L’idée impériale en Europe
Par Robert Steuckers
Article rédigé pour le n°50 du bulletin de l'"Association des Amis de Jean Mabire" . Je remercie Monsieur Bernard Leveaux de m'avoir ouvert les colonnes de cette publication.
A l’heure où « souverainistes » nationalistes et
européistes (toutes tendance confondues) s’opposent dans des querelles sans fin
sur les réseaux sociaux, il me paraît bon de rappeler la genèse de l’idée
impériale européenne dont je suis, idiosyncratiquement, tributaire.
Ressortissant des Flandres par lignée maternelle, de la Gueldre, du Limbourg
historique et du Comté de Looz (dans la Principauté de Liège) par lignée
paternelle, natif du Brabant, je relève forcément d’une identité politique
impériale, donc européenne, alliant les traditions bourguignonnes (qui sont
« françaises » de souche, en dépit de ce que pourraient arguer des
souverainistes atrabilaires dans l’Hexagone…), impériales romano-germaniques
(et même pippinides-austrasiennes), impériales habsbourgeoises de Germanie et
d’Hispanie.
Le 15ème siècle bourguignon a été un âge d’or
pour nous, avec l’éclosion d’une culture musicale sublime, un art de vie
raffiné, un style militaire de haute gamme (avec l’ordre de la Toison d’Or et
les Bandes d’Ordonnance des Pays-Bas). Il faudra atteindre la troisième
décennie du 20ème siècle pour retrouver le niveau de confort général
dans la vie quotidienne dont nous bénéficions sous le Grand-Duc Philippe le
Bon. Maximilien I, fils de l’Empereur Frédéric III et bientôt lui-même
titulaire de la dignité impériale, allie les héritages bourguignon et
impérial-habsbourgeois par son mariage avec Marie de Bourgogne, fille de
Charles le Hardi, dit le « Téméraire », tombé sous les murs de Nancy
en janvier 1477. L’enfant de ce mariage, impulsé par la volonté et la
clairvoyance géopolitique de Marguerite d’York, veuve du
« Téméraire » et brillant esprit stratégique et diplomatique, est Philippe
le Beau de Bourgogne. Il épouse la fille des rois catholiques d’Aragon et de
Castille, scellant ce que l’historien ardennais Luc Hommel appelle la
« Grande Alliance ». Charles-Quint, figure tragique, katechon qui n’a pu accomplir sa
mission, est l’héritier malheureux de ces trois héritages. Il nous laisse un
testament politique européen auquel tout ressortissant de l’actuel Etat belge,
de l’Espagne éternelle, de l’Allemagne meurtrie en profondeur par la Réforme
qui ne lui a amené que des déboires, des déchirements ou des folies, du
Milanais, de l’Autriche, de la Croatie et de la Hongrie (qui sauve l’honneur en
nos temps si troublés…) se doit d’être fidèle, faute d’être un vecteur de
déchéance et un zombi consumériste, comme disait Dominique Venner dans son
livre Le siècle de 1914.
Mais cet empire, dans le cadre actuel d’une Europe hors course
dans le grand jeu des confrontations géopolitiques mondiales, que doit-il être
et quelles en sont les racines intellectuelles, les prophètes oubliés ? Rappelons
d’abord la définition qu’en donne l’historien espagnol Daniel Miguel Lopez
Rodriguez : « L’Empire s’appuie sur les Etats déjà en selle pour les
orienter vers une fin commune qui les justifient selon une coordination
déterminée en commun (…) L’Empire est un système d’Etats régis par une norme
commune, fixée par une partie de ce système, soit un Etat qui en sera l’hegemon ». Sans que cet Etat ne
fournisse nécessairement tous les cadres de l’Empire : du temps de
Charles-Quint, des Wallons ou des Franc-Comtois gouvernaient en Espagne ;
Nicolas Perrenot de Granvelle (ci-contre), issu d’une modeste lignée roturière de forgerons
comtois, sera le Chancelier de l’Empereur ; le Duc d’Albe, Basque, et le
Connétable de Bourbon, Français, commanderont l’armée impériale allemande,
comme Götz von Berlichingen ou d’autres capitaines germaniques, etc. Cette
solidarité et cette fraternité d’armes entre les peuples de l’Empire se
perpétuera jusqu’à la fin de la guerre de succession d’Espagne. Le recrutement
de nobles flamands ou wallons pour l’armée espagnole cessera en 1823 seulement,
quand l’argent des mines d’Amérique ne parviendra plus en abondance dans la
métropole après l’indépendance des nations créoles. L’Artésien, natif d’Arras,
Charles Bonaventure de Longueval, comte de Bucquoy, commandera des tercios espagnols comme des régiments
impériaux dans les guerres terribles des deux premières décennies du 17ème.
