Louvain, 17 novembre 2018
Discours tenu lors du IIème Colloque du « Geopolitiek
Instituut Vlaanderen-Nederland »
Introduction succincte à la
géopolitique et à l’historiographie géopolitique des Bas-Pays
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
Les principaux manuels de géopolitiques, notamment celui
que le Professeur David Criekemans a rédigé selon les critères de la plus haute
scientificité dans le cadre de l’Université de Louvain, commencent presque
toujours par une histoire de cette discipline depuis les premières tentatives
de saisir conceptuellement les faits géographiques, non pas tant dans une
perspective purement empirique mais surtout dans une perspective stratégique,
notamment à l’aide de la cartographie établie par Carl Ritter, de
l’anthropo-géographie de Ratzel ou des définitions données par le Suédois
Rudolf Kjellén. C’est, personne ne le niera, un travail des plus utiles, ce qui
était aussi mon intention lorsque feu le Professeur Jean-François Mattéi
m’avait invité à présenter les penseurs de la géopolitique dans sa remarquable Encyclopédie des Œuvres philosophiques
entre 1990 et 1992, encyclopédie qui fut ultérieurement publiée aux Presses
Universitaires de France. L’intention du Prof. Mattéi correspondait à celle
qu’avait déjà formulée le géopolitologue Yves Lacoste, à savoir élargir le
cadre de la discipline, philosophique pour le premier,
géographique/géopolitique pour le second. Mattéi voulait donc élargir le champ
de la philosophie, tout simplement parce que plus aucune philosophie sérieuse
ne peut encore être pensée sans tenir compte du temps et de l’espace, de
l’émergence de tous les phénomènes, faits, modes de pensée et aspirations religieuses
ou éthiques qui, tous, nécessairement, se déploient en des lieux et des
périodes précises qu’ils influencent ensuite en profondeur, les inscrivant dans
la durée et leur assurant une résilience difficilement éradicable.
Yves Lacoste, fondateur et ancien éditeur de la célèbre
revue Hérodote, voulait, lui aussi,
élargir le champ scientifique de sa propre discipline, la géographie, dans le
sens où même la description la plus purement factuelle d’un espace géographique
ou d’une zone maritime sert le chef de guerre, si bien que, de ce fait, elle
cesse d’être une science véritablement exacte : la géographie sert donc à
faire la guerre, dit Lacoste, et toute guerre est menée au départ d’une
perspective politique, historique ou religieuse, où des valeurs organiques, par
définition non rationnelles, jouent un rôle toujours décisif, état de choses
qui fait que tout géopolitologue doit prendre en considération ces valeurs,
notamment à cause des dynamiques qu’elles suscitent, de l’impact qu’elles ont ensuite
sur l’organisation d’un pays, de son agriculture et de ses armées, même si cet
impact n’est pas exclusivement de nature géographique.
Lacoste a prouvé que la géographie sert les chefs de
guerre en démontrant que les premières tentatives de dessiner des cartes dans
la Chine de l’antiquité servaient à indiquer les voies à suivre aux chefs de
guerre, de manière à ce qu’ils puissent mouvoir leurs armées de manière
optimale dans les paysages et terrains divers de leur propre pays ou dans le
pays de l’ennemi. Ensuite, dans un livre succinct, mais rédigé de manière
magistrale, il nous a montré que le Prince Henri du Portugal, Anglais par sa
mère, a fondé et soutenu son
« école de la mer » afin de
trouver de nouvelles voies maritimes extra-méditerranéennes pour que l’écoumène
chrétien/européen de son époque puisse trouver le chemin vers les épices
indiennes et vers le mystérieux « Cathay » en échappant aux blocus
terrestres et maritimes que lui imposait le contrôle turc/ottoman des accès aux
routes continentales vers l’Asie et des voies maritimes en Méditerranée.
Quelques décennies plus tard, les Portugais livreront bataille dans la Corne de
l’Afrique et des navires lusitaniens surgiront face aux côtes du Gujarat en
Inde pour vaincre glorieusement une flotte musulmane. Tant les seigneurs de la
guerre que les empereurs chinois du monde antique et que le Prince Henri du
Portugal ont donc fait dessiner des cartes pour que des militaires ou des
marins avisés puissent mener la guerre ou des expéditions exploratrices de
manière optimale. Le raisonnement de Lacoste est parfaitement exact, et fut
posé en dépit de son engagement idéologique dans les rangs de la gauche
pacifiste.
