Souvenirs et réflexion à l’occasion du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin

par Robert Steuckers

Le 9 novembre 1989, j’étais chez moi et je travaillais paisiblement dans mon bureau de traducteur. En fin d’après-midi, je devais me rendre à Bonn pour prononcer une conférence sur la notion de métapolitique pour les jeunes gens et les jeunes filles du mouvement de jeunesse Freibund. La problématique, qu’il s’agissait d’expliciter, était la suivante : une métapolitique, telle que l’avait conçue et formulée le communiste historique Antonio Gramsci, était-elle encore possible à la fin des années 1980, à une époque où les partis communistes ou les autres formations totalitaires n’exerçaient plus aucune attractivité ? Une métapolitique adaptée aux temps présents devait, à mes yeux, se développer selon les stratégies métapolitiques et éditoriales mises au point par l’éditeur Eugen Diederichs en 1896. Diederichs voulait humaniser la religion, le socialisme et la politique en général, les articuler sur un mode plus flexible, tant et si bien que les concepts qui s’étaient figés au fil du temps pouvaient redevenir vivants et fluides. La politique devait alors toujours demeurer « life friendly », moulée sur les ressorts vitaux, et ainsi être véritablement organique, dans la mesure où ses nouvelles sources d’inspiration devaient recourir aux traditions vivantes de tous les peuples, à la mystique rhénane/flamande née en nos régions au cours des décennies d’or de notre moyen-âge, devaient emprunter les voies alternatives d’un socialisme solidariste et communautaire, etc.

Tandis que j’essayais de présenter ces faits d’histoire culturelle et ces arguments spirituels (propres aux aspirations de Diederichs) sur un mode didactique qui seyait à un public très jeune, j’entendis tout d’un coup que le Mur était tombé, que les Vopos avaient ouvert des brèches dans cette effroyable barrière et que, en masse, les Berlinois de l’Est traversaient l’abominable mais défunte ligne de démarcation. Dix minutes plus tard, le téléphone a sonné : c’était l’un des jeunes du Freibund, dans un état de joie et de surexcitation, qui m’appelait pour me dire que le public que l’on avait mobilisé pour ma conférence en fin de journée avait bien naturellement décidé de partir immédiatement à Berlin pour être tout simplement présent en ce moment historique tant attendu par tous les Allemands. Dieu que j’aurais aimé les accompagner, Dieu que je regrettais de ne pas être parti plus tôt dans la journée pour arriver vers midi à Bonn et pouvoir me rendre dans la capitale allemande avec les jeunes du Freibund ! Pire : sans que je ne le susse, mon voisin, beau-fils de Georges Désir, ponte du FDF, qui ne parlait pas un mot d’allemand et qui, très vraisemblablement, ignorait les tenants et aboutissants de l’histoire allemande d’après 1945, avait sauté dans sa voiture avec quelques copains pour foncer vers Berlin, afin d’exprimer sa solidarité avec les Allemands !



La division de l’Europe venait de prendre fin. Il était enfin possible d’espérer qu’allait devenir réalité cette Europe Totale théorisée par l’ancien ministre belge et chrétien-démocrate des affaires étrangères, Pierre Harmel, critique pertinent mais tranquille, de la Doctrine Hallstein, rabiquement pro-occidentale et, à ce titre, instrument de la division fatidique. Les années 1990 et les deux premières décennies du 21ème siècle n’ont pas réalisé le vœu très profond qui nous animait alors. Au lieu de se développer en toute indépendance, l’Europe s’est étiolée, pour devenir, en bout de course, ce qu’elle est aujourd’hui : un grand espace pourri par la décadence, vidé spirituellement, mentalement délirant et, à coup sûr, dépourvu de toute souveraineté car c’est toujours Washington qui mène la danse.

***


Berlin n’était pas une ville inconnue pour moi: je m’y étais rendu en 1977 à l’occasion d’un voyage patronné par le DAAD (*). Le Mur était là, à l’époque, dans toute son horreur. Au lieu de passage vers Berlin-Est pour les non-Allemands, le Checkpoint Charlie, une très vilaine gradée de la Volkspolizei communiste, horribles lunettes noires sur le pif et coiffée à la Duguesclin, avait fait passer des miroirs sous notre autocar. Un Vopo avait regardé, soupçonneux, par-dessus mon épaule, au moment où je payais un exemplaire de l’Anti-Dühring de Marx.

Sur le Kurfürstendamm, des étudiants iraniens manifestaient contre le Shah. Dans une librairie, je m’étais procuré un exemplaire du fameux livre d’Otto-Ernst Schüddekopf sur le national-bolchevisme de l’époque de la République de Weimar, un témoignage incontournable ; un quart d’heure plus tard, je m’attable à une terrasse pour compulser mes nouveaux bouquins. Je suis assis à une table collective et une dame âgée, souriante, arrive et me dit avec toute la gouaille berlinoise : « Bonjour jeune homme, accepteriez-vous qu’une vieille tarte (« eine alte Klatschtante ») comme moi s’assoie en face de vous ? ». Elle était d’une sombre élégance, coiffée d’un chapeau à la tyrolienne orné d’une superbe plume noire. Nous entamons une conversation et je vois qu’un sourire approbateur se dessine sur son visage jovial quand elle voit le type de littérature historique que je m’étais choisi. Elle a voulu me payer les bouquins. Et elle insistait. Confus, je décline son offre. Elle se lève me salue et laisse 30 marks sur la table. Je veux les lui rendre, elle s’éclipse en me lançant un « Ach, Quatsch ! » chaleureux… A Berlin-Est, je vois circuler de belles automobiles tchèques, à l’esthétique vintage, des Tatra. Sur la Place de la Gendarmerie, en ruine, des arbres avaient poussé sur les marches des deux églises, l’allemande et la huguenote.



Je revins à Berlin seulement en janvier 1993. Le Mur n’était plus là. Les troupes soviétiques pliaient bagage. A Potsdam, je vécus une scène qui est restée profondément ancrée dans la mémoire. Il neigeait et le froid était glacial. Sans vouloir être grivois, j’étais debout face à une « Pinkelrinne », une pissotière d’ancien modèle, datant sûrement de l’époque wilhelminienne ; à hauteur de mes yeux, il y avait une longue fenêtre par laquelle on pouvait voir le trafic sur la chaussée. Brusquement, venu du fond très nébuleux du paysage, déboula à vitesse réduite un énorme camion militaire soviétique sous une neige drue. Les soldats étaient en tenue d’hiver, avec de beaux et longs manteaux gris et, sur la tête, les fameuses chapkas frappées de l’étoile rouge. Le véhicule était bourré de biens de consommation occidentaux, des machines à laver et des frigidaires. Les officiers avaient « réalisé » leur solde, s’étaient débarrassé d’un papier-monnaie sans valeur. Ils retournaient dans leur mystérieux empire des steppes : c’est ainsi que j’ai pu observer le départ des derniers soldats soviétiques de Postdam.



Plus tard, je me rendis encore à Berlin  à la Toussaint 2002 et à l’automne 2004 : la Potsdamer Platz avait quasiment trouvé sa configuration actuelle mais n’était pas encore achevée. L’hyper-modernité à l’américaine s’était affirmée sur le terrain le plus sinistre du vieux mur disparu. Les temps avaient certes changé mais ni les Allemands ni les autres Européens ne disposaient encore d’une véritable souveraineté. Mais que découvrirai-je aujourd’hui dans le nouveau Berlin si j’y revenais, dans cette antique capitale prussienne ?

Forest-Flotzenberg, 8 novembre 1989, à la vieille du 30ème anniversaire de la chute du Mur.

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