« No Society » de Christophe Guilluy
par Robert Steuckers
Christophe Guilluy est géographe : on lui devait déjà deux
ouvrages fondamentaux sur la France d’aujourd’hui, La France périphérique et Le
crépuscule de la France d’en haut. Dans le premier de ces volumes, il
constatait que son pays était divisé en deux avec, d’un côté, les zones de
développement, les pôles urbains qui fournissaient encore de l’emploi et, de
l’autre, les zones de ressac, comprenant certes les campagnes mais aussi bon
nombre de petites villes, jadis prospères, aujourd’hui délaissées par le
pouvoir et par ses habitants. C’est ce qu’il appelle la « France
périphérique », celle qui est en marge du monde qui compte. Dans le second
ouvrage, Guilluy constatait l’avènement, dans les pôles urbains branchés sur la
globalisation planétaire, d’une classe de hipsters,
nouvelle bourgeoisie qui oublie carrément que la « France
périphérique » existe, engendrant de la sorte un divorce avec les classes
populaires qui, elles, subissent le ressac de plein fouet, voient leur pouvoir
d’achat fondre comme neige au soleil, sont sommées de payer le renflouement des
banques, sauvées par l’Etat après la crise de 2008. En fait, Guilluy brosse le
tableau d’une France, dix ans après le déclenchement de la crise, où plus aucun
artifice fallacieux ne parvient encore à masquer les dégâts provoqués par le
système bancaire.
Dans « No Society », troisième ouvrage majeur de
Guilluy, notre auteur montre que tout ce qui « fait société »
s’estompe et disparaît : c’est le résultat d’un dogme du néolibéralisme
thatchérien que la Dame de Fer avait résumé en une phrase choc, « There is
no society ». Ce dogme, exprimé de manière si lapidaire par Thatcher,
signifie un abandon du Bien Commun, pierre angulaire de la politique depuis
Aristote. Il n’y a plus de société organique mais une « société
relative », dit Guilluy, voire une « a-société ». Les
« classes d’en haut » ont fait sécession, se sont claquemurées dans
leurs « citadelles », explique Guilluy, et les « classes d’en
bas » ruminent leur défaite et leur exclusion, s’exprimant, avec colère,
en faveur des partis populistes, lors d’élections ou, plus récemment, se
mobilisant dans les colonnes de gilets jaunes qui assiègent, chaque samedi, les
villes françaises.
Guilluy a bien conscience que le phénomène ne concerne pas
que la France : il constate des fractures similaires aux Etats-Unis, en
Grande-Bretagne et en Italie (où les classes perdantes et contestatrices ont
accédé au pouvoir avec Salvini et Di Maio).
Guilluy suggère des modèles d’interprétation de la crise
économique et sociale que nous vivons, partout en Europe, depuis la crise de
2008.
-
La classe moyenne (50 à 70% de la population)
n’est plus intégrée dans le modèle en vigueur ; pour les plus faibles de
cette « classe moyenne », il n’y a plus d’ « ascenseur
social ». Une fraction très importante de la population est proprement
mise à l’écart.
-
La classe politique et médiatique déploie un
discours « politiquement correct » pour masquer et combattre la crise
sociale en pleine croissance exponentielle. Les médias minimisent la
contestation de l’ordre néolibéral dominant et l’attribuent aux
« déplorables », créant de la sorte un langage méprisant pour les
perdants de la globalisation. Les médias cherchent ainsi à
« invisibiliser » le phénomène et à infantiliser les sociétés
occidentales. Guilluy constate cependant que les stratégies médiatiques ne
fonctionnent plus, qu’elles sont largement décrédibilisées.
-
Les perdants dans le jeu de l’
« économie-monde », cependant, occupent désormais la majorité du
territoire de l’Hexagone et forment quantitativement la majorité de la
population, ce qui aura immanquablement des répercussions sur son comportement
électoral et provoquera des « glissements tectoniques », jusqu’ici
imprévisibles.
-
Guilluy montre aussi que la fracture, qu’il a
constatée dès la rédaction de son premier ouvrage, entraîne un net recul de
l’espérance de vie, surtout dans le Nord de la France et aux Etats-Unis, un
taux élevé de suicides chez les paysans français (en 2014, 18% des agriculteurs
français avaient un revenu réel de 354 euro/mois ; en 2015, ce chiffre
avait déjà atteint 30% !). La société, qui n’existait pas selon Madame
Thatcher, cesse de fait d’exister sous un régime qui combine habitudes
néfastes, néolibéralisme, globalisme et progressisme capitaliste et sociétal.
Le sort des Grecs, que Guilluy déplore tout particulièrement, attend tous les
Européens et les Américains du Nord.