Henry et John O’Neill commanderont les troupes recrutées dans la Verte Eirinn.
Le Luxembourgeois Jean de Beck commande à Rocroy les tercios allemands et sera, plus tard, blessé mortellement à la
bataille de Lens. Le Bruxellois Georges Prosper de Verboom dirige au XVIIème
siècle les écoles d’ingénieurs militaires à Bruxelles puis en Espagne. Un
portrait de cet officier insigne trône aujourd’hui dans une salle de l’Alcazar
de Tolède, devenu le musée militaire du royaume d’Espagne. En 1814 encore, Juan
Van Halen y Sarti, d’origine flamande, reprend la forteresse de Lérida grâce à
un stratagème audacieux.
Pour Lopez Rodriguez, qui raisonne en termes du 20ème
siècle et non en souvenir de Charles-Quint ou de l’ancien empire espagnol, il
convient de distinguer les « empires prédateurs » (depredador) et les « empires
générateurs » (generador), ou,
en d’autres termes, entre impérialismes et impérialités. L’impérialisme n’a pas
la volonté d’incorporer ; il est animé par une « isologie »,
entraînant l’asymétrie entre les colonies et la métropole ou entre les
puissances réduites à l’état de « subalternité » et l’hegemon. L’impérialité, en revanche, a
la volonté d’incorporer toutes les parties par le biais d’une
« synalogie » qui connecte les composantes en dépit de leurs
développements civilisationnel ou économique différents en permettant la
circulation des biens matériels et noologiques. L’hegemon, dans la logique impériale, sert le tout et élève les
peuples au stade politique, les arrache au marasme de l’impolitisme.
L’impérialisme, lui, maintient les peuples dans la sujétion et freine tout
développement endogène dans ses périphéries, comme le fit l’empire britannique
en Inde, terre de haute et ancienne civilisation ou en Irlande, terre de
culture qui ramena en Europe les sciences de l’antiquité, alors qu’elle n’avait
jamais été soumise aux aigles romaines. Charles-Quint, dans une série
d’instructions qu’il envoie d’Augsbourg à son fils, le futur Philippe II, le 18
janvier 1548, insiste pour que les Amérindiens soient traités correctement,
dans la justice, pour qu’ils demeurent fidèles à leur roi espagnol et
participent à la synergie planétaire que sa « monarchie universelle »
entend promouvoir.
