser au sein de
l’association « Synergies européennes » que j’animais avec Gilbert
Sincyr et Robert Keil, tous deux décédés en 2014.
Tropisme
anglo-saxon et spaakisme atlantiste
Depuis la seconde guerre mondiale, la Belgique
officielle, réceptacle d’ignorance et d’opportunisme, est entièrement alignée
sur le monde anglo-saxon. A Londres, contre l’avis du roi Léopold III, le
gouvernement en exil Spaak/Pierlot envisage même l’annexion déguisée de la
Belgique et du Congo à la couronne britannique ou, au moins, songe à une
inféodation quasi complète qui ne garderait que les formes les plus
superficielles de l’indépendance. Rien de cela n’arrivera mais l’adhésion
précoce à l’OTAN, dont Spaak fut le premier secrétaire général, introduira le
« suivisme » atlantiste dans la pratique des relations
internationales. Ce suivisme sera contesté, en surface, par l’idée
d’« Europe totale », lancée dans les années 1960 par le ministre
Pierre Harmel. Le Professeur Rik Coolsaet, de l’université de Gand, dressera,
il y a plus d’une vingtaine d’années, un bilan de toutes les tentatives de
sortir de l’étau otanesque et « spaakiste ». En fait, seules les
marges politiques, sans espoir d’asseoir ne fût-ce qu’une minorité
parlementaire, ont élaboré des esquisses de politique étrangère intéressantes
parce que non alignées sur les Etats-Unis : c’est pourquoi l’étude de
leurs projets ou de leurs espoirs est plus intéressante à parfaire aujourd’hui,
à l’heure où le leadership américain est contesté, au vu des désastres que le
bellicisme atlantiste a provoqué en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Ukraine
et dans les Balkans.
Cependant, le projet d’« Europe totale » du catholique
Pierre Harmel (photo), admiré par le socialiste alternatif Coolsaet, n’est possible que
si tous les pays européens, à l’unisson, décidait, en un espace-temps très
court, de suivre le même ordre du jour. Dans le contexte actuel, c’est
évidemment impossible, l’idéal d’un Axe Paris-Berlin-Moscou, explicité en son
temps par Henri de Grossouvre, n’ayant été qu’éphémère. Les dirigeants
post-gaulliens que sont Sarközy, Hollande et Macron ne peuvent imaginer
enclencher une audace innovante qui adhèrerait spontanément et très rapidement
à l’idée harmélienne d’« Europe totale » (et à celle, tout aussi
totale, d’un Jean Thiriart…). Cette absence de réalisme politique,
métapolitique et géopolitique interdit de sortir de ce qu’il faut bien appeler
une impasse, à l’heure où Washington appelle à une guerre contre la Russie de
Poutine, à refouler toute présence chinoise en Mer de Chine du Sud et à un
boycott général contre l’Iran, excellent client des industries européennes. Une
impasse où nous ne pourrons connaître rien d’autre que le marasme et le déclin.
Venons-en maintenant à la géopolitique de la Belgique.
Avant-guerre, Jacques Crokaert, père de Monique Crokaert,
épouse de Marc Eemans, avait écrit, pour l’éditeur Payot, un ouvrage remarqué
sur la « Méditerranée américaine », soit les Caraïbes, sécurisées au
bénéfice de Washington suite à l’éviction de l’Espagne hors de Cuba en 1898.
Cet ouvrage de géopolitique important ne concernait pas l’espace réduit de la
Belgique dans le Nord-Ouest européen. Pendant la seconde guerre mondiale, la
collaboration germanophile opte évidemment pour une réorientation complète des
stratégies en politique internationale. Le modèle centre-européen, préconisé
par les Allemands, est alors interprété en Belgique comme un retour à
Charles-Quint. Dans le chef des rexistes, autour de Léon Degrelle, s’ajoute, à
ce tropisme germanisant (théorisé par Léon Van Huffel dès juin 1940), un
universalisme camouflé, d’inspiration catholique et hispanisant où l’on
cultivait sans doute l’espoir de « re-catholiciser » l’espace germanique,
non pas en modifiant les cultes mais en absorbant les énergies allemandes pour
un projet européen et global, né aux temps de la Grande Alliance entre les
Habsbourgs/Bourgogne et les Aragonnais/Castillans. L’option pour le drapeau à
Croix de Bourgogne (ou Croix de Saint André) symbolise ce choix absolument non allemand et non
national-socialiste, à peine dissimulé.