Halford John Mackinder prononce un célèbre discours en
1904 en Ecosse où il évoque le Heartland,
la « Terre du Milieu » ou le « Cœur du Monde », capable de
se soustraire à tous les efforts que la puissance navale britannique pourrait
déployer pour y détruire la puissance continentale, russe, allemande ou
chinoise, qui en serait devenue la maîtresse parce que le feu terrifiant des dreadnoughts de la flotte anglaise ne
pourrait frapper ses points névralgiques. La puissance navale britannique se
voyait dès lors contrainte de neutraliser et d’occuper, dans la mesure du
possible, les rimlands, les bandes
littorales plus ou moins profondes, du grand continent eurasiatique et de les
« protéger » contre toute tentative du Heartland de les conquérir. On a appelé cette stratégie la
stratégie de l’endiguement (containment),
y compris après 1945, après que l’alliance entre les puissances anglo-saxonnes
et l’Union Soviétique se soit dissoute et que les anciens partenaires soient devenus
ennemis dans le cadre de la guerre froide. Les Etats-Unis vont alors organiser
militairement les rimlands, en créant
trois organisations défensives : l’OTAN, le CENTO (ou « Pacte de
Bagdad », dissout partiellement en 1958 après le retrait de l’Irak
baathiste) et l’OTASE pour l’Asie du Sud-Est. Après Mackinder, qui meurt en
1947, cette nouvelle stratégie de la guerre froide est théorisée par Nicholas
Spykman, un stratégiste et géopolitologue américain d’origine néerlandaise,
dont l’itinéraire et les idées ont été récemment étudiées par le Prof. Olivier
Zajec, par ailleurs auteur d’une Introduction
à l’analyse géopolitique (Ed. du Rocher, sept. 2018). On peut donc parler
d’une lutte quasi permanente entre puissances continentales et puissances
maritimes, permanence immuable sur l’échiquier global que ne cesse d’explorer
et d’expliciter le discours géopolitique.
Mais s’il existe des permanences immuables en géopolitique,
comment devons-nous repérer celles qui se manifestent dans le cadre
géographique de nos bas pays ? La méthode, que je souhaite utiliser ici,
et que j’ai toujours utilisée notamment dans l’écriture de ma trilogie, qui
porte pour titre Europa, est celle
d’un géopolitologue non politisé du temps de la République de Weimar. Son nom
était Richard Henning (1874-1951), auteur d’un ouvrage très copieux, Geopolitik – Die Lehre vom Staat als
Lebewesen, qui a connu cinq éditions successives. Henning avait une
écriture très claire, limpide, n’utilisait jamais un jargon compliqué et
illustrait chacun de ses arguments par des cartes précises. Au départ, sa
discipline était la géographie des communications et des transports, renforcée
par une géographie historique, où il mettait toujours l’accent sur le rôle des
états, des hommes d’état et des surdoués politiques dans l’organisation et la
transformation des espaces. Sa thèse centrale était de dire, à son époque, que
les données spatiales d’un peuple devaient être davantage valorisées
conceptuellement plutôt que les facteurs raciaux, ce qui le fit entrer en
conflit avec les thèses officielles du pouvoir sous le Troisième Reich, même si,
Prussien natif de Berlin, il défendait le principe clausewitzien d’une
nécessaire militarisation défensive de tout état, en tenant compte, bien sûr,
du vieil adage romain, Si vis pacem, para
bellum. Dans les années 50 et 60 du 20ème siècle, son œuvre
exerça une influence importante en Argentine sous le régime du Général Juan
Peron et, plus tard, s’est retrouvée en filigrane dans les cours des écoles
militaires du pays.
