Robert Steuckers : entretien sur « Synergies
européennes »
Questions de Jordi Garriga (avril 2020)
Q1.
Qu’était SYNERGIES EUROPEENNES ?
Suite à divers tiraillements au sein des nouvelles droites
francophones, dans les années 1980, cette mouvance avait connu plusieurs
départs, dont le plus significatif fut celui de Guillaume Faye, début 1987, de
nombreux néodroitistes se retrouvaient isolés dans leur région. Gilbert Sincyr,
qui avait quitté la centrale historique en 1986, après en avoir été brièvement
le secrétaire général, avait battu le rappel et réussi à regrouper bon nombre
d’anciens dans les régions occitanes du Sud de la France, dans des structures
informelles. Quand je quitte à mon tour cette association, qui reste le canal
historique de la ND, en décembre 1992, je me retrouve ipso facto parmi les
« anciens » regroupés autour de Gilbert Sincyr. Nous avons mis nos
efforts en « synergie », tout naturellement. Nous avons commencé par
lancer une université d’été grâce au dynamisme de personnes nouvelles, qui
n’avaient pas eu de liens organiques avec le canal historique de la ND, comme
le Professeur de sciences politiques de l’Université d’Aix-en-Provence,
Christiane Pigacé, et le futur avocat marseillais Thierry Mudry. Elle fut un
succès, nécessitant de structurer plus adroitement toutes les forces qui
convergeaient vers nous. En avril 1994, nous nous réunissons près de Bruxelles
pour lancer l’association « Synergies Européennes » et son bulletin
« Nouvelles de Synergies Européennes ». L’association organisera des
universités d’été jusqu’en 2002 et le bulletin paraîtra jusqu’en 2004 (ainsi
que son supplément « Au fil de l’épée ». Elle a eu des ramifications
en France, Belgique, Allemagne, Suisse, Autriche, Italie, Espagne, Portugal,
Croatie, Russie, Pays Baltes. Ses objectifs étaient de contester les idéologies
dominantes, de proposer une géopolitique européenne, de suggérer un système
politique subsidiariste, de critiquer l’économie dominante marquée par le
néolibéralisme, de revaloriser les linéaments fondamentaux de la culture
européenne et des humanités classiques et de préconiser une écologie viable,
au-delà des travestissements idéologiques que ce filon politique a subi au
cours de son existence. L’association a connu deux présidents, Gilbert Sincyr
(France) et Alessandra Colla (Italie), et un secrétaire-général, moi-même, qui
exerçait cette fonction, tout simplement parce que j’étais
traducteur-interprète de formation et pouvait communiquer en toutes langues
germaniques et romanes.
Entre 2004 et 2007, j’ai dû lâcher le pied pour des raisons
professionnelles et familiales. A partir de janvier 2007, le site http://euro-synergies.hautetfort.com
est lancé au départ de Bruxelles. A ce jour, près de 17.000 notes, articles et
essais ont été publiés sur ce site, alimenté quotidiennement. Les archives
d’EROE (une association belge qui a fusionné avec Synergies Européennes dès sa
création) sont disponibles, richement augmenté de documents de toutes natures,
sur http://archiveseroe.eu , présentés
sous la forme d’une sorte d’encyclopédie alternative. Le site
« euro-synergies » fonctionne en sept langues (français, néerlandais,
allemand, anglais, espagnol, italien et portugais), soit les sept langues
admises par l’Académie Royale de Belgique. Les « archives EROE » sont
en français uniquement. En tant qu’association, Synergies Européennes n’existe
plus, aussi parce que ces deux principaux animateurs français, Gilbert Sincyr
et Robert Keil, sont tous deux décédés, ainsi que l’animateur et impulseur
allemand Hans-Dieter Hansen.
Q2.
Comment s’organisait la réception et la diffusion des nouvelles, des
informations ?