-
Les retraités, qui avaient voté majoritairement
pour Macron par crainte de voir accéder Marine Le Pen à la magistrature
suprême, sont les premiers dupés : c’est sur leurs épaules, déjà
fragilisées par l’âge, que le nouveau régime ultralibéral fera peser le poids
de la dette pharamineuse que les Etats ont contractée pour sauver les banques à
partir de 2008. Ce projet machiavélique, contraire aux promesses électorales
faites en 2017, freinera la consommation et entraînera un recul fatidique de la
protection sociale.
-
La fragilisation financière des anciennes classes
moyennes, désormais exclues de la marche en avant vers la globalisation,
entraîne également un recul préoccupant de la « mobilité sociale »,
le coût des déplacements ou leur durée trop élevée, l’augmentation des prix des
loyers, ne permettant pas une migration des plus jeunes vers les pôles
d’activité intacts ou, pire, vers les villes universitaires, réduisant ainsi le
nombre d’étudiants chez les plus démunis.
-
Dans la France qui est aujourd’hui une société
composite, multiraciale en milieux périurbains, la disparition de la classe
moyenne, invisibilisée ou marginalisée, fait qu’elle n’est plus le référent
culturel principal qui attirait les nouveaux venus. Quel immigré voudrait-il
s’identifier aux « déplorables » (français ou américains), aux
« ploucs », aux « petits Blancs » (« White
trash »), systématiquement brocardés dans les médias et au cinéma ?
Les catégories mentales qui permettaient l’intégration jadis ne sont plus
prescriptives, aujourd’hui, pour l’immigrant de base, dit Guilluy. La
« France d’en haut » est, sur ce chapitre, parfaitement incohérente,
explique Guilluy, dans le sens où elle a toujours prôné l’intégration au nom du
multiculturalisme ou de l’antiracisme mais a, depuis l’avènement et
l’importation du thatchérisme dans la « République » (surtout sous le
règne des trois derniers présidents), cassé tous les ressorts de l’intégration
et induit ainsi le développement sournois des intégrismes musulmans et des
communautarismes subsahariens ou autres.
-
Guilluy annonçait, mais non explicitement,
l’émergence du phénomène des « gilets jaunes », en démontrant que les
retraités et les fonctionnaires, qui avaient voté Macron pour échapper au
lepénisme, ont été les dindons de la farce car ce sont eux que le président
ultralibéral a visés dès le départ. Ces catégories, qui lui étaient
bienveillantes, se sont retournées contre lui, faisant de sa victoire de 2017
une victoire à la Pyrrhus. Et, partant, de la France un espace de désordre
social permanent.
-
Pour se justifier, Macron fait appel à l’antifascisme
et à la « pensée complexe ». Il se pose comme un rempart contre le
populisme, mis en équation avec le fascisme pour les besoins de la propagande,
et comme un « expert-qui-sait-que-les-choses-sont-plus-compliquées ».
Guilly montre que l’antifascisme est une mascarade et que l’expertologie dont
les classes d’en haut se targuent est un leurre, une fuite en avant qui ne
convainc plus les millions de déclassés que compte désormais l’a-société
française.
- Guilluy, qui est un défenseur des régions périphériques
de l’Hexagone, n’est pas un centraliste jacobin de la vieille (et sinistre)
école. Il craint cependant que la réponse des classes dominantes, bénéficiaires
de la globalisation, table sur un émiettement des Etats européens, où
subsisteraient vaille que vaille de vastes zones déshéritées et où émergeraient
des « Cités-Etats » comme Singapour, où la sécession des élites
prendrait une forme politique nouvelle. Contrairement à ce que soutient
l’opinion publique en Flandre, Guilluy est sceptique face au mouvement catalan,
en lequel il perçoit l’émergence d’une « Cité-Etat », alors que, il
faut le reconnaître, les zones rurales catalanes sont indépendantistes tandis
que Barcelone reste plutôt pro-espagnole, en dépit des masses immigrées de la
ville que les indépendantistes essaient d’attirer à eux.
Il faut donc lire ce livre de Guilluy (et ses deux ouvrages
précédents) pour prendre le pouls de l’Hexagone en voie de déliquescence. C’est
un impératif pour l’intelligence flamande (et belge) car les zones de ressac
les plus emblématiques restent celles qui jouxtent nos frontières. Certes le
livre dit beaucoup, mais il ne dit pas tout, et chacun des arguments qu’il
avance mériterait de plus amples analyses, un travail auquel chaque véritable
citoyen, soucieux du Bien Commun en voie de disparition, doit s’atteler.
Guilluy est optimiste, malgré le diagnostic très glauque qu’il pose :
quantitativement, les classes populaires déclassées sont plus nombreuses et
forceront, dit-il, les classes d’en haut à abandonner leur attitude négative de
sécession, d’ostracisation des perdants de la globalisation.
Robert Steuckers.
Christophe Guilluy, No
Society – La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, Paris, 2018,
18 euro.
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