Par suite, si je privilégie l’exemple d’un
historien-géographe comme Henning dans ma façon de raisonner en termes
géopolitiques, je dois me limiter aux bas pays dans un exposé aussi bref que
celui que je vais tenir aujourd’hui à Louvain, car il m’est impossible de
parler de tous les pays qu’Henning a étudiés. Le temps qui m’est accordé est de
fait limité et mon exposé se bornera à suggérer un certain nombre de pistes que
nous devrons, ultérieurement, approfondir tous ensemble. Dans un ouvrage
relativement récent de l’historien britannique Michael Pye, The Edge of the World – How the North Sea
Made Us Who We Are (Viking/Penguin, London, 2014), nous trouvons, très largement
esquissé, un cadre historique précis dans lequel Pye suggère l’émergence d’une
histoire culturelle particulière qui se déploie, du moins au tout début de
notre histoire, entre l’Islande et Calais et entre le Skagerrak
danois/norvégien et les eaux de la Mer Baltique. Pour Pye, c’est en cette
région que nait un monde à part, qui entretient certes des contacts, d’abord
ténus, avec l’espace méditerranéen tout en restant plutôt autonome dans ses
limites intérieures et où Bruges en constitue la plaque tournante méridionale à
proximité du Pas-de-Calais. La Flandre médiévale abrite de ce fait le port
principal de cette région de la Mer du Nord et de la Baltique qui doit
nécessairement entretenir des contacts avec la Normandie, la Bretagne et
surtout les côtes atlantiques du nord de l’Espagne, principalement le Pays
Basque puis le Portugal, libéré par des croisés venus justement de toutes les
régions du pourtours de la Mer du Nord, opération réussie dès le 12ème
siècle qui démontre qu’il y avait une visée géopolitique implicite cherchant à
étendre l’écoumène nordique à toutes les côtes de l’Atlantique européen. Cette
Flandre prospère, pointe avancée vers le sud de cet espace nordique défini par
Pye, cherche aussi à ouvrir une voie terrestre entre le Pays Basque et la
Catalogne, sur le cours de l’Ebre, voie la plus courte vers les produits de la
Méditerranée à une époque où la péninsule ibérique est encore sous contrôle
musulman et ne peut être contournée sans danger.
Le site particulier de la Mer du Nord détenait pourtant
sa spécificité bien avant le dynamisme marchand et hanséatique de la Flandre
médiévale : bien peu d’entre nos contemporains se souviennent encore d’une
figure de l’époque romaine dans nos régions. Il s’agit d’un militaire romain du
nom de Carausius. Il vécut au 3ème siècle, était ethniquement
parlant un Ménapien, originaire de la Gallia Belgica. Après plusieurs décennies
de turbulences dans les Gaules romaines, il est nommé par ses troupes
« Imperator Britanniarum » ou « Empereur du Nord ». Il a
régné à ce titre sur les provinces romaines de Britannia, de Gallia Belgica
Prima et Secunda pendant treize ans. Commandant de la « Classis
Britannica », c’est-à-dire de la flotte de la Manche, il avait reçu pour
tâche de détruire la piraterie franque et saxonne qui en écumait les eaux,
troublant le commerce de l’étain en provenance des Cornouailles. Les Romains
l’ont accusé de coopérer avec ces pirates pour acquérir personnellement du
butin. En réaction contre ces accusations, il se crée un propre empire dans la
Manche et la Mer du Nord (Mare Germanicum) avec l’appui de quatre légions, de
troupes auxiliaires indigènes, de sa propre flotte et de celle des pirates
qu’il avait dû préalablement combattre, avant de s’en faire des alliés. Il est
assassiné en 293. Carausius, toutefois, est le premier chef de guerre, sur
terre et sur mer, qui a considéré l’ensemble de nos régions comme une unité
géostratégique, non plus seulement autour des trois grands fleuves, le Rhin, la
Meuse et l’Escaut mais autour des espaces maritimes de la Manche et de la Mer
du Nord.
L’approche romaine du territoire était plutôt axée sur
les rivières : en effet, César a d’abord dû contrôler le bassin du Rhône
pour le protéger contre les Helvètes celtiques ou contre les Germains
d’Arioviste qui, au départ de la Forêt Noire, traversaient le Rhin à hauteur de
Bâle, remontaient le Doubs, soit le principal affluent de la Saône qui, elle,
était le principal affluent du Rhône. Or si l’on veut contrôler le cours tout
entier de la Saône, on doit tenir aussi le Plateau de Langres, principal
château d’eau des Gaules, où la Seine et la Marne, et aussi la Meuse, prennent
leur source. Toute puissance qui entend utiliser l’atout hydropolitique du
Plateau de Langres doit également avoir pour but le contrôle des bassins de la
Seine, de la Meuse et de la Moselle et toute puissance qui veut empêcher que le
Doubs devienne la première porte d’entrée des Germains en marche vers Provence,
contrôlée par Rome, doit nécessairement contrôler le Rhin jusqu’à son
embouchure dans la Mer du Nord.
Le destin géopolitique des bas pays dépend donc des
rivières et fleuves, surtout de la Meuse et de l’Escaut et aussi, en ce qui
concerne le Luxembourg, de la Moselle. Mais ils dépendent aussi de l’écoumène
qui a surgi, au cours de l’histoire, autour de la Mer du Nord depuis l’époque
de ce fameux Carausius, dont l’un des héritiers sera le Danois Knut ou Canute au
début du 11ème siècle, qui règnera sur l’Angleterre, la Norvège et
le Danemark.
