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Y a-t-il une “solution libérale” ?
• Recension : Guy Sorman, La solution libérale, Fayard, 1984, 285 p.
Guy
Sorman, énarque, professeur d’économie à l’Institut d’études politiques
de Paris, n’est pas à proprement parler un “théoricien du libéralisme”.
Il se déclare plutôt simple “observateur”. Premier fruit de ses
observations : un livre intitulé La Révolution Conservatrice américaine
(1983). Cet ouvrage racontait les mésaventures, l’évolution,
l’itinéraire des groupuscules et des rassemblements plus importants
quantitativement qui avaient donné à Reagan sa première victoire
électorale. Ce livre était agréable à lire, nous livrait la toile de
fond d’une Amérique “profonde”, étrangère à toute forme
d’intellectualité. Récemment, Sorman a récidivé avec La solution libérale,
compilation d’anecdotes, qui vise à montrer ce qu’est le libéralisme
réel, concret, aux USA, en Grande-Bretagne thatcherisée, au Japon et en
Allemagne Fédérale.
L’avantage
stratégique que retirent les libéraux, en panne de théories, de ce
livre, c’est de parler du libéralisme sans faire appel à la théorie. «
J’ai voulu faire un bilan concret du libéralisme réel tel qu’il se
pratique à l’étranger, alors qu’en France on parle sans expérience, par
effet de mode d’un libéralisme théorique”, déclarait Sorman au Magazine-Hebdo,
le 7 septembre dernier. Le libéralisme “concret” de Sorman, c’est le
retour aux sources mandevilliennes du libéralisme, à une idéologie qui
croit, dur comme fer, que le progrès, c’est la somme des actions
individuelles spontanées, motivées par l’intérêt, que ces actions soient
d’ailleurs des vices ou des vertus.
Sorman tire de cette vision, issue tout droit du XVIIIe
siècle, un libéralisme libertaire, un spontanéisme social créateur et
permissif, capable d’intégrer les idéaux de mai 68. Ce
libéral-spontanéisme entend se passer de la classe politique, qui vit
(grassement) des structures de l’État-Providence, qu’elle soit de droite
ou de gauche. Quand les membres de l’ancienne majorité, en France, se
revendiquent du libéralisme, le sien ou celui de Hayek, Sorman parle de
hold-up idéologique. Pour lui, le libéralisme ne saurait se confondre
avec l’absolu patronal et l’absolu politique : il ne serait alors qu’une
réaction conservatrice sans lendemain. Le libéralisme de Sorman est par
essence anti-politique et il se résume à un principe simple : la
supériorité de l’ordre spontané sur l’ordre décrété.
Le recours à la spontanéité permet beaucoup d’approximation, beaucoup de conclusions hâtives. C’est le reproche majeur que Pierre Rosenvallon adresse au dernier livre de Sorman. Après la dissolution du marxisme primaire de notre après-guerre, héritier du marxisme vulgaire que De Man avait déjà exécuté en 1926, on assiste à la naissance de son inversion presque parfaite : le libéralisme primaire. Sorman pose sans doute de vraies questions, écrit Rosenvallon, car « il faut effectivement trouver des alternatives à la crise de l’État-Providence, définir des substituts aux régulations keynésiennes d’avant la crise, réduire l’opacité et accroître l’efficacité des services publics, juguler les effets pervers de certaines politiques sociales, limiter les rigidités corporatives, etc. » (« Le petit Hayek illustré », in : L’Expansion, 2/15 nov. 1984).
Malheureusement,
Sorman n’offre aucune solution. Il se borne à remplacer les slogans
keynésiens par des slogans néo-libéraux. “À bas l’État, vive le Marché
!”. Même si son plaidoyer a-théorique est difficilement réfutable, à
cause, précisément, de son a-théoricité, il convient de rappeler
quelques principes qui proclament la mort historique du libéralisme
mandevillien, matrice de tous les autres depuis deux siècles, et
quelques réalités qui prouvent que les succès économico-politiques
américains et autres d’aujourd’hui ne doivent rien aux vieilles recettes
libérales.
Reagan
et Thatcher n’ont pas arrêté la croissance de la machine étatique. Les
dépenses sociales et militaires n’ont pas diminué. Reagan pratique la
vieille stratégie politico-économique américaine, dérivée des théories
de Carey, qui préconisaient un protectionnisme rigoureux en commerce
international couplé à un libre-échangisme à l’intérieur des frontières.
