Robert Steuckers :
Ernst Jünger entre modernité
technophile et retour au donné naturel
Le spécialiste des phénoménologies existentialistes et des
théories conservatrices et conservatrices-révolutionnaires qu’est le Prof.
Michael Grossheim à Rostock a eu le mérite de rappeler, l’année où Jünger fêta
son centenaire, que l’ouvrage théorique majeur de notre auteur, Der Arbeiter (= Le Travailleur) avait
laissé perplexes bon nombre d’amis de l’écrivain militaire et révolutionnaire,
au moment de sa parution en 1932. Pour Grossheim, Ernst Jünger a eu, à cette
époque-là de sa longue vie, une attitude très particulière face à la modernité.
Le camp conservateur, auquel on le rattachait en dépit de ses sympathies
révolutionnaires, qu’elles aient été nationalistes ou bolchevisantes, n’était
pas spécialement technophile et regrettait le passé où les moteurs ne
vrombissaient pas encore et où la vie ne subissait pas le rythme trépident des
machines de tous genres.
Pour Grossheim, l’attitude de Jünger face à la technique, du
moins jusqu’au début des années 1930, dérive des expériences de la première
guerre mondiale qui a inauguré les terribles batailles de matériels : militaire
jusqu’à la moelle, Jünger refuse toute attitude capitulatrice et passéiste face
à l’effroyable déchaînement de la puissance technique sur le champ de bataille.
Grossheim : « Il a appris à connaître le potentiel démoniaque de la
technique mais ne veut pas le fuir ; il se soumet à la réalité
(nouvelle) ».
Derrière cette volonté délibérée de se soumettre à
l’implacable puissance des machines de guerre se profile aussi un débat que
Grossheim met en exergue : le mouvement conservateur, tel qu’il s’articule
à l’époque dans les mouvements de jeunesse issus du Wandervogel, est tributaire,
depuis 1913, de la pensée écologique et vitaliste de Ludwig Klages. Celui-ci
est résolument anti-techniciste et antirationaliste. Il déplore amèrement le
saccage du donné naturel par la pensée hyper-rationalisée et par les pratiques
technicistes : déforestation à grande échelle, disparition des peuples
primitifs, extermination d’espèces animales. Ernst Jünger ne contredit pas
Klages quand ce dernier pose un tel constat et, même, s’alignera bientôt sur de
pareilles positions. Cependant, en 1932, au terme d’un engagement
révolutionnaire (finalement plus bolchevisant que conservateur) et à la veille
de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, Jünger raisonne sur base
d’autres postulats, sans nier le caractère éminemment destructeur du
technicisme dominant. Qui est destructeur et total, ce qui revient à dire que
le Travail, expression de l’agir à l’ère de la technique, s’insinue en tout,
jusque dans l’intimité et les moments de repos et de loisirs de l’homme. Chez Klages et ses adeptes des mouvements de
jeunesse, les âges d’avant la technique sont l’objet d’une nostalgie
envahissante et, pour Jünger, incapacitante. Face à ce naturalisme biologisant,
Jünger plaide, explique Grossheim, pour un « réalisme héroïque » qui
ne veut rien céder aux illusions sentimentales ni demeurer en-deçà de la
vitesse nouvelle et inédite que les processus en marche depuis
l’hyper-technicisation de la guerre ont imposée.