L’écoumène de la Mer du Nord a été lié, pendant toute
l’époque médiévale, à la Mer Baltique, avec le Danemark comme plaque tournante,
un Danemark qui exigeait parfois d’énormes droits de passage pour les navires
flamands ou anglais qui entendaient se rendre dans les eaux de la Baltique. La
Hanse, bien qu’elle constitue un idéal pour ceux qui rêvent d’un monde nordique
autonome, à l’abri des turbulences de la Méditerranée, n’a pourtant pas été une
structure idéale à cause des concurrences diverses qui surgissaient entre les
villes qui la composaient et à cause d’alliances parfois problématiques entre
certaines villes et certains pirates contre d’autres villes et d’autres pirates.
Plus tard, la Prusse, puissance montante dans l’hinterland des deux mers, aura
pour objectif géopolitique d’en contrôler les côtes et d’en éliminer toutes les
formes de concurrence stérile, en s’opposant parfois à la Suède.
Revenons au continent. Lorsque les petits-fils de
Charlemagne se partagent l’Empire de leur aïeul lors du Traité de Verdun en
843, cette division de l’héritage est souvent apparue comme absurde. Or elle
était rationnelle dans la mesure où les trois héritiers se partageaient des
bassins fluviaux. Leur géopolitique implicite était de fait une hydropolitique.
A Verdun en 843 s’amorce une dynamique qui conduira aux trois guerres
franco-allemandes depuis 1870. Le plus jeune des petits-fils, Louis, dit Louis
le Germanique, s’empare in fine de la
partie centrale qui avait été dévolue à feu son frère aîné, Lothaire, ce qui
heurte les intérêts de Charles, devenu roi de la Francie occidentale, la future
France, qui fera tout pour reprendre les deux parties de la grande
« Lotharingie » de Lothaire, en vain dans la première phase de cette
lutte pluriséculaire. L’héritage de ce Lothaire, mort prématurément, consistait
en une Basse Lotharingie et une Haute Lotharingie, une Burgondie ou un Arélat, ce qui correspond à nos Pays-Bas pour
la Basse Lotharingie et à la Lorraine, l’Alsace, la Franche-Comté et la Suisse
romande pour la Haute Lotharingie ; quant à la Burgondie ou Arélat, elle
est formée par le bassin du Rhône jusqu’à la Méditerranée provençale
(comprenant la Bresse, la Savoie, le Dauphiné et la Provence). Lothaire
possédait aussi l’Italie du Nord, plus exactement le bassin du Pô. De Philippe
le Bel à Napoléon III, qui annexera la Savoie, Paris s’emparera
systématiquement de territoires qui firent partie de l’héritage de Lothaire, si
bien que nous pouvons aujourd’hui décrire la Belgique, les Pays-Bas et le
Luxembourg comme de minuscules résidus d’un empire potentiellement puissant qui
n’a jamais pu se développer sauf pendant le règne bref de l’Empereur germanique
Konrad II, au 11ème siècle. Les ducs de Bourgogne essaieront, par
une politique habile, de ressusciter l’Empire de Lothaire mais sans succès.
Pour comprendre la dynamique de l’histoire européenne dans nos régions, nous
devons donc, aujourd’hui, étudier la géopolitique implicite de ces ducs qui
entendaient consolider une alliance avec l’Angleterre et englober la Lorraine
et l’Alsace dans leur orbite politique afin de joindre leurs possessions de
l’ancienne Basse Lotharingie (« Pays de Par-Deça ») avec celles de
l’ancienne Haute Lotharingie et de la Bourgogne (fief français inclus dans la
Francie occidentale de Charles le Chauve).
Cependant, dans cette étude, nous ne
devons surtout pas oublier que la tête pensante de cette géopolitique
bourguignonne a été Isabelle de Portugal (ou Isabelle de Bourgogne), épouse de
Philippe le Bon et mère de Charles le Hardi (dit le « Téméraire » en
France). Isabelle de Portugal était la sœur du Prince Henri, dit « Henri
le Navigateur », fils du roi du Portugal et de Philippine de Lancaster,
princesse anglaise. Le Prince Henri (1394-1460) a fondé son école maritime,
école géopolitique avant la lettre, à Sagres au Portugal, dans le but de créer
les conditions requises pour le développement de flottes de haute mer et de
mobiliser tous les savoirs pratiques disponibles pour pouvoir, à terme,
contourner les empires musulmans et trouver de nouvelles voies vers l’Inde et
la Chine. Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote et pionnier de la redécouverte des théories géopolitiques
en France à partir des années 1970, a consacré une bonne part de son livre sur
l’histoire de la cartographie à la figure d’Henri le Navigateur et a ainsi
démontré que ce prince fut l’impulseur premier de la conquête européenne du
monde.