Matière
bourguignonne
Pendant la seconde guerre mondiale, nous avions donc un
engouement néo-bourguignon, dont le théoricien premier n’était pas un rexiste
mais un de leurs adversaires, en l’occurrence Luc Hommel, historien ardennais
de la matière de Bourgogne et auteur d’un ouvrage sur la formation de la
« Grande Alliance » hispano-bourguignonne. Hommel avait été le
secrétaire du principal adversaire politique de Degrelle, le catholique
technocratique Paul Van Zeeland.
En dehors de cet engouement « bourguignon » des
rexistes, engouement vite abandonné par leurs adversaires qui ne voulaient plus
être comparés à eux, il y avait une petite brochure, totalement oubliée et signée
« J. Mercier » et intitulée « Géopolitique du Nord-Ouest ».
Cette brochure, probablement tirée à compte d’auteur et non liée à une
quelconque officine politique, collaborationniste ou non, est remarquable à
plus d’un titre : en effet, elle ne développe pas une théorie géopolitique
où l’espace belge ferait partie d’un plus vaste ensemble, comme le Saint-Empire
ou la « Grande Alliance », mais prend acte de la réduction
territoriale subie depuis le 17ième siècle, avec la perte des
territoires qui forment aujourd’hui les départements français du Nord et du
Pas-de-Calais, avec la disparition graduelle de l’espace lorrain contigu,
arraché au Saint-Empire par lambeaux de François I à Louis XV, et, enfin, avec
la perte du glacis franc-comtois, projection vers l’espace rhodanien et
méditerranéen.
Le
petit opuscule de J. Mercier
L’opuscule de Mercier définit l’espace belge actuel comme
situé dans un « Nord-Ouest » englobant évidemment le Grand-Duché du
Luxembourg, le cours de la Moselle, une partie de l’espace rhénan et les
parties des Pays-Bas au sud des grandes rivières (Meuse, Rhin, Waal). C’est
l’espace où se sont déroulées toutes les grandes batailles de l’histoire de ce
« Nord-Ouest » depuis le haut moyen-âge et que les Anglais appellent
la « fatal avenue ». Pour ce
Mercier, demeuré inconnu, cet espace se subdivise en trois parties :
-
L’espace scaldien, entre l’Escaut et la
Meuse, avec la vallée de la Sambre ; c’est l’espace central et principal de
l’ensemble belge ;
-
L’espace transmosan, avec le massif
ardennais ;
-
L’espace flandrien, poldérien et littoral,
permettant, le cas échéant de prendre l’espace scaldien par l’Ouest.
Mercier montre que l’ennemi principal, qui fut français
pendant près d’un millénaire et fit de notre espace un espace exposé
frontalement à ses coups réguliers, concentrera ses poussées vers le Nord en
exploitant la « trouée de l’Oise » (die Oisepforte dans le langage des géopolitologues allemands), là
où l’Oise prend sa source au sud de la petite ville de Chimay. La fameuse
bataille de Rocroy (Rocroi), dans la zone de la « trouée de l’Oise »,
illustre très bien cette volonté de prendre Bruxelles et Anvers : sous les
ordres du vieux Colonel Fontaine (‘de la Fuente’ dans les sources en
castillan), qui mourra au combat à 80 ans, les tercios espagnols se battront aux côtés de leurs homologues
allemands, luxembourgeois, wallons, alsaciens, francs-comtois et croates pour
barrer la route de Bruxelles aux troupes françaises. Ils seront vaincus mais
l’ennemi, assez durement éprouvé, n’exploitera pas sa victoire car les
Luxembourgeois du Colonel espagnol von Beck approchaient avec des troupes
fraîches. Jourdan aura plus de chance en 1794 et sera vainqueur à Fleurus.
Napoléon passe par la « trouée de l’Oise » lors de la campagne des
Cent Jours. La leçon, tirée du choc de Rocroi (1643), amène le Vauban espagnol,
Monterrey, à construire sur le territoire du petit village de Charmoy, la forteresse
de Charleroi, appelée à défendre, sur la Sambre, le Brabant, cœur de l’espace
scaldien. Il en fait bâtir une autre, à Bruxelles, face à la Porte de Hal, sur
le territoire de la commune de Saint-Gilles, si prisée par les bobos français
qui s’installent de nos jours dans la capitale belge. De cette forteresse de
Monterrey, il ne reste d’autres souvenirs que le nom de deux rues : la rue
du Fort et la rue des Fortifications.