La phase du « Travailleur » a toutefois été très
brève dans la longue vie de Jünger. Mais même après sa sortie sereine et
graduelle hors de l’idéologie techniciste , Jünger refuse tout « escapisme
romantique » : il rejette l’attitude de Cassandre et veut regarder
les phénomènes en face, sereinement. Pour lui, il faut pousser le processus
jusqu’au bout afin de provoquer, à terme, un véritablement renversement, sans
s’encombrer de barrages ténus, érigés avec des matériaux surannés, faits de
bric et de broc. Sa position ne relève aucunement du technicisme naïf et
bourgeois de la fin du 19ème siècle : pour lui, l’Etat, la
chose politique, le pouvoir sera déterminé par la technique, par la catégorie
du « Travail ». Dans cette perspective, la technique n’est pas la
source de petites commodités pour agrémenter la vie bourgeoise mais une force
titanesque qui démultipliera démesurément le pouvoir politique. L’individu,
cher au libéralisme de la Belle Epoque, fera place au « Type », qui
renoncera aux limites désuètes de l’idéal bourgeois et se posera comme un
simple rouage, sans affects et sans sentimentalités inutiles, de la machine
étatique nouvelle, qu’il servira comme le soldat sert sa mitrailleuse, son
char, son avion, son sous-marin. Le « Type » ne souffre pas sous la
machine, comme l’idéologie anti-techniciste le voudrait, il s’est lié
physiquement et psychiquement à son instrument d’acier comme le paysan éternel
est lié charnellement et mentalement à sa glèbe. Jünger : « Celui qui
vit la technique comme une agression contre sa substance, se place en dehors de
la figure du Travailleur ». Parce que le Travailleur, le Type du
Travailleur, s’est soumis volontairement à la Machine, il en deviendra le
maître parce qu’il s’est plongé dans le flux qu’elle appelle par le fait même
de sa présence, de sa puissance et de sa croissance. Le Type s’immerge dans le
flux et refuse d’être barrage bloquant, figeant.
Jünger, au nom d’une efficacité technicienne qui est somme
toute militaire, combat les peurs qu’engendre la modernisation technicienne.
S’immerger dans le flux technique qui s’est amplifié rapidement depuis les
grandes batailles de matériels est un service à rendre à la nation,
contrairement aux attitudes incapacitantes qui empêcheraient les futures
générations de maîtriser les outils techniques les plus performants, ceux qui
donnent la victoire ou inspirent la crainte à l’ennemi potentiel. L’homme,
devenu « Type », devient alors le chef d’orchestre secret qui gère le
flux technique et les machines qu’il produit : ce n’est pas un combat que
gagne la machine contre l’homme mais un combat qui se gagne avec des machines.
L’homme-type reste le maître final de la situation : c’est lui qui impulse
à la machine son mouvement, lui donne un sens, physiquement et spirituellement.
L’homme est supérieur à la machine s’il a, face à elle, une attitude altière,
dominatrice, pareille à celle du soldat qui a vécu les grandes batailles de
matériels. En ce sens, le combattant de la Grande Guerre est bien le prélude de
l’humanité « typifiée » de l’avenir.
Mais, malgré cette grandiloquence techno-futuriste du Jünger
de 1932, font surface, dans ses réflexions, le scepticisme et la conscience
qu’il est impossible d’éradiquer la force tellurique et naturelle des faits
organiques. Dès les mois qui ont suivi
la parution du « Travailleur » (Der
Arbeiter), Jünger glissera vers une posture ne réclamant plus l’accélération
mais son contraire, la décélération. Pour son exégète actuel, Jan Robert Weber,
ce glissement vers une pensée de la décélération (Entschleunigung) se fera en
quatre étapes : celle de la découverte des « espaces de
résilience » sous une « dictature cacocratique nihiliste »
(1933-1939), la nécessité de s’accrocher aux espaces idylliques ou classiques
(dont le Paris des années d’occupation) pendant les années de la seconde guerre
mondiale, le recours à l’écriture à l’ère où la paix sera de longue durée
(1946-1949) et, enfin, la période des refuges méditerranéens (dont la Sardaigne
fut un prélude) et/ou tropicaux (visites en Amazonie, en Malaisie, en Afrique
et en Indonésie – 1950-1960). Tout cela pour aboutir, écrit J. R. Weber,
« au moi apaisé du voyageur de par le monde à l’ère de la
posthistoire ».
Robert Steuckers.
Bibliographie :
-
Michael
GROSSHEIM, « Ernst Jünger und die Moderne – Adnoten zum ‘Arbeiter’ »,
in : ünter FIGAL und Heimo SCHWILK, Magie der Heiterkeit – Ernst Jünger
zum Hundertsten, Klett-Cotta, Stuttgart, 1995.
-
Andrea SCARABELLI, « Terra Sarda: il
mediterraneo metafisico di Ernst Jünger », in : http://blog.ilgiornale.it/scarabelli (10 août 2018).
-
Jan
Robert WEBER, Ästhetik der Entschleunigung – Ernst Jüngers Reisetagebücher
(1934-1960), Matthes & Seitz, Berlin, 2011.
Cet article est paru dans le n°27 de la revue Livr'arbitres:
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