Isabelle de Portugal voulait poursuivre sa politique maritime
et continentale à une époque où la France était sortie victorieuse de la guerre
de cent ans et où l’Angleterre avait sombré dans une guerre civile entre les
Maisons de York et de Lancastre. Philippe le Bon voulait, lui, retourner à une
politique française parce que l’Angleterre semblait hors-jeu tandis que son
épouse et son fils voulaient maintenir une ligne pro-anglaise contre Charles
VII de France et son fils, le futur Louis XI. Finalement, la géopolitique
bourguignonne débouchera sur une double alliance continentale, avec l’entrée en
scène des Habsbourgs pour sauver les Pays-Bas de l’invasion française, ensuite
avec la Castille et l’Aragon pour créer un bastion anti-français dans le sud de
l’Europe, créant ainsi dans le delta des fleuves et dans la péninsule ibérique
la fusion géostratégique rêvée par les marchands hanséatiques flamands du 12ème
siècle.
L’Empereur Charles-Quint règnera sur l’ensemble de ces terres
rassemblées par son aïeul Charles, son bisaïeul Philippe et son
arrière-grand-mère Isabelle et nous savons tous, Flamands comme Néerlandais,
quel sort tragique les bas pays et l’Allemagne ont connu dans cette orbe
impériale qui, hélas, ne fut jamais harmonisée. Sous Philippe III d’Espagne,
fils de Philippe II que nous n’aimions guère, se déchaîne une véritable guerre
mondiale entre les puissances réformées et les puissances catholiques, qui n’eut
pas que l’Europe comme théâtre d’opération mais où les affrontements eurent
également lieu en Afrique, en Amérique et, ce que l’on oublie généralement,
dans les eaux de l’Océan Pacifique, considéré à l’époque comme un « océan
espagnol ».
Sous le règne de
Philippe III, tous les conflits d’ordre géopolitique, tous les conflits nés de
la volonté des uns et des autres de maîtriser des sites stratégiques indispensables
le long des voies maritimes ont émergé et sont parfois encore virulents aujourd’hui:
plusieurs puissances non européennes de nos jours les activent encore
régulièrement, notamment dans la Mer de Chine du Sud et entre les Philippines
et les côtes de la Chine continentale. Une étude de cette période, dont nous ne
nous souvenons plus sauf peut-être l’épisode du siège d’Ostende, s’avère
nécessaire pour comprendre la situation géopolitique des bas pays car leurs provinces
méridionales faisaient partie, volens
nolens, de cet empire espagnol et devinrent, au cours des innombrables
affrontements durant le règne de Philippe III et de ses successeurs, ce que les
historiens anglais nomment aujourd’hui la fatal
avenue, le « corridor fatal », où passaient et s’affrontaient les
armées.
La bataille de Rocroi (1643) fut la dernière bataille des
fameux tercios espagnols, où ils ont
appliqué leurs techniques de combat, auparavant imparables. Ils furent battus
mais leur sacrifice ne fut pas inutile. Ils y ont rudement éprouvé l’ennemi, si
bien qu’il a été impossible aux Français de marcher sur Bruxelles après le choc.
Il n’existe qu’une seule brochure sur la « géopolitique du
Nord-Ouest » (de l’Europe), qui expliquent les motivations géographiques
des belligérants sur ce territoire, notamment au temps de cette bataille de
Rocroi. Elle a été écrite par un homme qui est demeuré totalement inconnu, un
certain J. Mercier, qui l’a rédigée pendant la seconde guerre mondiale sans
s’orienter sur une politique pro-belge ou pro-allemande. Pour lui, les Pays-Bas
du Sud sont composés de trois parties du point de vue géopolitique : la
Flandre occidentale, à l’ouest de l’Escaut et de la Lys ; le centre qu’il
appelle « l’espace scaldien » parce qu’il se situe entre le cours de
l’Escaut et celui de la Meuse ; et, enfin, le glacis ardennais à l’est de
la Meuse. La dynamique qui articulait ce triple ensemble était la
suivante :
-
La Flandre occidentale était une région qui
servait aux Français à encercler, le cas échéant, le centre (« l’espace
scaldien ») ; c’est la raison pour laquelle la France de Louis XIV a,
un moment, annexé Furnes, Ypres et Ostende ;
-
Le centre était considéré, normalement, comme
l’objectif le plus important de toute conquête éventuelle de l’ensemble des
Pays-Bas Royaux ou espagnols, parce que Bruxelles et Anvers s’y
trouvaient ;
-
Le glacis ardennais était un espace de
réserve qui, après Rocroi, a accueilli les troupes vaincues du Colonel Fontaine
(« de la Fuente » dans certaines sources espagnoles) pour les joindre
à celles d’un autre colonel espagnol, von Beck, commandant des tercios allemands et luxembourgeois,
prêt à lancer une nouvelle offensive contre les vainqueurs.
