Questionnaire de la Nietzsche Académie
Réponses de Robert Steuckers
- Quelle importance a Nietzsche pour vous ?
Nietzsche annonçait la transvaluation des valeurs,
c’est-à-dire l’abandon et le dépassement de valeurs qui s’étaient pétrifiées au
fil des siècles, jusqu’à devenir les charges que portait le chameau dans la
fable de Zarathoustra. Il a fallu deux siècles et demi environ aux Européens
pour se dégager des vieilles tables de valeurs : et ce processus de
dégagement n’est nullement achevé car les résidus de ces fausses valeurs, qui
résistent à la transvaluation, reviennent sans cesse à la charge, parfois avec
une rage destructrice autant qu’inféconde, comme l’attestent le festivisme et
le « politiquement correct ». Il y a encore bien du travail à
faire ! Les pétrificateurs, avant les coups de marteau de Nietzsche,
faisaient toutefois face aux résidus des valeurs antiques, celles des périodes
axiales de l’histoire, qui offraient, face à leurs manigances, de la résilience
tenace, malgré que les pétrificateurs étaient au pouvoir, alliés aux
démissionnaires d’hier qui abandonnaient graduellement leurs exigences
éthiques, leurs exigences de style, comme le montre parfaitement la déchéance
des catholiques (et des protestants) en démocrates-chrétiens et des démocrates
chrétiens en prétendus « humanistes » . A l’époque de Baudelaire
et de Nietzsche, s’installe un système dominé par l’économie et la finance qui
houspille les valeurs créatrices hors du champ d’action, hors de la vie de la
plupart des hommes, réduisant ceux-ci à de la matière « humaine, trop
humaine ». Ce système est toujours en place et se vend à nos pauvres
contemporains, qui sont hélas « humains, trop humains », sous
différents masques : Nietzsche nous apprend à les arracher, à dénoncer le
plan pétrificateur qui se dissimule derrière les beaux discours eudémonistes ou
les promesses politico-messianiques. Nietzsche est donc un Maître qui nous
apprend de multiples stratégies pour nous extraire des pétrifications du
système.
- Etre nietzschéen qu'est-ce que
cela veut dire ?
Cela signifie d’abord, et avant tout, combattre les
falsifications mises en place pour faire triompher les projets des êtres vils,
ceux qui pétrifient, comme je viens de le dire, mais qui, de cette
pétrification, tirent leur pouvoir, le consolident et le perpétuent au
détriment de la beauté et de la légèreté, de l’harmonie apollinienne et de
l’ivresse dionysiaque. Tout est lourdeur, pesanteur, répétition chez les
tenants des fausses valeurs en place, toutes pétrifiées, monstrueusement
froides : Baudrillard parlait d’un système obèse ; l’architecture
prisée par le système en place est d’une laideur sans nom, la répétition des
poncifs du « politiquement correct » est d’une lourdeur à frémir.
L’humain trop humain s’étiole en une dépression infinie, contraint qu’il est de
ne surtout rien créer, même de petites choses originales car tout, désormais,
doit être sérialisé. Etre nietzschéen, c’est vouloir, envers et contre tout ce
que l’on nous propose, la véritable légèreté d’âme, le gai savoir, la beauté
permanente de nos environnements, la magnifique variété du monde, obtenue par
les perspectives aquilines, celles, justement, du Nietzschéen qui, tel l’aigle,
vole haut au-dessus des contingences abrutissantes du système et voit les
choses sur tous leurs angles.
- Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?
Je recommande tout particulièrement La généalogie de la morale et L’Antéchrist,
car ces deux livres sont justement ceux qui nous enseignent à arracher les
masques des pétrificateurs.
- Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?
Parce qu’il voulait bousculer les tables des valeurs au 19ème
siècle, le nietzschéisme a d’abord été la marque des révolutionnaires de gauche,
des anarchistes de tous poils, des artistes (parfois un peu déjantés) et des
féministes. Dès la première décennie du 20ème siècle, la gauche
allemande s’est pétrifiée à son tour, comme le déplorait et le fustigeait un
social-démocrate combattif et contestataire (au sein de son propre vivier politique),
tel Roberto Michels (qui parlait de la formation d’oligarchies fermées sur
elle-mêmes au départ des bureaucraties des partis, tenues par les
« bonzes »). La décennie qui a précédé la Grande Guerre a été, pour
les socialistes allemands, l’époque d’une dé-nietzschéanisation progressive,
les bonzes ne supportant pas l’audace nietzschéenne, surtout celle qui consiste
à arracher les masques des hypocrites, à s’affirmer face aux conventions
désuètes. C’est alors que l’on verra le nietzschéisme basculer vers la droite.