Affirmer le principe de l’Empire suppose justement que la
situation politique en place est problématique, instable, précaire et
dangereuse comme elle l’était, de fait, du temps de Charles-Quint. Nul mieux
qu’Andrès Laguna (1510 ? ou 1511 ?-1559) n’a esquissé la situation de
l’époque. Natif de Ségovie, médecin, pharmacologue et botaniste en vue, il
était aussi helléniste et latiniste car il voulait étudier dans le texte
l’œuvre du Grec de l’antiquité Dioscoride, botaniste de l’époque de Néron
(entre 40 et 90 de l’ère chrétienne), qui fut aussi, pense-t-on, chirurgien
dans les légions romaines. Laguna deviendra médecin personnel de Charles-Quint
puis du futur roi Philippe II, avant que Vésale ne prenne sa succession. Entre
1540 et 1545, Laguna est médecin officiel de la ville impériale de Metz en
Lorraine. Il est un disciple d’Erasme de Rotterdam, auteur en 1517, quand il
était conseiller à la Cour de Bourgogne à Louvain et à Malines, d’un ouvrage
intitulé Querela Pacis, d’où l’on
peut dégager deux idées-maîtresses : l’Eglise n’a pas à intervenir dans
les affaires militaires de l’Empire ; les Princes d’Europe doivent mettre
un terme à leurs querelles incessantes car cela entraîne l’implosion de la
chrétienté, dixit Erasme, la chrétienté étant ici l’écoumène des peuples
européens. Erasme plaidait donc pour une autonomie de la chose militaire et
pour une concorde intérieure face à l’ennemi ottoman qui pointait
dangereusement à l’horizon car il venait de s’emparer de la Syrie, de la
Palestine et de l’Egypte, en punissant atrocement la résistance mamelouke à
laquelle fut infligé un effroyable bain de sang. En 1543, Andrès Laguna demande
un congé à la ville de Metz pour aller à Cologne prononcer un discours qui
porte pour titre Europa heautentimorumene
ou, en français, « L’Europe qui s’inflige des tourments ». L’historien français Joseph Pérez,
spécialiste de l’Espagne du 16ème siècle et auteur d’un ouvrage de
référence sur le règne de Charles-Quint, a eu le mérite de montrer l’importance
de ce discours prononcé à Cologne par le botaniste castillan, à la date du 22 janvier
1543. Laguna a commencé par déplorer la situation misérable et désastreuse de
l’Europe de son temps, due à l’impéritie des princes chrétiens qui ont pourtant
pour tâche de la défendre. Au lieu de concentrer leurs efforts pour barrer la route
à l’ennemi commun (que Laguna ne cite pas nommément), ils se livrent entre eux
à des guerres intestines et calamiteuses. Jusqu’ici nous n’avons évoqué que des
idées déjà présentes in nuce chez
Erasme. La grande différence entre ce discours de Laguna et les thèses
d’Erasme, exprimées dans Querela Pacis
en 1517, d’une part, et les écrits de Charles-Quint, d’autre part, c’est qu’il
ne parle plus, comme l’humaniste de Rotterdam et l’Empereur, de chrétienté ou
de respublica christiana mais
d’Europe. Laguna se rend très bien compte que la « république
chrétienne » n’existe plus depuis l’émergence de la Réforme, depuis que
Luther a énoncé ses thèses en 1517, la même année où l’Egypte tombe toute
entière sous la domination ottomane. La « république chrétienne »
moribonde est dès lors coincée entre un ennemi extérieur devenu extrêmement
puissant et des dissensions intérieures qui disloquent sa cohésion.
Dans une
telle situation problématique, il est évident que le titre d’Empereur revêt une
autorité morale sur cette chrétienté battue en brèche, une autorité morale qui
tient l’épée, détient l’imperium
militaire et ne devrait subir aucune entrave à ses actions défensives et
offensives, si nécessaires face à un ennemi qui vient de cumuler une puissance
inédite. Joseph Pérez rappelle le ralliement à cette idée de prépondérance
impériale de l’évêque espagnol Mota qui, devant les Cortès de Santiago, déclare
en 1520, en parlant au nom de Charles-Quint : « J’accepte cet Empire
avec l’obligation de parfaire d’innombrables tâches et d’emprunter de multiples
chemins pour écarter les grands maux qui menacent notre religion chrétienne et
qui, s’ils commencent à se manifester, ne prendront jamais fin et ne
permettront pas que, dès nos jours, nous puissions entreprendre des actions
contre les infidèles, ennemis de notre sainte foi catholique, actions que ma
personne royale entend entreprendre avec l’aide de Dieu ». Ce discours,
qui parle de chrétienté plutôt que d’Europe, sera doublé d’une politique visant
à asseoir la prépondérance de l’Empire : en effet, le Cardinal Adrien,
natif de Hollande, orphelin d’un modeste menuisier, ancien étudiant en
théologie de l’université de Louvain dont il deviendra le recteur, gouverneur
de la Castille, précepteur et maître à penser de Charles-Quint, devient Pape
sous le nom d’Adrien VI avec l’intention d’ouvrir une ère nouvelle où Pape et
Empereur gouvernent de conserve, l’un exerçant un magistère spirituel et
l’autre détenant l’autorité politique et militaire.
