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Réciprocité générale et Bonne Économie : Kolm récidive !
• Recension : Serge-Christophe Kolm, La bonne économie : La Réciprocité générale, PUF, 1984, 472 p.
Quel
est le meilleur système économique et social possible ? Vieille
question. Si un livre affirme y répondre, c’est peut-être une raison de
ne pas le lire, de le ranger parmi les innombrables traités ennuyeux et
banals qui n’ont jamais eu d’impact. Mais quand l’inclassable
Serge-Christophe Kolm tente d’y répondre, avec l’appui de ses thèses
surprenantes, on s’empressera d’ingurgiter le volume avec avidité. Kolm a
des formules sobres et inactuelles : « La bonne société est faite
d’hommes bons ». La bonté, écrit-il, c’est de mettre en avant
l’altruisme, la solidarité volontaire.
Pour
ce professeur français, à la fois économiste et philosophe, la formule
d’avenir, c’est “Ni Plan ni Marché (du moins comme système principal) :
la Réciprocité”. La situation naturelle des hommes, c’est de s’entraider
et de se soutenir mutuellement. Basées sur une philosophie
individualiste, les économies de Plan et de Marché créent, selon Kolm,
des relations sociales exploitrices et aliénantes, divisant et opposant
les hommes au lieu de les unir. Les dominations, les jalousies, les
concurrences et les craintes que ces systèmes engendrent, Zinoviev (1) les a parfaitement décrites dans son Communisme comme réalité.
Un ouvrage à lire parallèlement à celui de Kolm. La Bonne Économie,
c’est donc celle de la Réciprocité générale. Kolm explique, dans les 472
pages de son ouvrage que la Réciprocité a de l’avenir, grâce à la
transformation du travail (qui ne signifie pas la disparition du
travail). Kolm veut concilier bien-être et progrès, éthique et
efficacité, performance industrielle et justice sociale.
La réalisation concrète d’une économie de Réciprocité passe par la diffusion d’une information
maximale. Et “information” postule une connaissance approfondie du
mental humain, de ses faiblesses et de ses possibles. « Même dans son
état actuel, la science de l’homme est une mine scandaleusement
inexploitée de savoirs factuels et analytiques utiles, nécessaires ou
indispensables pour connaître les possibles sociaux et comprendre, ou
réaliser les transformations des sociétés » (p. 237). Un usage efficace
des sciences et des connaissances factuelles laissées en jachère se
heurte, écrit Kolm, à trois scandales.
Le
premier, c’est l’indigence intellectuelle de toutes les idéologies
politiques actuelles par rapport à ce que la connaissance sociale permet
de dire. Les exemples sont multiples pour toutes obédiences. Cela est
lié à l’importance des fonctions psychosociales de type religieux des
idéologies par rapport à celle de leur rôle cognitif. Le slogan, ou la
justification simpliste lui ressemblant, y est plus prisé que l’analyse
objective, pondérée, élaborée. L’émotion, l’élan commun, y ont plus
d’attrait que la raison, quoi qu’elles en disent. L’adhésion est prise
avec peu de connaissances, et celles-ci sont alors tirées et modelées
pour obéir aux pré-supposés (pp. 237-238).
Le second scandale, c’est la sous-optimisation.
Cela signifie que les spécialistes d’un domaine, qui proposent des
innovations utiles, ne le font qu’en tenant compte des seuls critères de
leur discipline. Le résultat n’est, faut-il le dire, jamais optimal.
Le
troisième scandale est la négligence de l’étude des sociétés possibles
par rapport à celle des sociétés réalisées (présentes ou passées). En
effet, aucune idéologie dominante ne semble admettre que le monde n’a
réalisé qu’une petite partie de ses possibles.
Nos
sociétés sont une énigme, écrit Kolm, car toutes les grandes morales
religieuses ou laïques préconisent l’altruisme, le don, la charité, la
compassion et condamnent l’égoïsme avec une belle unanimité. Pourquoi
alors ces morales qui donnent leurs normes à des milliards d’individus,
échouent-elles à ce point à les réaliser ? Pourquoi, dans une culture
dominée, dans ses valeurs, par l’altruisme, sentiments et comportements
égoïstes et processus sociaux d’échanges et de force qui en découlent
sont largement plus répandus que les sentiments et comportements
altruistes ?
Avant
tout, nous sommes fascinés par l’idée — erronée selon Kolm — que
l’altruisme ne permet pas une économie productive. L’altruisme a dès
lors été oublié des théoriciens, pour lesquels seul l’égoïsme est
productif. La faute en incombe aux pères de l’économie libérale
classique : Mandeville (auteur de La Fable des Abeilles) et Adam Smith (De la Richesse des Nations).
Ces pères fondateurs du libéralisme estimaient que les égoïsmes, en
cherchant leur satisfaction, engendraient le bien public, le bien-être
généralisé. Adam Smith était théologien au début de sa carrière et
croyait, de ce fait, au péché originel. Mais, même s’il y a péché
originel, s’il existe le mal et les égoïsmes, Dieu préside l’univers et
veut le Bien. Donc le “mal” en tant que fait non réfutable, sert, en fin
de compte, le “bien” qui est attribut de Dieu, créateur et fondement
ultime du monde. Ce schéma théologique et moral a été transposé dans la
théorie économique.
Pour
Kolm, c’est parce que nous traînons, comme les bagnards leurs boulets,
ce curieux mélange théologico-économique que nos sociétés ne parviennent
pas à maîtriser la modernité. Les faits nouveaux, les cultures qui sont
étrangères à ce schéma nous opposent des “informations” qui ne cadrent
pas avec le simplisme bibliste sur lequel Smith a basé son système.
Le
système de Smith est anorganique. Celui de Kolm veut restituer
l’organicisme. Mais ce nouveau livre d’espoir que nous offre Kolm manque
de données historiques. Il y a pourtant un filon “organique” depuis la
fin du XVIIIe siècle, filon tantôt
conservateur et nostalgique tantôt socialiste et révolutionnaire.
L’Anglais Raymond Willliams, professeur à Oxford puis à Cambridge, avait
publié en 1958, un livre devenu “grand classique” outre-Manche,
intitulé Culture and Society 1780-1950, où il nous montrait le télescopage de la nostalgie conservatrice d’un Burke, triste que la Merry Old England
ait dû céder la pas à la grisaille, aux noirs corons de la civilisation
industrielle, et du messianisme d’un Robert Owen, qui voulait extraire
la classe ouvrière anglaise de l’uniformité industrielle et la ramener
vers un monde plus fraternel. Des précurseurs de l’altruisme de Kolm ?
Kolm
met entre parenthèses cette aspiration deux fois centenaire de tous les
Européens. Des projets de “société fraternelle”, de phalanstères, de
“communauté”, de “mouvements de jeunesse”, etc. ont enrichi toute
l’histoire des idées sociales d’Europe. Voilà bien des “sociétés
possibles” à étudier, des désirs à transposer dans le réel.
Notre
tâche, à nous, membres de diverses sociétés de pensée : coupler la
théorie actuelle de Kolm, en prise sur les sociétés bouddhiques qui
fonctionnent (2), à l’histoire diversifiée et chatoyante des
“alternatives organiques”, où la pensée romantique et post-romantique
allemande et sa notion de “Volk” (3) ont toute leur place…
► Vincent Goethals (pseud. RS), Vouloir n°10, 1984.
• notes :
- 1 : Cf. Orientations n°1 et Vouloir n°7
- 2 : Cf. son livre Le Bonheur-Liberté, Bouddhisme profond et modernité, PUF, 1982
- 3 : Cf. Thierry Mudry in : Orientations n°5.
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