Dans cette optique, le politique prime l’économique et l’État se voit
revalorisé, en dépit du discours idéologique. Le moins qu’on puisse
dire, c’est qu’il n’y a pas disparition de l’État.
Si
l’on croit que les vices et les vertus des individus suscitent le
progrès, on se place résolument dans une optique fausse : seules
quelques sociétés extrêmement urbanisées dévoilent une atomisation
excessive du tissu social (Paris, Bruxelles, New York, …). Dans notre
vaste monde, on constate que les sociétés économiquement performantes,
comme le Japon, sont celles où les cohésions naturelles (familiales,
claniques, travail noir en Italie, etc.), religieuses ou
national-religieuses (shintoïsme, Sikhs, diasporas juive et grecque,
Maronites) sont puissantes et permettent de faire l’économie d’un
système de sécurité sociale rigide. Nos sociétés ont été disloquées par
le libéralisme, d’essence individualiste, et ont donc besoin de sécurité
sociale.
L’absence
de sécurité sociale ne profite qu’à une catégorie d’agents économiques
que Sorman distingue parfaitement : la “nouvelle race” cosmopolite qui
hante les lieux aseptisés, sans exotisme, des aéroports internationaux,
des hôtels, des sièges des multinationales, des grands magasins. Une
nouvelle race sans cœur et sans racines, une nouvelle race qui n’a pas
le temps de faire des enfants et qui a l’égoïsme abject de refuser aux
autres de nourrir décemment les leurs, une nouvelle race sans poésie,
toute préoccupée de chiffres et de statistiques sans fondements, ersatz
des antiques lectures d’entrailles. Cette nouvelle race ne laissera
guère de traces dans l’histoire. La crise balaiera cette engeance peu
reluisante de spéculateurs, au profit de producteurs liés à un sol et à
une communauté. Les Japonais nous démontrent que les racines ne sont
nullement des freins à l’économie. En matière sociale, il y a
indubitablement un obscurantisme libéral pour lequel tout agrégat
historique constitue une absurdité. Sorman tombe à pieds joints dans ce
piège.
Intégrer
les idéaux de mai 68, pour Sorman, c’est injecter le cosmopolitisme
dans les mœurs. C’est prendre acte du Testament de Dieu en économie,
comme B.-H. Lévy et Guy Scarpetta (Éloge du cosmopolitisme,
Grasset, 1981) l’ont fait en littérature : même horreur des racines,
même goût pour le brassage des hommes et des marchandises. Hélas quand
on prend les vingt mets les plus délicieux et qu’on les mélange, on
n’obtient qu’un infâme brouet.
Se
passer d’une classe politique désuète : bonne idée ! À la classe
politique qui asseyait son pouvoir sur des discours (creux) idéologiques
et moralisants, religieux et hypocrites, ne saurait succéder la
“nouvelle race” sans perspective d’avenir, incapable de raisonner à long
terme. À la classe politico-idéologique succédera une classe politique
d’ingénieurs qui substitueront la compétence et la production à la
spéculation et à la publicité et d’historiens qui opposeront la
luxuriante diversité de l’histoire, le sens du long terme, aux slogans
faciles et aux “testaments de Dieu” froids et arides. Il y aura “lutte
de types” et la “nouvelle race” sormanienne s’évanouira comme un mauvais
souvenir le jour d’une fête.
Enfin, l’approximatif et le hâtif sormaniens se révèlent à la page 150 de La solution libérale,
où Schumpeter est entrevu comme un théoricien précurseur du
néo-libéralisme. C’est classer le grand économiste autrichien un peu
vite. Pour Schumpeter, la lutte des classes provient précisément de la
haine que suscitent les spéculateurs chez les “types” humains enracinés.
Thorstein Veblen,
sociologue américano-norvégien du début de ce siècle, a repris cette
thèse en valorisant le rôle de l’ingénieur par rapport à la “classe des
loisirs” (leisure class), vivant du fruit de ses spéculations.
Autre grosse lacune de La solution libérale
: trop de références américaines.
L’Amérique n’est pas l’Europe.
L’économie européenne n’a pas besoin d’une solution américaine mais
d’une solution autochtone, tenant compte de notre continuité historique.
Au fond, il n’y a pas de “solution libérale”, il y a un rêve, une
chimère libérale dont se passent aisément les peuples éveillés.
► Michel Froissard (pseud. RS), Vouloir n°10, 1984.
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