La teneur du discours de Laguna et le tandem Adrien
VI/Charles-Quint font que la chrétienté n’est plus seulement conçue comme une
réalité culturelle et spirituelle, unie par la foi, mais aussi comme une
réalité politique et géopolitique, postulant, écrit Pérez, une « action
coordonnée » permanente dans le cadre d’une confédération, homogène sur le
plan confessionnel, sous l’égide de l’Empereur, avec un double objectif :
assurer la paix intérieure (politique et religieuse) et combattre les Ottomans
et leurs alliés à l’extérieur. Charles-Quint ne va pas réussir à atteindre ces
deux objectifs. L’Europe ne se ressoudera pas spirituellement et jamais une
action réellement coordonnée ne sera entreprise pour briser définitivement les
reins aux puissances non européennes qui reposent sur des principes spirituels
autres, ou jugés autres, et qui sont animées par des élans géopolitiques partis
de matrices territoriales turque, sémitique ou autre.
Le tandem Pape/Empereur qui, en cette troisième décennie du
16ème siècle, envisageait de mettre fin au désastre de la vieille
querelle médiévale entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel en Europe, n’a
malheureusement pas duré longtemps : Adrien VI meurt en 1523, cédant le
Saint-Siège à Jules de Médicis qui règnera sous le nom de Clément VII. Ce Pape
italien n’accepte pas la position érasmienne d’Adrien VI et de Charles-Quint,
qui ramenait l’austérité à Rome et prévoyait de parfaire des réformes dans
l’Eglise pour apaiser la fureur des luthériens et des autres sectes
protestantes. Ensuite, Clément VII, homme aux courtes vues, ne veut rien céder
de la souveraineté de ses états pontificaux pour le bien commun de l’écoumène
euro-chrétien, souveraineté qu’il entend étendre à toute la péninsule italique,
à commencer par le Milanais et le royaume e Naples dont il veut chasser les
Allemands et les Espagnols, fidèles à l’Empereur. Pour avoir l’appui de
François I, roi de France qu’Adrien VI avait menacé d’excommunier, le Pape
petit-nationaliste Clément VII signe le 22 mai 1526 des accords que l’histoire
retiendra sous le nom de « Ligue de Cognac ». Les factieux avaient
uni leurs efforts dans un projet calamiteux, dont les effets délétères allaient
vite se faire sentir : en effet, à peine plus de trois mois après la
signature de ces accords, le 29 août 1526, les Ottomans écrasent les Hongrois à
Mohacs et s’approchent ainsi dangereusement des frontières italiennes du
Nord-Est. Le désastre hongrois de Mohacs est la preuve par neuf que les efforts
des ennemis de Charles-Quint sont marqués au fer rouge du signe d’une inqualifiable
impéritie politique et qu’ils portent, pour les siècles des siècles, le sceau
infâme de la trahison pure et simple. Le ressac très inquiétant de notre
histoire, aujourd’hui, relève de leur responsabilité.