En Autriche, comme je l’ai démontré dans le premier volume que j’ai consacré
aux figures de la révolution conservatrice allemande, les socialistes
consolident leurs positions sur l’échiquier politique de l’Empire des
Habsbourgs jusqu’en 1914 parce qu’ils s’inspiraient de Wagner, de Schopenhauer
et de Nietzsche. On peut également arguer qu’un socialiste italien prénommé
Benito était, avant 1914, un activiste politique dont les inspirations philosophiques
venaient de Hegel et de Marx, assurément, mais aussi de Bergson et de
Nietzsche. Il quittera le parti socialiste italien, en voie de figement
idéologique. Plus tard, le futur communiste Gramsci en fera autant, en
dénonçant le « Barnum socialiste ». On peut arracher le masque des
hypocrites au nom d’une révolution de gauche comme d’une révolution ou d’une
restauration de droite.
- Quels auteurs sont à vos yeux
nietzschéens ?
L’impact de la pensée de Nietzsche est immense et s’est
diffusée à tous les niveaux des arts et des lettres en Europe. Pour des raisons
purement didactiques, je me réfère généralement aux catégories forgées par le
Professeur René-Marill Albérès, pour qui plusieurs filons dans les lettres
européennes portent la marque de Nietzsche : 1) le filon anti-intellectualiste, qui, sous des
formes très diverses, reprend l’hostilité nietzschéenne au socratisme et à tout
intellectualisme desséchant, une hostilité que l’on a appelée parfois sa
« misologie » (son rejet des logiques et des raisons figeantes) ;
2) le filon dit du « déchirement et de l’action », propre aux années
1930 et 1940, qui englobe la soif d’aventure où l’existence audacieuse prend
plus de valeur que l’essence, perçue, souvent à tort, comme figée et immuable.
Nietzsche a brisé des certitudes pétrifiées : les hommes sont partis à la
recherche d’autre chose, en tâtonnant, en se sacrifiant, en commettant parfois
l’irréparable : ils ont été a-socratiques, non ratiocinants, pleins de
panache ou tragiquement broyés. Je ne pense pas qu’il existe des auteurs
entièrement nietzschéen, seulement des auteurs marqués par un aspect ou un
autre du « continent philosophique » qu’est Nietzsche. Seul Nietzsche
est pleinement nietzschéen : chacun, disait-il, est sa propre idiosyncrasie.
Il ne fait sûrement pas exception à la règle ! Revenons à la notion de
« continent nietzschéen » : l’expression est de Bernard Edelman,
auteur aux PUF de « Nietzsche – Un continent perdu » (1999). L’œuvre
nietzschéenne a effectivement des dimensions continentales, où l’on peut puiser
à l’envi, sans jamais en venir à bout, sans jamais enfermer ce foisonnement
dans un « enclôturement » trop étriqué.
- Pourriez-vous donner une définition du surhomme ?
Les socratismes (christianisés ou non), les mauvaises
consciences sur lesquelles tablent les idéologies manipulatrices ne retiennent
que l’humain, trop humain, ou l’homme domestiqué (le « type ») par
tous les vecteurs de morbidité qui ont agi dans l’histoire occidentale. Le
surhomme est donc celui qui s’efforce d’aller au-delà de cette morbidité
générale, par l’effet de sa volonté de puissance, et éventuellement y parvient,
inaugurant de la sorte le règne des « grands hommes », mutants qui
abandonnent les morbidités, devenues le propre de l’espèce humaine
« typifiée ».
- Votre citation favorite de Nietzsche ?
Ce n’est pas une citation mais un poème, intitulé Ecce homo :
Ja ! Ich weiss,
woher ich stamme !
Ungesättigt gleich der
Flamme
Glühe und verzehr ich
mich.
Licht wird alles, was
ich fasse,
Kohle alles, was ich
lasse:
Flamme bin ich sicherlich.
(Oui ! Je sais d’où je suis issu !
Insatiable comme la flamme
Je brûle et me consume.
Lumière devient ce que je saisis
Cendre ce que j’abandonne :
Oui, je suis flamme).
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