La Meuse est un axe de
pénétration géostratégique dans la direction d’Aix-la-Chapelle, capitale symbolique
du Saint-Empire : ce qui explique les tentatives répétées de Richelieu
pour acheter la neutralité de la Principauté épiscopale de Liège et
l’entêtement des Néerlandais du Nord, et plus tard des Prussiens, de conserver
la place forte de Maastricht, de la soustraire aux Français ou à une Belgique
qui serait inféodée à la France. La brochure de J. Mercier est un survol assez
bref de la situation géopolitique des Pays-Bas et, plus particulièrement, de la
fatal avenue, que leur portion
méridionale allait devenir au cours de l’histoire. Le contenu de cette brochure
mériterait d’être étoffé de bon nombre de faits historiques sur la période
bourguignonne, sur le régime espagnol du Duc d’Albe à 1713, sur la période
autrichienne au 18ème siècle et sur les stratégies défensives au
temps des conquêtes de la France révolutionnaire, jusqu’à l’ultime bataille de
Waterloo en juin 1815.
Dans la production
littéraire et historiographique du mouvement flamand existe un gros volume,
aujourd’hui oublié, dû à la plume de Maurits Josson et datant de 1913 ;
cet ouvrage copieux et dense récapitule toutes les batailles qui ont été
livrées pour contenir, avec des fortunes diverses, les invasions venues du Sud.
Le livre a été publié juste avant la mort de Josson et le déclenchement de la
première guerre mondiale. Josson était une figure intéressante de son époque,
de la Belgique d’avant 1914 : il devint célèbre comme reporter pendant la
guerre des Boers en Afrique du Sud, devenant dans la foulée un critique
virulent de l’impérialisme britannique dans le cône austral du continent noir.
Son étude en trois volumes de la révolte belge de septembre 1830 (« de Belgische Omwenteling »)
et de ses prolégomènes mérite toute notre attention si nous voulons approfondir
la géopolitique des Pays-Bas du Sud. Son livre sur « la France comme
ennemis pluriséculaire de la Belgique » a été écrit, notamment, quand
sévissaient de houleux débats dans le parlement belge sur la question des
chemins de fer entre Bruxelles et Liège et entre Liège et l’Allemagne. Les
Français avaient exercé une pression économique et menacé la Belgique de guerre
si les chemins de fer et l’industrie belge de l’acier étaient reliés aux lignes
ferroviaires allemandes, donc à la région de la Ruhr, et si la ligne
Cologne-Liège était prolongée jusqu’à Bruxelles et Anvers. Nous retombons ici
dans une problématique toute actuelle : la construction de chemins de fer
et l’établissement de communications terrestres, ajoutant de la qualité à un
espace, quel qu’il soit, suscitent encore et toujours la méfiance, notamment,
aujourd’hui, à Washington parce que les politiques de développement en ces
domaines viennent désormais de Chine. Ici, une fois de plus, Richard Henning, a
raison dans sa méthode : l’organisation de toutes formes de réseaux de
communication détermine la géopolitique d’un pays et aussi les réactions de ses
ennemis, même s’ils appartiennent à la même « race ».