Alfonso de Valdès (1490-1532) était un disciple espagnol de
Mercurino Arborio Gattinara (1465-1530), Piémontais au service de l’Espagne,
inspiré par les doctrines d’Erasme. Valdès développera la théorie de
l’hégémonie impériale. Natif de Cuenca en Nouvelle Castille, il avait, avec
l’appui de Gattinara, diffusé les idées d’Erasme dans sa patrie. Quand les
conspirations de Clément VII et de François I conduisent l’Empereur à ordonner
à ses troupes, commandées par le Connétable de Bourbon, de fondre sur Rome,
Valdès, qui avait déjà intrigué contre ce pontife irresponsable, défendra la
décision de Charles-Quint. Pour Valdès, le Pape se conduit comme un impie et
comme un roitelet, jaloux de ses maigres prérogatives, imbu de sa personne
détentrice d’un micro-Etat sans grande importance stratégique. Valdès en informe
les cardinaux et leur propose un Concile pour déposer ce Pape irresponsable,
rappelant que la fonction pontificale est d’assurer une pastorale spirituelle
et non pas de forger des alliances abracadabrantes contre l’Empereur qui ont
conduit l’espace géographique réduit de la chrétienté à perdre le territoire de
la Hongrie (suite à la défaite de Mohacs). Le 17 septembre 1526, Charles-Quint
répond au Pape par le « mémorial de Grenade », où il est dit expressis verbis que l’évêque de Rome
« ne parle pas comme un chrétien et que son langage doit être corrigé par
l’Empereur et par le Concile (dont Valdès réclamait la tenue) ».
L’armée
du Connétable se charge de la « correction » : 18.000 Allemands
(pour la plupart luthériens !), 10.000 Espagnols, 6000 Italiens, 5000
Suisses, 500 Albanais catholiques et 6000 autres fantassins et
cavaliers s’ébranlent vers le Sud. Le 5 mai 1527, les portes de Rome
s’ouvrent à l’armée impériale. La ville est pillée de fond en comble. Les
lansquenets ne la quittent que le 16 février 1528, chargés de butin. Alfonso de
Valdès justifie l’entreprise et la punition infligée à la Ville
éternelle : le sac de Rome procède de la volonté de Dieu ;
Charles-Quint n’en est nullement responsable ; seule en porte la
responsabilité la hiérarchie ecclésiastique corrompue qui a insulté bassement
le pauvre Adrien VI, après avoir suscité l’ire de Luther, fautrice de la césure
religieuse en Europe. Le Pape, ajoute Valdès, n’a pas fait son office qui est
de promouvoir la fraternité des peuples chrétiens, but aussi de l’Empire en
tant qu’institution suprême. Et but que Charles-Quint a juré de poursuivre
jusqu’à son dernier souffle. Même après la mort du monarque, que certains
humanistes érasmiens comparaient à Hercules, son fils Philippe II, pourtant
considéré comme le champion incorruptible d’un catholicisme des plus
intransigeants, aura affaire à des Papes farouchement hostiles à l’Espagne et à
l’Empire, alliés à la France, elle-même alliée aux Ottomans. Rétrospectivement,
on peut avancer la thèse que les Papes ambitieux et corrompus ont permis à
l’Empire ottoman de se maintenir dans les Balkans, dans la plaine hongroise et
dans la Méditerranée orientale, au détriment de la civilisation européenne dans
son ensemble. Percevoir Charles le Père et Philippe le Fils comme des champions
inconditionnels du catholicisme parce qu’ils ont tous deux lutté contre la
Réforme luthérienne et contre les exactions calvinistes aux Pays-Bas, est une
vision tronquée : Clément VII ne fut pas le seul à mettre des bâtons dans
les roues du projet impérial européen ; en 1555, année de l’abdication de
Charles-Quint, le Cardinal Caraffa, vieil ennemi de l’Empereur, devient Pape
sous le nom de Paul IV. Il s’empresse de s’allier à Henri II, le complice des
Ottomans. Ceux-ci ravagent les côtes de la Calabre en 1558, sans que le Pape ne
s’en soucie puisque son ennemi est le pieux Philippe II et que ce dernier est
roi de Naples, donc souverain de cette pauvre Calabre martyrisée. Le Duc
d’Albe, alors gouverneur de Naples, marche sur Rome. Le Duc de Guise, à la tête
de l’armée française, vient au secours du pontife romain mais est promptement
rappelé en France, où sévit la guerre civile entre factions religieuses
catholiques et huguenotes. Le Duc d’Albe est à nouveau devant Rome et le Pape
doit composer. On le voit : pour l’histoire du 16ème siècle,
l’équation « Empire = catholicisme » n’est pas de mise.