Par des lectures personnelles et par la diffusion des revues qui
s’associaient ou dont certains rédacteurs s’associaient aux travaux de
Synergies Européennes, surtout aux universités d’été provençales, italiennes et
allemandes. Il y avait ensuite des séminaires régionaux qui ponctuaient la vie
des sections nationales de Synergies Européennes. Je rassemblais une
documentation chez moi et, en Italie, Marco Battarra, libraire à Milan,
collationnait les coupures de presse, les revues et les livres en langue
italienne, qu’il distribuait aux autres correspondants. Jean de Bussac et
Pierre Monthélie, en France, sélectionnaient les livres à recenser. Le tout
paraissait dans le bulletin ou était traduit pour des revues à l’échelon
national. En Allemagne, Hansen confectionnait son bulletin intitulé
DESG-Inform. Ma revue Vouloir
publiait les articles de fond dans des dossiers que l’on peut consulter
aujourd’hui sur http://www.archiveseroe.eu
. Bon nombre de numéros de Nouvelles de
Synergies Européennes sont également
consultables sur ce site, et parfois lisibles en format « pdf ».
Q3.
Quel impact croyez-vous que votre travail a eu ?
Distinguons d’abord les deux aspects que peut revêtir votre question :
l’impact de nos actions dans la campagne contre la guerre dans les Balkans en
1999 ; et l’impact général de l’action de « Synergies européennes »
au cours de ses onze ans d’activités métapolitiques et des sites « euro-synergies »
et « archiveseroe.eu » depuis 2007.
Toutes ces initiatives participent évidemment d’un « grand pôle
informel de rétivité » qui a pris forme et ampleur en Europe au cours de
ses trois dernières décennies. Certes, ce pôle s’est amplifié mais il est
encore loin de pouvoir obtenir des succès tangibles et substantiels. Cette
rétivité a cru suite aux déceptions européennes après la chute du Mur de
Berlin. Nous avions pensé que l’Europe se souderait rapidement en une « Maison
commune » pacifiée comme l’avait annoncé Gorbatchev. Ensuite, le chaos
balkanique a prouvé que l’Europe n’existait pas et ne parvenait pas à imposer
une solution raisonnable aux conflits qui survenaient sur son propre territoire :
le déclenchement de la guerre contre la Serbie en 1999 a montré que c’était
toujours l’hegemon d’Outre-Atlantique qui déterminait l’agenda. La doctrine
Clinton, qui affirme ne plus disposer d’alliés dans le monde mais de faire face
à des « alien audiences », a permis à terme le pillage des
informations consignés par les entreprises européennes de pointe en hautes
technologies, via les systèmes satellitaires ECHELON et Prism, comme l’ont
démontré les scandales dus à leur révélation à la fin des années 1990 et en
2013. Ensuite la lente décomposition des polities européennes s’est accélérée à
partir de 2000 pour atteindre une vitesse folle après la crise de 2008 :
en Allemagne, Thilo Sarrazin a tiré la sonnette d’alarme en vain avec son
best-seller de plus d’un million d’exemplaires vendus, Deutschland schafft sich ab ; en France, ce travail de
rétrospective pessimiste a été effectué par Eric Zemmour dans Le suicide français. Outre ces deux
ouvrages sobres et factuels, il faut ajouter les centaines d’ouvrages qui
déplorent l’oblitération systématique de nos sociétés par le festivisme, le
gendérisme et toutes les facéties du « sociétal », autant de négations
du réel qui empêchent de voir clair dans les jeux à l’œuvre dans le monde et d’y
apporter une réponse nette et décisive. Nous vivons derrière un écran de fumée
opaque qui nous interdit de nous réveiller. Seul un petit nombre, parce qu’il n’a
pas oublié les grandes leçons des Grecs, d’Aristote surtout, des Romains, des
humanités classiques, d’Erasme et des tacitistes, rejette ce pandémonium mais en
demeurant encore impuissant, car il n’a aucun relais médiatique. Les médias
demeurent verrouillés dans une large mesure, empêchent la diffusion d’un
discours alternatifs, renouant avec les trésors que pourraient nous faire
redécouvrir une authentique transmission.