Flandre
poldérienne et « trouée de l’Oise »
A l’ouest de l’espace scaldien, s’étendant des rives
orientales de l’Escaut aux rives occidentales de la Meuse, se trouve l’ancien
comté de Flandre, qui s’était étendu vers le sud au haut moyen-âge, s’était
détaché de la tutelle française au fil des siècles pour y échapper de jure suite à la bataille de Pavie,
gagnée par les armées de Charles-Quint en 1525. Il a été le théâtre de combats
entre protestants néerlandais et catholiques, sujets du roi d’Espagne, à
Nieuport lors de la bataille des plages en 1600, où les tercios espagnols étaient majoritairement composés de Wallons et
de Britanniques catholiques (Anglais et Irlandais), et les troupes hollandaises
de Wallons et de Britanniques protestants (Anglais et Ecossais). Louis XVI
annexa Nieuport et Furnes à l’ouest de l’Escaut pendant ses campagnes
militaires contre les Pays-Bas espagnols mais dut rendre finalement ces villes
aux Habsbourgs. En 1794, le Général révolutionnaire Moreau prend la ville de
Nieuport aux Autrichiens et y fait massacrer tous les émigrés royalistes
français qui s’y trouvaient. La basse Flandre poldérienne a donc également été
un axe de pénétration pour les armées françaises. En 1600, l’objectif de
l’archiduc Albert, commandant des troupes du roi d’Espagne, était de protéger
Dunkerque, encore espagnole à l’époque, contre un envahisseur venu du Nord.
En 1690, le Duc de Luxembourg, commandant des armées
françaises, pénètre, à son tour, par la « trouée de l’Oise et s’avance
vers Fleurus où il livre victorieusement bataille au général zu Waldeck,
commandant des troupes impériales et espagnoles : il ne prend pas
Charleroi et ne peut exploiter sa victoire, pourtant retentissante. Les
Impériaux et les Espagnols rameutent leurs troupes de réserve et les
Brandebourgeois et les Liégeois compensent les pertes en mobilisant des troupes
dans toute la région. En 1794, l’axe de pénétration des sans-culottes en
Flandre poldérienne est un axe secondaire puisque c’est juste au-delà de la
« trouée de l’Oise » que Jourdan emporte la décision finale et
conquiert définitivement les Pays-Bas autrichiens, qui seront annexés à la
République l’année suivante, en 1795, suite au Traité de Campoformio. Les
révolutionnaires avaient pris Charleroi, assurant leur victoire qui, elle, sera
bien exploitée. En 1815, Napoléon emporte une nouvelle victoire française à
Fleurus/Ligny contre les Prussiens mais ne l’exploite pas, oublieux, peut-être,
de la leçon de 1690 : des troupes fraiches attendaient aussi au-delà de la
Meuse, où les Prussiens avaient une brigade intacte, qui allait épauler les
trois autres brigades, étrillées durement à Ligny mais qui s’étaient regroupées
et réorganisées, n’ayant pas été poursuivies. De plus, une armée russe était
stationnée à Cologne et les Suédois campaient dans le Brabant septentrional.
Cette négligence napoléonienne permit la victoire anglo-prussienne à Waterloo,
le 18 juin 1815.
Fleurus,
1794
Ces attaques par la « trouée de l’Oise » visent
à prendre le cœur de l’espace scaldien, situé autour de Bruxelles et de
Malines, et à s’emparer d’Anvers, port de guerre potentiel au fond de
l’estuaire de l’Escaut. La victoire de Jourdan en 1794 amène les Britanniques à
rejeter toute alliance avec la France révolutionnaire puis bonapartiste, tant
que celle-ci se trouve à Anvers et libère le port du blocus imposé par les
Pays-Bas protestants. La victoire française de Fleurus est à l’origine de la
détermination des Anglais qui finiront par l’emporter à Waterloo, onze ans plus
tard. Les manœuvres par la « trouée de l’Oise » sont aussi des
manœuvres dans l’Entre-Sambre-et-Meuse, glacis devant le cœur de l’espace
scaldien et face à la vallée mosane. Toute conquête de l’Entre-Sambre-et-Meuse
permet d’anticiper la conquête de tout l’espace scaldien et d’arriver dans la
vallée mosane.