Charles-Quint laisse, au moment de son abdication en 1555,
un testament destiné à ceux qui, dans la postérité, seront en charge des
territoires de son Empire. Si la mission qu’il s’était imposée à lui-même a incontestablement
échoué après les échecs successifs des années 1540 et surtout ceux, pires
encore, de la désastreuse année 1552 (quand il doit céder les Trois Evêchés
lorrains au successeur de François I), son fils Philippe II, en suivant les
conseils de son père, de vivre dans l’austérité et de miser sur tous les
savoirs utiles à la politique, concevra un « grand dessein » impérial
pour l’Espagne, détachée cette fois des possessions germaniques des Habsbourg
d’Autriche mais conservant les Pays-Bas, bientôt scindés en un Nord calviniste
(et non pas luthérien) et un Sud, ravagé, privé de ses élites, mais fidèle au
catholicisme et aux deux empires, l’espagnol et le germanique. Charles-Quint
avait été trop attaché à l’étiquette chevaleresque de la vieille Bourgogne de
son arrière-grand-père Philippe le Bon et de son grand-père Charles le Hardi.
Sa vision de l’Empire était dynastique donc non conforme aux impératifs du
temps : c’est par des solutions dynastiques que l’Empereur tentait de
faire fléchir ses ennemis français. Plus personne, à l’heure où il fallait
organiser des Etats soudés par des continuités territoriales dépourvues
d’enclaves et d’exclaves, plus homogènes en tout cas que la mosaïque allemande
du Saint-Empire, ne pouvait encore raisonner en termes dynastiques. Philippe
II, depuis son palais magnifique et austère de l’Escorial, à une trentaine de
kilomètres de Madrid, gèrera plus méthodiquement sa politique, laquelle devra
durement affronter l’hostilité de la France, des provinces devenues calvinistes
des Pays-Bas, des Anglais d’Elizabeth I, des Barbaresques et des Ottomans dans
les deux bassins de la Méditerranée, tout en consolidant les bases
perpétuellement assiégées de son Empire en Amérique, dans l’Atlantique et aux
Philippines. L’Empire est en effet mondial et exige du monarque un travail
acharné et constant dans une ambiance quasi monacale comme l’avait préconisé
Charles-Quint dans ses instructions à son fils. Charles-Quint, lui, était un
guerrier toujours à cheval, par monts et par vaux, souvent séduit par les dames,
glouton qui ne faisait rien pour guérir de sa goutte ; au cours de cette
existence harassante, juste égayée par quelques plaisirs de la chair et de la
table, il avait disposé de peu de temps pour la réflexion : seules les
dernières courtes années de sa vie de reclus à Yuste en Espagne lui permettront
de s’adonner quotidiennement à des lectures savantes.
La rigueur de Philippe II fait naître et se consolider la
fameuse « légende noire » colportée contre l’Espagne, croquée comme
le foyer du pire des obscurantismes : des Papes anti-impériaux aux
calvinistes hollandais, des partisans de Cromwell aux services de Richelieu, la
« légende noire » sera colportée inlassablement, jusqu’à nos jours.
Le livre récent de l’historien anglais Jerry Brotton, This Orient Isle – Elizabethan England and the Islamic World
illustre pourtant bien la politique anti-espagnole et, partant, anti-européenne,
de l’Angleterre élizabétaine qui noue des relations avec toutes les puissances
musulmanes barbaresques, ottomanes et même persanes pour briser l’échine de son
adversaire hispanique et catholique, n’hésitant pas à s’allier à des pirates,
pillards et esclavagistes. Brotton explique en détail les sources d’une
alliance entre le protestantisme britannique et l’islam, né au 16ème
siècle pour se poursuivre jusqu’à nos jours. Extraordinaires sont les
aventuriers, voyageurs, négociants anglais qui ont parcouru les pays musulmans
pour en faire les alliés de leur reine, qui, avec un acharnement pathologique,
cherchait à venger sa mère Anne Boleyn, décapitée à l’instigation du parti
catholique, furieux de l’éviction de la reine Catherine d’Aragon, première
épouse de son père Henri VIII Tudor et mère de la reine éphémère Mary Tudor,
épouse de Philippe II (qui fut roi d’Angleterre de 1554 à 1558). Elizabeth I prit
la succession de Mary Tudor, consacrant de la sorte la victoire des camps
protestant et anglican dans les Iles Britanniques.