Immédiatement avant la
première guerre mondiale, en 1912, meurt une autre figure importante de la
pensée géopolitique concernant nos régions : Homer Lea, auteur de The Day of the Saxon. Lea avait été un
élève handicapé de West Point qui avait su maîtriser avec brio toutes les
disciplines théoriques de sa célèbre école militaire mais ne pouvait évidemment
pas servir sur le terrain, au sein d’un régiment, vu son pied bot. Il fut actif
en Chine pour soutenir le mouvement modernisateur de Sun Ya Tsen dans l’espoir
de faire éclore une alliance durable entre l’Empire du Milieu, devenu
république moderne, et les Etats-Unis. Son livre me parait, à moi comme au
stratégiste suisse Jean-Jacques Langendorf, aussi important que le texte de
Mackinder où le géographe écossais esquisse la dualité terre/mer et jette les
fondements de la géostratégie globale des puissances anglo-saxonnes. Dans The Day of the Saxon, Lea explique comment la Grande-Bretagne et les Etats-Unis
doivent, en toutes circonstances, empêcher la Russie de dépasser la ligne
Téhéran/Kaboul. L’état actuel de conflictualité diffuse entre la telluricité
russe et le thalassocratisme anglo-saxon depuis 1979, qui a commencé dès
l’intervention soviétique en Afghanistan, est donc une application du précepte
préconisé par Lea dans son livre, puisque l’Armée rouge de Brejnev avait
franchi cette ligne fatidique. Pour ce qui concerne les Pays-Bas, les Low Countries, Lea a esquissé, bien
avant les coups de feu de Sarajevo, les raisons d’une future guerre
anglo-allemande, que Londres, à ses yeux, devait impérativement mener :
les côtes de la Hollande, de la Belgique et du Danemark ne peuvent en aucun cas
tomber entre les mains des Allemands et les « Saxons » doivent
s’apprêter à défendre la France contre l’Allemagne pour que les ports de
Dunkerque et de Calais ne soient pas occupés par la Kriegsmarine et pour que les armées du Kaiser ne prennent pas pied en Normandie sur les côtes de la
Manche. Il était évident, dès lors, que l’Angleterre allait combattre
l’Allemagne si celle-ci violait la neutralité belge ou néerlandaise. Pour la
Belgique, une telle violation, en fait, n’avait guère d’importance puisque, de facto, elle faisait partie de la Zollunion allemande, de même que les
Pays-Bas. A la limite, elle pouvait récupérer les départements du Nord et du
Pas-de-Calais, perdus depuis le 17ème siècle. En revanche, pour le
Congo, c’était une autre histoire : le Roi Albert I ne pouvait accepter le
transit des troupes allemandes vers la France car, dans ce cas, les Anglais
auraient immédiatement occupé le Congo et plus particulièrement le Katanga,
tout simplement parce que cette province, riche en mines de cuivre, formait
surtout un obstacle territorial au grand projet de Cecil Rhodes, celui de
relier le Cap au Caire par une même ligne de communications terrestres. Il y
avait aussi un précédent que méditaient les chancelleries : les colonies
hollandaises du Cap, de l’Ile Maurice et de Ceylan avaient été envahies et
annexées au moment où Napoléon Bonaparte avait transformé les Pays-Bas du Nord
en une série de départements français, prétextant que le territoire de la
Hollande était français puisqu’il provenait d’alluvions de fleuves français.
Pour résumer la
problématique :
Les Français veulent
contrôler le Rhin et utiliser le cours de la Meuse pour réaliser un des objectifs
éternels de leur politique : être présents en Mer du Nord, au nord du
Pas-de-Calais, ce qu’ils n’ont jamais réussi à faire, puisque le Comté de
Flandre, initialement fief français qui leur donnait accès à cette mer tant
convoitée, s’est toujours montré rebelle et rétif.
Les Allemands veulent
contrôler les côtes de la Mer du Nord et, éventuellement, celles de la Manche ;
pendant la première guerre mondiale, ils développent considérablement les
infrastructures des ports flamands d’Ostende et de Zeebrugge ; leur
objectif est donc de déboucher également dans la Manche pour avoir meilleur
accès à l’Amérique. C’était déjà le but de Maximilien de Habsbourg, époux de
Marie de Bourgogne, fille de Charles le Hardi dit le Téméraire, à la fin du 15ème
siècle, avant même la découverte du Nouveau Monde par Colomb ; Maximilien
avait voulu contrôler la Bretagne, excellent tremplin vers l’Amérique, en en
épousant la duchesse et en liant cette péninsule armoricaine aux Pays-Bas.
Les Anglais ne voulaient à
aucun prix qu’Anvers, Flessingue et le « Hoek van Holland » ne
tombent aux mains des Français ou des Allemands car la possession de ces ports
par une puissance dotée d’un vaste hinterland continental est, pour eux, un
cauchemar, celui de voir, comme au 17ème siècle, un nouvel amiral de
Ruyter partir d’un port néerlandais pour atteindre Londres en une seule nuit
(au temps de la marine à voiles). Les Pays-Bas, du Nord comme du Sud, doivent
donc demeurer divisés et « neutralisés », c’est-à-dire ne rejoindre
aucune alliance trop étroite avec la France ou avec l’Allemagne, selon l’adage
latin Divide ut impera, que
l’Angleterre conquérante n’a jamais cessé de vouloir concrétiser, partout sur
le globe.