La portion du cours de la Meuse, qui appartint jadis aux
Pays-Bas espagnols puis autrichiens et qui est sous souveraineté belge
aujourd’hui, part de Givet (actuellement ville française) pour arriver à
Dinant, Namur, Huy, Liège et Maastricht, autant de villes dotées de forteresses
destinées à empêcher toute pénétration française en direction de Cologne et des
plaines westphaliennes. A l’est du fleuve se trouve le massif ardennais, jugé
difficilement pénétrable jusqu’en 1914 et même jusqu’en 1940. L’espace transmosan,
exclusivement wallon, alors que l’espace scaldien est bilingue
roman/germanique, a généralement été contourné par les envahisseurs du sud qui
préféraient l’axe mosan à l’ouest du massif ardennais et l’axe mosellan à l’est
de celui-ci, dont la continuation géologique en Allemagne s’appelle l’Eifel.
Raisonner
en termes hydrographiques et hydropolitiques
Comprendre la géopolitique de l’espace belge implique de
raisonner en termes hydrographiques et hydropolitiques. L’Oise, l’Escaut, la
Sambre, la Meuse et la Moselle sont des axes fluviaux et stratégiques dont il
faut impérativement saisir l’importance pour comprendre les dynamiques
historiques qui ont tout à la fois façonné et disloqué le territoire
aujourd’hui belge. L’Oise avait été, à l’aurore de l’histoire française, l’axe
de pénétration pacifique des tribus franques/germaniques vers le bassin
parisien. On nous donnait à méditer un chromo avec de grands guerriers
débonnaires, barbus, qui accompagnait leurs riantes marmailles et leurs
plantureuses épouses à tresses, paisiblement assises sur des chars à bœufs
tandis que chevaux et bétail buvaient l’eau de l’Oise. Ils allaient, nous
disait-on, régénérer un pays ravagé par l’effondrement de l’empire romain et en
proie à une population autochtone et bigarrée (les bagaudes) retournée à une
anarchie féroce et improductive, que Jean-François Kahn fait mine de prendre
pour une panacée. Elle deviendra, après bien des vicissitudes historiques et a
contrario, la voie de pénétration des armées françaises vers l’axe mosan et
l’espace scaldien, d’où les Francs étaient venus.
L’Escaut, curieusement, n’a guère été, sur ses rives et
dans les environs immédiats de son cours, le théâtre de batailles aussi
mémorables que celles de Rocroi, Fleurus ou Ligny, à l’exception peut-être de
celle d’Audenarde (Oudenaarde), convoitée par les Français à plusieurs reprises
au 17ième siècle, sous Louis XIV. En 1708, la coalition regroupant
Autrichiens, Impériaux et Anglais, sous la conduite du Prince Eugène de
Savoie-Carignan, du Duc de Marlborough (le «Malbrouck » de la chanson) et d’Henri
de Nassau battent les troupes du Duc de Vendôme qui avaient fait de cette place
flamande un redoutable bastion français.
La Meuse, axe de pénétration français en direction de la
capitale symbolique du Saint-Empire, Aix-la-Chapelle, a été fortifiée en tous
ses points, à Givet, où un régiment de zouaves est stationné aujourd’hui, à
Dinant, Namur, Huy, Liège et Maastricht. Les Prussiens surtout entendaient
sécuriser cet axe mosan pour tenir les Français éloignés du Rhin. Les
Hollandais refuseront, avec l’appui prussien et russe, de rétrocéder à la
nouvelle Belgique, la place de Maastricht (Mosae
trajectum en latin, soit « le passage au-dessus de la Meuse », à
une grosse vingtaine de kilomètres d’Aix-la-Chapelle). Sur un plan
diplomatique, les Français, au 17ième siècle, chercheront à
s’assurer de la neutralité des Princes-Evêques de Liège, maîtres de toute la
vallée mosane qui, elle, rappelons-le, n’appartenait pas aux Pays-Bas espagnols
puis autrichiens, contrairement à l’espace scaldien et aux Ardennes
luxembourgeoises.