En 1999, notre action a été tout à la fois autonome, sur la grande
toile, qui faisait alors ses premiers pas, et liée à l’initiative lancée par l’écologiste
indépendant et original qu’est Laurent Ozon, qui avait monté un comité « Non
à la guerre » en France, qui a fait preuve d’une énergie extraordinaire.
En Italie, nos sections ont été très dynamiques, ont organisé des réunions, des
meetings qui ont mobilisés les petites franges de lucides marginalisées et
aussi les notabilités les plus en vue : c’est ainsi que j’ai pu participer
à une intervention publique avec le maire de Milan et Dragos Kalajic, alors
ambassadeur de Serbie-Yougoslavie auprès du Saint-Siège. Sur le net, notre
action relayait et était relayée par le Sénateur américain d’origine serbe, Robert
Djurdjevic. Je ne crois donc pas qu’elle a été vaine car elle a généré des convergences
avec des groupes de lucides sur lesquels les conventions désuètes et bornées
avaient collé d’autres étiquettes. Je pense notamment au Prof. Jean Bricmont en
Belgique et même, s’il est toutefois plus réticent, l’analyste Michel Collon.
Bricmont a acquis une authentique lucidité, en s’extrayant des cangues idéologiques
surannées. Collon reste prisonnier du folklore résiduaire des gauches : il
ne peut pas s’en retirer, et c’est très dommage car ses analyses politiques
sont généralement justes, alors que nous avons systématiquement traqué les « psycho-pathologies »
politiques et politiciennes, qu’elles soient de gauche ou de droite.
Les activités de Synergies européennes ont permis d’échanger des idées,
de rapprocher des gens qui, autrement, ne se seraient jamais connus, surtout
au-delà des frontières nationales qui restent, malgré tout, ainsi que les
barrières linguistiques, des murs difficilement surmontables, ce que,
linguiste, je déplore amèrement car, malgré des différences somme toute
superficielles, le socle aristotélicien de la civilisation européenne demeure
le même, garde le même taux de variations régionales partout. Certes, la
disparition des humanités classiques a éloigné les Européens les uns des
autres, car il n’y a plus ce tronc commun du savoir gratuit, que l’on décrète « inutile »
aujourd’hui, saoulé que l’on est par les nuisances idéologiques et l’utilitarisme
néolibéral.
Le site « euro-synergies » a davantage ancré, en treize
années d’existence nos corpus doctrinaux dans une audience plus vaste, de même
que mon compte Twitter personnel.
Q4.
Pensez-vous que les réseaux sociaux d’aujourd’hui font un bon travail
de diffusion ? Ne sont-ils pas un piège qui nous fait tomber dans l’inaction ?
Oui. Incontestablement, ils font un bon travail de diffusion : c’est
la raison pour laquelle il y a désormais une censure privée qui bloque des
comptes et en fait disparaître énormément. Mais ce travail de diffusion est insuffisant
car les détenteurs de compte ne se livrent pas à un travail systématique de
rediffusion des textes ou des images. Il ne suffit pas de cliquer « j’aime »,
il faut renvoyer le texte, lui assurer une viralité maximale. Quand on lit un
bon texte sur la grande toile, il faut le répercuter immédiatement à ses amis.
Autre écueil qui relativise cette bonne diffusion globale des réseaux sociaux :
la rapidité extrême avec laquelle les tweets ou les messages passent dans les
flux, surtout si ceux-ci proviennent d’un grand nombre d’abonnés. Les groupes permettent
une diffusion plus ciblée, ce qui est bien mais alors on reste en quelque sorte
confiné dans des rassemblements endogames. Pour moi, une métapolitique
synergétique, virale, doit être exogame, elle doit informer et former des
personnes jusqu’alors ignorantes de certains faits concrets, de tenants et
aboutissants occultés par les médias dominants. Montrer les faits, leur
généalogie ou leur archéologie, sans les travestir, sans les regarder par des
filtres idéologiques inadéquats, est le devoir de notre espace de lucidité et
de rétivité. Qui doit s’élargir sur un mode exogame.
BUNA!!!
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