J’ai esquissé, trop
brièvement, j’en ai bien conscience, le cadre initial, au départ duquel nous
devons articuler nos réflexions d’ordre géopolitique, en récapitulant les voies
globales qui furent jadis ouvertes à partir de notre espace, défini par Pye :
vers l’Atlantique Nord en suivant les bancs de morues, vers l’Arctique à partir
de la découverte, par les Scandinaves, des Iles Svalbard, porte d’entrée de
l’Arctique, vers tous les comptoirs de la Hanse et, par la Manche, vers les
ports de la partie septentrionale de la péninsule ibérique et du Portugal et,
de là, à partir de la découverte de l’Amérique par Colomb, vers l’Amérique du
Sud et l’Antarctique, sans oublier le désir des Croisés, des Ducs de Bourgogne
et des Rois d’Espagne de rouvrir les routes de la soie, maritimes et terrestres
vers la Chine, en ancrant une présence hispano-habsbourgeoise dans le
Pacifique, ce que n’ont jamais omis non plus les futurs Etats contemporains de
nos Pays-Bas divisés, en Insulinde par le biais de la colonisation
nord-néerlandaise, en Chine et au Japon par la voie d’une diplomatie belge, du
moins quand elle n’était pas encore totalement inféodée à l’atlantisme, incluse
dans le « Spaakistan » comme le rappelle le Prof. Rik Coolsaet de
l’Université de Gand.
Donc les questions qui se
posent à nous aujourd’hui sont les suivantes :
-
Devons-nous participer ou non à une nouvelle
dynamique qui se dessine en Europe centrale et en Europe orientale et cela,
sans aucune limite ?
-
Devons-nous participer à l’élaboration de
nouvelles voies de communication, selon le projet chinois de la « Route de
la Soie », tout en tenant compte du fait bien évident que les ports de
Rotterdam et d’Anvers sont les ports les plus importants qui réceptionnent de
nos jours les marchandises importées de Chine et, simultanément, les ports les
plus importants d’où partent les marchandises européennes exportées vers la
Chine, situation qui se confirmera, a
fortiori quand la route arctique sera bientôt ouverte ?
-
Devons-nous encore et toujours dépendre
mentalement de l’idéologie occidentale, qui nous empêche, de commercer
normalement avec la Russie, qui fut, pour la Belgique, le principal partenaire
commercial avant 1914, qui a fait de la Belgique un pays très riche avant le
cataclysme de la première guerre mondiale ?
-
Devons-nous opter avec l’Amérique, une
Amérique avec ou sans Trump, pour l’isolement atlantique au détriment de toute
coopération eurasiatique ?
-
Devons-nous développer une géopolitique
originale, pour le bénéfice de nos bas pays, où l’historien et le
géopolitologue doivent coopérer pour additionner tous les faits qui, au fil des
siècles, se sont avérés positifs pour nos régions et pour vulgariser ces
perspectives innovantes de façon à ce qu’elles se diffusent dans la population
et chez les décideurs ?
-
Devons-nous nous souvenir ou devons-nous oublier
que nous fîmes partie de l’Empire de Charles-Quint et, du moins pour les
Pays-Bas du Sud, de l’empire espagnol en Amérique et dans le Pacifique, sous
les règnes de Philippe III, Philippe IV et Charles II, et que nous fûmes actifs
sur toutes ces parties du globe, en n’oubliant pas non plus que le Père
Ferdinand Verbist fut le principal ministre de la Chine du 17ème siècle ?
-
Devons-nous oublier et abandonner ce tropisme
chinois qui fut toujours, tacitement, un désir fécond de la politique et de la
diplomatie belges ?
-
Devons-nous aussi oublier que nous avons tous
vécu de formidables aventures en Indonésie, dans le Pacifique et dans les
Amériques, que ce soit sous la bannière catholique ou réformée et que nous
avons été des acteurs féconds dans tous les coins du monde (cf. : « Vlaanderen zendt zijn zonen
uit ») ?
Voilà donc les questions que
nous devons nous poser, auxquelles nous devons répondre, positivement et
activement, tant que nous sommes en vie, tant que nous sommes actifs pour le
bien-être de nos peuples.
Je vous remercie pour votre
attention.
Robert Steuckers,
17 novembre 2018.
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