L’axe
mosellan
La Moselle, formant une partie importante des frontières
de l’ancien duché impérial du Luxembourg, est l’axe de pénétration français en
direction du Palatinat et de la ville rhénane de Coblence, au confluent de
cette rivière avec le Rhin. L’axe stratégique mosellan donne à la forteresse de
la ville de Luxembourg une importance stratégique majeure, disputée depuis
1815, où les Prussiens ne voulaient pas la laisser aux mains des Français, les
Hollandais aux mains des Belges après 1830, les Belges à la portée des Français
immédiatement après la première guerre mondiale. L’importance de cet axe est notamment
souligné dans un pamphlet signé par l’Abbé Norbert Wallez, le mentor
d’Hergé : il ne fallait pas laisser à la République, qui voulait détacher
la Rhénanie du Reich et autonomiser une république fantoche de Rhénanie,
l’occasion d’occuper indirectement la vallée de la Moselle.
Enfin, pour trouver des positions géopolitiques et
géostratégiques directement liées à l’espace aujourd’hui belge, nous devons
nous référer à un ouvrage absolument fondamental, toujours exploité par les
puissances thalassocratiques anglo-saxonnes de nos jours : celui d’Homer
Lea, intitulé The Day of the Saxons.
Cet ouvrage de 1912, réédité immédiatement après l’entrée des troupes
soviétiques en Afghanistan en 1979 et pourvu d’une remarquable préface du
stratégiste suisse Jean-Jacques Langendorf, explique, à la suite de Halford
John Mackinder, comment sécuriser les « rimlands » persan et indien
contre les poussées russes dans le cadre du fameux « Great Game ».
C’est là l’essentiel du livre mais rien n’a pris une ride : Lea préconise
une politique de fermeté extrême voire prévoit un casus belli si l’influence russe dépasse la ligne Téhéran-Kaboul. En
1979, Brejnev a franchi délibérément cette ligne. La guerre afghane et toutes
les guerres connexes dans l’espace entre Méditerranée et Indus sont le résultat
d’un refus américain et britannique de voir s’étendre une influence russe ou
soviétique au-delà de la ligne Téhéran-Kaboul.
Lea
et la géopolitique anglaise en Mer du Nord
Mais Lea (photo) développe également une géostratégie visant à
protéger les abords de la métropole anglaise. Les craintes anglaises ne
remontent pas tellement à l’aventure tragique de la Grande Armada espagnole,
battue par la marine et les pirates d’Elizabeth I. Elles se justifient plutôt
par le souvenir cuisant des expéditions de l’Amiral hollandais De Ruyter au 17ième
siècle. Les vaisseaux de De Ruyter mettaient une nuit à franchir la Mer du Nord
depuis le « Hoek van Holland », à pénétrer dans l’estuaire de la
Tamise et à incendier Londres. Il faut dès lors sécuriser les côtes et
l’arrière-pays qui fait face aux Iles Britanniques. Ceux-ci doivent avoir une
politique étrangère neutre et bienveillante à l’égard de l’Angleterre et ne
jamais tomber aux mains d’une puissance disposant d’un hinterland de grandes
dimensions, comme la France ou l’Allemagne réunifiée sous la férule de
Bismarck. Lea a donc énoncé les règles qui ont justifié l’intervention
immédiate des Britanniques aux côtés des Français dès que l’Allemagne de
Guillaume II a fait valoir son « droit historique » à sécuriser la
vallée de la Meuse et à l’interdire aux Français. Parce que les Allemands, en
août 1914, pour faire face aux armées de la IIIème République, devaient non
seulement sécuriser les axes mosan et mosellan, ce dont pouvait s’accommoder
les Anglais, mais simultanément occuper tout l’espace scaldien et la côte de la
Flandre poldérienne.
L’Allemagne aurait alors disposé d’une façade maritime en
Mer du Nord, ce qu’elle consolidera en effet pendant la première guerre
mondiale : les ports de Zeebrugge et d’Ostende ont été développés par les
ingénieurs de la Kriegsmarine, ont
été sortis de
l’insignifiance où ils avaient été plongés depuis plusieurs
siècles. Les Allemands pouvaient dès lors rééditer les exploits de l’Amiral De
Ruyter. L’historien flamand Ryheul, spécialiste de cette politique allemande
pendant la première guerre mondiale et auteur d’un ouvrage de référence sur le
« Marinekorps Flandern », montre comment le Canal maritime de Bruges
grouillait de sous-marins sans protection antiaérienne à une époque où
l’aviation militaire en était encore à ses premiers balbutiements : les
Britanniques couleront un vieux navire en face de ce canal afin de barrer la
route aux redoutables sous-marins du Kaiser.