A la mort de Philippe II, son fils, Philippe III, de nature
faible et de santé fragile, laisse des favoris gouverner l’Espagne et ses
dépendances à sa place. Cependant, ces hommes, affaiblis, défendront l’
« héritage difficile » et maintiendront les possessions espagnoles
partout dans le monde. Le règne de Philippe III fut le théâtre d’une guerre
mondiale entre le camp protestant, principalement anglo-hollandais, et le camp
catholique. Les confrontations n’ont pas seulement eu lieu dans les Pays-Bas
mais aussi en Amérique du Sud, où les Andes sont entrées dans une longue rébellion et où le « Cône Sud » est
harcelé par les marins hollandais. En Italie, les Français se joignent aux
Réformés pour tenter d’arracher le royaume de Naples à Philippe III. Les
Hollandais attaquent Manille dans le Pacifique. Le centre de l’Océan Atlantique
est le théâtre de formidables batailles navales et les pirates barbaresques
d’Afrique du Nord reprennent leurs razzias en Méditerranée occidentale. En
1602, la guerre se rallume dans les Moluques à la charnière de l’Océan Indien
et du Pacifique tandis que l’on lutte âprement pour contrôler le Golfe du
Bengale. En 1603, les Espagnols font face aux pirates des Caraïbes, se battent
face aux côtes hollandaises, défendent Ceylan et ripostent aux menaces
musulmanes dans le Golfe Persique ! En 1604, les Hollandais s’en prennent
à Ostende, les Hispano-Portugais tentent de prendre l’Ethiopie, portant la
guerre sur le continent africain. Ils contrattaquent en Egée, battent les
Hollandais devant Macao face aux côtes chinoises, font la guerre aux Mapuches
au Chili et expulsent les Français du Brésil. Un an plus tard, ils sont
vainqueurs en Birmanie, cèdent dans les Moluques mais le Général Spinola gagne
les campagnes militaires lancées dans les Pays-Bas. La flotte espagnole bat les
Hollandais devant les côtes du Venezuela et détruisent les navires marocains en
Méditerranée. En 1606, la lutte s’engage pour le contrôle du Détroit de
Malacca, hautement stratégique. La guerre fait rage contre les Mapuches en
Amérique du Sud et contre d’autres ennemis, Européens et Africains, dans les
savanes du continent noir. Face à la formidable coalition qui les assiège, les
Espagnols sont vainqueurs face aux Hollandais dans les Caraïbes et devant les
côtes du Portugal. Ils se rendent maîtres du Pacifique. En 1607 et 1608, la
lutte entre l’Espagne et les Provinces-Unies calvinistes se poursuit en Afrique
mais les Hollandais cessent les hostilités. Les soulèvements amérindiens
prennent fin. Les Anglais attaquent Buenos Aires en Argentine. On se bat encore
dans les eaux indochinoises et autour des Moluques.
Le jeune roi, qui souhaitait la paix, a donc dû soutenir une
guerre de dix ans sur la planète toute entière, obligeant ses armées à livrer
162 batailles. L’histoire communément enseignée ne retient de cette formidable
et ubiquitaire conflagration que quelques batailles significatives, uniquement
gagnées ou perdues en Europe, notamment en Flandres, plus particulièrement à
Nieuport et à Ostende. La césure des Pays-Bas, entre un Nord à dominante
calviniste et un Sud demeuré catholique (mais sans l’austérité et le rigorisme
de Philippe II), est désormais un fait accompli : le destin du grand
humaniste et historien brabançon Juste Lipse (Justus Lipsius ou Justo Lipsio, 1547-1606),
de son vrai nom Joost Lips, est emblématique à ce propos. En effet, ce disciple
d’Erasme, pacifiste, partisan d’une paix religieuse moyennant quelques
« accommodements raisonnables », demeuré catholique comme son
maître-à-penser mais sans fanatisme, ira, pendant de nombreuses années,
enseigner à Leiden, la nouvelle université protestante, destinée à remplacer
celle de Louvain, restée sous souveraineté royale espagnole. Mais le fanatisme
des calvinistes le révulse. Il écrit De
una religione, réclamant, pour tout royaume ou empire, une unité
confessionnelle qu’il faut, au besoin, garantir par la force. Cette position
est inacceptable pour les protestants (comme pour les marranes, les morisques
et les conversos en Espagne). Il
retourne à Louvain et devient l’historien officiel de Philippe II, qui lui pardonne
ses errements érasmiens. Pour apaiser les naturels de nos Pays-Bas thiois et
romans, qui ne l’aimaient guère parce qu’il ne parlait pas leurs langues, le
roi nomme sa fille Isabelle gouvernante des Pays-Bas royaux qu’elle administre
avec l’Archiduc Albert de Habsbourg, son époux autrichien. Le couple est
parfaitement accepté par la population qui, du coup, reste fidèle à la
légitimité bourguignonne-habsbourgeoise. L’Espagne conserve dès lors une base territoriale
en Europe du Nord-Ouest pour affronter ses ennemis anglais, hollandais et
français. Ce sera, pour cette région, la mienne, le « siècle des
malheurs », comme pour les Allemands d’ailleurs qui en conservent une
œuvre littéraire de tout premier plan : le Simplicissimus de Grimmelshausen. Pour les Français, ce sera, au
contraire, le « Grand Siècle ».
La participation à cet empire, dont nous fûmes tout de même
la matrice initiale depuis les Ducs de Bourgogne et leurs épouses
anglo-portugaises (Isabelle de Portugal, femme de Philippe le Bon) et anglaise
(Marguerite d’York, ultime épouse de Charles le Hardi). Ce filon portugais ou
plutôt anglo-portugais est sans doute un autre récit épique et édifiant, qu’il
faudrait un jour rappeler à nos amis. Je me bornerai à dire ici qu’Isabelle de
Portugal ou Isabelle de Bourgogne, selon les sources, était la sœur d’Henri le
Navigateur, le Prince portugais qui a amorcé le désenclavement de l’Europe, en
favorisant les expéditions navales, en créant une école de savoirs géographiques
et techniques utiles à Sagres. Isabelle était une redoutable diplomate, bien
plus fine que son époux. Marguerite d’York est celle qui ordonna la fusion des
héritages bourguignons et habsbourgeois, en invitant sa belle-fille, Marie de
Bourgogne, à épouser Maximilien, le fils de l’Empereur germanique Frédéric III
pour faire face aux menées anti-bourguignonnes de Louis XI et battre ses armées
qui ravageaient l’Artois et le Hainaut.
Par voie de conséquence, cet héritage doit nous inciter,
aujourd’hui, pour demeurer dans sa logique à vouloir :
1)
Un perpétuel désenclavement de l’Europe, qui ne
peut survivre sur le très long terme, confinée sur la petite presqu’île à
l’extrême-Occident de la masse continentale eurasienne. Cette volonté de désenclavement
doit aujourd’hui nous inciter à promouvoir des politiques favorables aux BRICS,
aux visées eurasistes et aux projets chinois de « routes de la
soie ».
2)
Une unité indéfectible de toutes les composantes
du continent européen comme le voulaient Erasme, Laguna et Charles-Quint.
3)
Une lutte sans faiblir contre toutes les
séditions et les élucubrations idéologiques ou religieuses qui apportent des
dissensions inutiles, vectrices de conflits civils, comme le redoutait Juste
Lipse.
4)
Une tension militante permanente pour garder
toujours une fidélité inébranlable à cet héritage.
Le logiciel existe. Depuis des siècles. Il faut le faire
fonctionner. A nouveau. Tout simplement.
Robert Steuckers.
Forest-Flotzenberg, février 2019.
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