Pour les Allemands, l’espace scaldien et la zone
transmosane sont donc des tremplins pour arriver à Paris. Comme le firent les
Francs à l’aurore de l’histoire de France. L’histoire prouve toutefois que l’espace
change de qualité et de dimensions entre l’ancienne frontière méridionale des
Pays-Bas espagnols et le bassin parisien. L’espace s’y étire, l’habitat s’y
raréfie, rendant la logistique plus compliquée voire ingérable avec un charroi
précaire et exclusivement hippomobile. Les armées de Philippe II d’Espagne,
commandées par le Comte d’Egmont et par Emmanuel-Philibert de Savoie, ne
dépasseront pas Saint-Quentin malgré leur belle victoire. Les lansquenets de
Götz von Berlichingen s’arrêteront à Saint-Dizier en Haute-Marne. En 1914, les
troupes du Kaiser arriveront jusqu’à la Marne mais ne pourront pousser plus
loin.
Le
destin géopolitique de tous les Européens est désormais lié !
Pour vaincre l’espace entre les Flandres et le Bassin
parisien, il faut un élément motorisé et suffisamment de pétrole. Gallieni
parvient à sauver Paris en mobilisant les taxis de la capitale qui amèneront
les renforts nécessaires. Pétain introduit une logistique motorisée sur la Voie
Sacrée qui mène à Verdun. Fort des pétroles livrés par les Soviétiques de
Staline, Hitler franchit allègrement l’espace que les armées du Kaiser n’avaient
pas pu franchir. La mise en place de l’alimentation en carburant ralentit
pendant plusieurs semaines la progression des Alliés anglo-américains vers le
Nord, après le débarquement du 6 juin 1944 dans le Calvados. Les Allemands,
malgré leurs carences en pétrole, peuvent gagner encore la bataille d’Arnhem en
octobre 1944 parce que la logistique alliée reste encore lente. L’Europe, après
la seconde guerre mondiale, est devenue un petit espace stratégique gérable :
elle nous apprend que le destin géopolitique de tous les Européens est désormais
indissolublement lié. La Mitteleuropa est accessible facilement depuis tous les
littoraux de la péninsule eurasienne qu’est la Vieille Europe. On prend
Hambourg au départ des plages normandes, Stuttgart à partir d’un débarquement
réalisé en Provence, Berlin ou Vienne suite à une victoire à Koursk dans l’espace
steppique russe.
Il reste sans doute beaucoup à écrire sur tous les
aspects que j’ai évoqués dans cette modeste réponse aux questions qui me sont
habituellement posées lors d’agapes entre amis ou de débats avec des collègues
historiens. Certains sont férus de géopolitique, d’autres sont des historiens
éminents, tantôt spécialistes de la diplomatie belge suite à des lectures sur
Harmel ou émanant de la plume du Prof. Coolsaet, de l’histoire de la neutralité
belge entre le Traité de Londres de 1839 et l’invasion allemande d’août 1914,
de la Flamenpolitik des Allemands
pendant la première guerre mondiale, des relations belgo-russes au fil de l’histoire,
de la Principauté de Liège aux 17ième et 18ième siècles,
de la gestion des Pays-Bas méridionaux sous les règnes de Marie-Thérèse et de
Joseph II, etc.
Pluriversum
et grands espaces
Je pense notamment à une analyse des travaux de Drion du
Chapois, qui dirigea jadis le journal Le
Rappel à Charleroi, où oeuvrait aussi Pol Vandromme. Ses travaux sur la « mission
européenne des Belges » sont remarquables et expliquent pourquoi le « petit
nationalisme » ne fait guère recette chez les esprits lucides de nos
régions, où l’on préfère alors le repli sur le vernaculaire flamand ou wallon
ou l’engouement pour l’Europe, dans une perspective rupturaliste dans les cénacles nationaux-révolutionnaires
(héritiers du militantisme de « Jeune Europe ») ou, chez les alignés
par opportunisme ou par souci d’œuvrer dans un cadre institutionnel établi,
dans une perspective européiste mais eurocratique donc a-historique et purement
technocratique. Au-delà, il y a les universalistes qui émettent de lassants vœux
pieux et imaginent un « universum » homogénéisable, alors que le
monde restera toujours un « pluriversum » de variétés et de bigarrures.
Si l’on veut dépasser le vernaculaire ou les nationalismes trop étroits, il
faut penser, avec Carl Schmitt, en termes de « grands espaces », de Grossräume.
Robert Steuckers,
Forest-Flotzenberg, juin 2018.
Commentaires
Enregistrer un commentaire